Télépathie
Chapitre 7
5 mars 2006
(Hannah)
Hannah avait tout vu. Tout entendu. Tout observé.
Si quelqu'un savait vraiment ce qui se passait dans cet endroit maudit qu'on appelait "lycée", c'était bien elle. Chaque interaction, chaque regard furtif, chaque murmure dans les couloirs — elle les captait tous, les archivait dans sa mémoire comme des données anthropologiques précieuses.
Je me demande encore comment j'ai bien pu devenir amie avec cette fameuse Aya. Celle qui n'a peur de rien. Celle qui ose affirmer haut et fort qui elle est, sans jamais baisser les yeux. Moi, j'ai toujours été la discrète. L'invisible. Pas vraiment du genre à m'imposer dans la foule ou à crier mes opinions.
Mon échappatoire à tout ça ? Les livres. L'histoire. L'humanité dans son ensemble. L'anthropologie.
J'ai toujours été fascinée par les humains, tu sais. Étudier leur comportement au fil des siècles, observer les schémas qui se répètent inlassablement — les guerres, les amours, les trahisons, les révolutions. C'est comme une obsession, un besoin viscéral de comprendre ce qui nous anime, ce qui nous pousse à agir.
Mais au fond, je ne peux pas m'empêcher de me sentir profondément déconnectée d'eux. Ils m'effraient autant qu'ils m'attirent. Je les observe à distance, comme une scientifique devant son microscope, mais d'un autre côté, j'essaie aussi de m'en détacher, de m'échapper dans mes livres et mes théories.
Le truc, c'est que je n'ai jamais vraiment réussi à communiquer avec des gens de mon âge. Encore moins avec ma famille ou mes soi-disant "proches". On m'appelle souvent "un loup solitaire", comme ma mère me le répète sans arrêt avec ce mélange d'inquiétude et de résignation dans la voix.
"Hannah, tu devrais essayer de te faire des amis. C'est pas normal de rester seule tout le temps."
Mais est-ce vraiment un problème, au fond ? Est-ce que la solitude est nécessairement synonyme de souffrance ?
Ce matin, je me suis retrouvée à traîner en périphérie du petit groupe qui s'était formé autour d'Aya, Léandre et la bande à Diego. Je n'ai pas cherché à m'intégrer — jamais je ne le fais. J'ai juste observé, comme toujours. C'est ça, mon rôle dans ce monde : je suis toujours là, présente physiquement, mais on me prend souvent pour une ombre, une présence à peine remarquée.
Aya, c'est la seule avec qui j'ai réussi à tisser des liens véritables, même si au début je n'étais pas convaincue qu'on pourrait s'entendre. Elle a ce côté rebelle qui fait peur aux adultes et qui intimide les autres élèves. Mais en réalité, elle est comme moi, tu sais. Tout aussi perdue dans ce monde étrange et incompréhensible.
C'est fou, non ? Un peu comme deux âmes solitaires qui se retrouvent par hasard dans un océan de conformisme.
Et hier... hier, tout a changé.
J'ai découvert un autre moi. Une sorte d'alter ego parfait qui est apparu dans ma chambre comme par magie. Je pensais d'abord que c'était un rêve, une hallucination causée par le manque de sommeil ou une lecture trop intense.
Mais le lendemain matin, j'ai trouvé une petite boule de cristal sous ma couette. Translucide, lourde, froide au toucher. Gravée de symboles que je ne reconnaissais pas.
Comme si l'univers avait décidé de me donner un signe tangible, irréfutable.
"L'autre" — cette version de moi qui se disait être la Clairvoyance — m'avait expliqué que je pourrais, un jour, grâce à cette boule, lire dans l'esprit des autres. Accéder à leurs pensées les plus secrètes, leurs désirs cachés, leurs peurs enfouies. Obtenir une sorte de délai : trente-trois minutes précieuses pour connaître ce qu'ils pensaient vraiment, sans filtres ni mensonges.
Le protocole était simple. Presque ritualistique.
Il suffisait de passer trois fois la main au-dessus de la boule de cristal en pensant à la personne cible, et tout deviendrait réalité. Leurs pensées afflueraient dans mon esprit comme un torrent.
J'ai décidé de lui faire confiance, même si cet "autre" ne faisait clairement pas partie de la race humaine. Il se disait être l'un des trois derniers intangibles survivants. Des êtres d'une autre dimension. Des entités cosmiques.
Pourquoi pas, après tout ? Ce monde me paraît tellement étrange parfois, tellement illogique dans sa logique même...
Mes seuls amis se trouvent dans ma tête de toute façon. Dans les livres que je lis, dans les civilisations mortes que j'étudie.
Alors, autant tenter le coup avec une entité interdimensionnelle.
(Aya)
Je me retrouvai assise sur une chaise inconfortable, face au bureau du proviseur. L'odeur de vieux papier et de café froid imprégnait la pièce.
Franchement, ce Mathieu — aussi gentil soit-il — il aurait pu briser le règlement une fois dans sa vie et me sauver de cette situation absurde. Mais non. Monsieur le délégué parfait n'avait pas jugé bon de faire exception.
Bref. Je devais me calmer, respirer profondément, sinon je risquais de devenir exactement comme tous ces types qui critiquent le système en permanence, qui traitent les gens comme Mathieu de lèche-bottes. Je n'avais pas envie de ça. C'était pas mon genre.
Diego était assis à ma droite, tout recroquevillé sur sa chaise en plastique. Contrairement à moi qui étais détendue — enfin, je faisais semblant — il semblait minuscule, presque invisible. Comme si le poids de ses actes le faisait rétrécir.
Mais au final, qu'est-ce qui s'était passé ? Trois heures de travaux d'intérêt général pour chacun de nous. Trois heures de ma précieuse vie perdues pour des broutilles. Pour avoir défendu un ami.
Et en plus, Mathieu était censé être de mon côté !
Quelle poisse monumentale.
Aujourd'hui, je devais normalement finir les cours à quatorze heures. Mais là, je savais déjà que ça allait se transformer en dix-sept heures minimum. Génial. Je n'aurais même pas le temps de parler longuement avec Gabriel et Nathan. Et franchement, je n'avais pas vraiment envie de les appeler pour leur expliquer la situation. Ça aurait été trop bizarre, trop compliqué.
La cloche sonna enfin, stridente et libératrice. C'était le moment où tous mes camarades de classe quittèrent la salle dans un brouhaha joyeux, ravis d'en avoir fini avec ce lundi interminable.
Moi, je restai là, comme une gentille petite élève modèle qui attend son heure de punition, prête à partir éplucher la saleté des autres dans le gymnase.
Hannah était toujours là, pas encore partie. Elle rangeait ses affaires à une vitesse de tortue arthritique, comme toujours. Méthodique. Presque cérémonielle.
— Tu veux pas venir nettoyer avec moi, toi ? lui lançai-je pour rigoler un peu, essayant d'alléger l'atmosphère.
Elle me répondit presque sans réfléchir, sans même lever les yeux de son sac :
— Et toi, tu veux pas sortir dans la forêt avec moi ce soir ?
Mince. Elle était toujours aussi têtue avec son idée de sortie nocturne. Comme un chien avec un os.
— Hannah, sérieux... Pas que je veuille pas, mais avec ce type qui court dans les rues et qui tue les gens, je préfère ne pas finir six pieds sous terre avant mes dix-sept ans, tu vois ce que je veux dire ?
Elle ne dit rien pendant un long moment. Puis elle sortit tranquillement plusieurs petites bouteilles de son sac à dos. Métalliques. Compactes. Professionnelles.
— C'est quoi ces trucs ? demandai-je, intriguée.
— Quand t'as un père gendarme, tu peux te procurer des bombes lacrymogènes assez facilement, répondit-elle avec un petit sourire en coin. Et puis, d'après ce qu'il m'a raconté ce matin au petit-déjeuner, c'était juste un accident. Une tuile tombée. Rien de plus.
— Ah ouais, donc ça sert à attaquer en cas de danger ! m'exclamai-je, impressionnée malgré moi.
Elle esquissa un sourire énigmatique, presque mystérieux.
— Alors tu viens ?
14h05
Bon, finalement, j'avais cédé. J'étais allée avec Hannah. Elle savait vraiment être persuasive quand elle le voulait. Après tout, ce n'était qu'une sortie. Une petite exploration nocturne. Rien de bien dangereux, n'est-ce pas ?
N'est-ce pas ?
Je pris le matériel de nettoyage — seau, serpillère, produits qui puaient la javel — et me rendis au gymnase. En entrant dans les vestiaires, je jetai machinalement un coup d'œil vers le terrain à travers les grandes baies vitrées.
Léandre jouait au basket tout seul.
C'était bizarre de le voir là, à cette heure. Quand il jouait, c'était comme s'il entrait dans une sorte de transe. Ses mouvements devenaient fluides, précis, presque violents. Il avait cette rage enfouie en lui, je le savais. Il la déversait entièrement dans le jeu, comme si ça l'aidait à évacuer quelque chose de trop lourd à porter.
Mais je savais aussi — et ça me rongeait — que la plupart de ses bleus et contusions ne venaient pas du basket. Ils venaient d'ailleurs. De bien plus sombre.
Je parierais tout ce que j'ai que c'était chez lui que ça se passait. Ses parents. Je suis presque certaine qu'ils le battent. Régulièrement. Violemment.
Mais il ne le dira jamais. Pas à moi. Pas à personne. Il garde tout à l'intérieur, comme une bombe à retardement.
Je continuai à l'observer un moment, perdue dans mes pensées sombres. Puis je me souvins que j'avais un travail à faire. Il fallait que je commence ce foutu ménage.
Je décidai de commencer par les vestiaires des garçons — autant se débarrasser du pire en premier.
Quand j'ouvris la porte, une odeur nauséabonde de sueur rance et de déodorant Axe bon marché me frappa de plein fouet. Je manquai de tomber dans les pommes.
— Ah, mais ça pue littéralement la mort là-dedans ! râlai-je en plaquant ma main sur mon nez. Les mecs pourraient au moins avoir la décence de se doucher de temps en temps. C'est pas humain, ce niveau de puanteur !
— Eh oh, n'en fais pas un cas général, répondit une voix familière derrière moi.
Je me retournai, surprise. Nathan et Gabriel étaient là, tranquilles, appuyés contre les casiers.
— Vous êtes fous ou quoi ?! Vous allez vous faire engueuler ! Le proviseur pourrait même tripler mes heures de colle s'il vous trouve ici ! m'exclamai-je, un mélange d'agacement et d'inquiétude dans la voix.
— T'inquiète pas, Mathieu s'est chargé de faire le guet à l'entrée, répondit Gabriel d'un ton parfaitement calme.
Je le regardai. Ce mec ne semblait jamais vraiment choqué par quoi que ce soit. Son regard était toujours un peu distant, comme s'il était perpétuellement ailleurs, dans un autre monde.
— Bon, je suppose que tu connais l'histoire, dit-il en me faisant un signe de tête. Le meurtre. Chris. Tout ça.
— Ouais, mais je voulais juste prendre de vos nouvelles, répondis-je.
Ce qui n'était pas totalement faux. Mais en réalité, je n'étais pas là seulement pour eux. Cette histoire de meurtres, d'intangibles et d'univers parallèles m'intriguait bien plus que je ne voulais l'admettre.
Je décidai de ne pas me perdre dans des questions trop directes. Je racontai mon cauchemar de l'autre nuit — les mannequins ensanglantés, la substance noire et visqueuse, la silhouette d'ombre. Je tentais de poser des indices subtils sans trop en dire sur ma rencontre avec le Temps.
— Ce qui est... intéressant, c'est que moi aussi, j'ai super mal dormi cette nuit-là. Des rêves bizarres. Mais bon, ce n'est pas moi qui ai vécu l'événement directement. Vous allez bien, sinon ?
Nathan leva un sourcil, légèrement surpris. Gabriel, lui, resta de marbre. Étrangement, je le trouvais moins ouvert qu'avant. Moins accessible. Mais bon, ce n'était pas si surprenant vu les circonstances.
Nathan prit la parole, pesant ses mots :
— Honnêtement, ce n'est pas la joie d'avoir assisté à une scène de crime. Voir un corps comme ça... c'est pas quelque chose qu'on oublie facilement. Mais, à part ça, ça va. On tient le coup.
Il semblait presque détaché, comme s'il parlait d'une journée ennuyeuse au lycée plutôt que d'un meurtre atroce.
— Vous n'avez pas eu peur de sortir ainsi cette nuit-là ? insistai-je, les yeux écarquillés. Le tueur aurait pu vous attendre dehors et vous éliminer sur place ! Vous auriez pu être les prochaines victimes !
— Tu sais, dans ces moments-là, on ne pense pas vraiment à ça, souffla Nathan. Le corps agit avant le cerveau. C'est l'adrénaline.
Il marqua une pause, échangeant un regard avec Gabriel.
— Écoute, Aya. J'ai décidé de mener une enquête personnelle sur cet événement. Ces journaux qui racontent n'importe quoi, cette rapidité suspecte du tueur à fuir la scène sans laisser de traces, cette histoire de tuile tombée qui ne tient pas debout... Tout ça mérite des réponses. Des vraies réponses.
Gabriel hocha la tête gravement. Puis il me regarda intensément, comme s'il essayait de lire dans mon âme.
— Est-ce que tu veux enquêter avec nous, Aya ? Tu es la personne en qui nous avons le plus confiance pour nous aider à comprendre ce qui se passe vraiment dans ce village. On a besoin de toi.
Je n'en croyais pas mes oreilles.
Pourquoi moi ? Bien sûr, j'étais flattée — qui ne le serait pas ? Mais cette histoire me semblait bien plus complexe et dangereuse que ce qu'ils imaginaient.
Nathan semblait en savoir beaucoup plus sur les univers parallèles et les phénomènes inexpliqués que moi. Son regard trop intelligent, ses questions trop précises...
Mais qui sait ? Peut-être que j'étais justement la clé qu'ils cherchaient. Celle qui avait été choisie par le Temps lui-même.
Je pris une grande inspiration.
— Ok. Je suis avec vous. On va trouver ce qui se passe ici.
Et au fond de moi, une petite voix me chuchotait que nous venions de faire le premier pas vers quelque chose d'infiniment plus grand et plus terrifiant que nous ne pouvions l'imaginer.

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