Enquête d'Hannah

17 minutes de lecture

5 mars 2006

POV : Hannah

Ce soir, j'ai enfin l'intention de mettre les choses à plat avec Aya.

Plus de non-dits. Plus de sous-entendus. Plus de sourires complices qui cachent des secrets. Juste une vraie discussion. Une fois pour toutes.

Je me suis faite une promesse ce matin en me réveillant : je vais mener mes propres recherches sur ce qui m'arrive, avec ou sans autorisation. Tant pis si c'est "interdit" d'en parler. Interdit par qui, d'abord ? Par eux ? Par les intangibles ?

Pardon. Le mot me donne encore la nausée. Comme si prononcer leur nom les rendait plus réels. Plus dangereux.

Le plus gros problème avec moi, c'est que je n'ai jamais réussi à tisser de vrais liens avec les autres de mon âge. J'ai ce mur entre moi et eux. Invisible mais épais comme du béton armé. J'ai arrêté de chercher à le franchir il y a longtemps.

Mais Aya... Aya, elle est différente. Elle pourrait bien être ma chance. Mon ouverture vers quelque chose de plus grand. Ou ma chute vertigineuse.

En plus, elle est amie avec les deux seuls témoins directs du crime. Gabriel et Nathan. Les deux seuls qui ont vu. Les deux seuls qui savent vraiment ce qui s'est passé cette nuit-là.

Alors si quelqu'un peut me donner des informations cruciales, c'est elle.

Et je compte bien les lui soutirer. Gentiment, si possible. Ou pas.

20h30

Elle ne devrait pas tarder à sortir de chez elle.

Je m'étais installée en douce dans son jardin, juste à côté de la clôture en bois pourri, derrière le vieux cerisier mort qui ressemble à un squelette tordu. Une cachette parfaite — et un peu flippante, je l'admets. Mais bon, c'est ça ou attendre dans la forêt. Et j'aime autant ne pas croiser de chevreuil dans le noir complet.

Ce que j'aime chez Aya, c'est qu'elle a une maison à étages... mais elle dort en bas, dans l'ancienne buanderie transformée en chambre. Pratique pour ses fameuses sorties nocturnes à la lampe torche sans réveiller ses parents. Encore plus pratique pour l'espionner sans être vue.

Je vérifie l'heure sur ma montre à gousset. 20h34. Pile dans ses habitudes. Comme une horloge suisse. Je me cale un peu mieux dans ma position accroupie, malgré l'humidité glacée du sol qui transperce mon jean.

Et là — clac.

La fenêtre coulisse dans un petit grincement caractéristique.

Elle est là.

La voilà qui se glisse dehors avec cette aisance de cambrioleur. Souple comme un chat de gouttière, elle atterrit sans bruit sur le béton humide du petit patio. Ses baskets noires absorbent le choc parfaitement. Je souris malgré moi.

— Eh bien, t'en as mis du temps ! dis-je en sortant de l'ombre, mi-blagueuse, mi-agacée.

Elle sursaute violemment, puis me braque instantanément en pleine tête avec sa lampe torche. La lumière LED m'aveugle brutalement. Je cligne des yeux, les larmes aux yeux, énervée.

— Aya !! Sérieux !

Elle éclate de rire. Ce rire typique d'elle, moitié moqueur, moitié complice, qui me fait toujours autant d'effet.

— Désolée Hannah ! J'étais au téléphone, dit-elle comme si de rien n'était, rangeant sa lampe dans la poche de sa veste militaire kaki.

— Ah ouais ? Avec qui ? je la titille, les bras croisés sur ma poitrine.

Je vois son expression changer subtilement. Un micro-flottement. Ce genre de pause silencieuse qui en dit plus que mille mots. Je suis peut-être nulle en relations sociales, mais pour lire les gens — leurs micro-expressions, leurs tics nerveux, leurs mensonges — je me débrouille plutôt bien.

Surtout elle. Aya, c'est un livre ouvert. Ou plutôt un manga mal dissimulé sous un cahier de maths.

— Avec Léandre, finit-elle par lâcher, presque à contrecœur, en détournant légèrement le regard. Mais tu dis rien, hein ?

Ah. Voilà qui devient intéressant.

Aya, au téléphone avec Léandre à vingt heures passées. Elle croit me balancer une info anodine, mais moi, je la note directement dans mon fichier mental : "mensonge suspect ou aveu stratégique ?"

Je la regarde en coin, analysant chaque détail de son langage corporel. Soit elle dit la vérité et elle est effectivement en train de développer quelque chose avec Léandre... soit elle parlait à son intangible. À cette version d'elle-même qui n'est pas vraiment elle.

Parce que oui, j'ai des doutes. Et pas juste depuis aujourd'hui. Depuis le début, en fait.

Et contrairement à elle, moi je sais garder mes secrets. Les enterrer profondément.

— Ne t'inquiète pas. À part mes bouquins et mes carnets, j'ai personne à qui parler de toute façon, dis-je en haussant les épaules.

Ce n'est pas un mensonge. Mes livres, mes carnets de recherches, mes hypothèses griffonnées, mes dossiers sur les phénomènes paranormaux et maintenant sur les intangibles... c'est littéralement tout ce que j'ai dans ma vie.

Mais là, ce soir, ce que je sens dans l'air... c'est autre chose. Quelque chose de plus lourd. Plus dense.

Aya est amoureuse de Léandre, je le sais depuis un moment. C'est évident dans sa façon de le regarder, de le défendre. Alors c'est peut-être vrai qu'elle l'a appelé. Mais ça ne colle pas complètement. Pas avec son comportement lundi. Pas avec cette distance soudaine qu'elle a mise entre nous.

Elle ne m'a pas proposé la sortie nocturne habituelle. Et ça, franchement, c'est carrément louche. Suspect au possible.

Elle a beau avoir parfois la crève ou être crevée, cette fille ne loupe jamais une virée dans les bois pour aller traquer du soi-disant paranormal. Même avec trente-neuf de fièvre et la gorge en feu, elle sort. Toujours.

Alors là, non. Il y a anguille sous roche. Ou plutôt... sang coloré sous la peau.

— Allez viens, on va se trouver un coin à explorer, lui lançai-je avec un sourire en coin qui cache mes pensées.

Elle hoche la tête sans rien dire. On avance dans le noir, entre les arbres aux branches trop basses qui nous griffent les joues et les buissons trop épais qui agrippent nos vêtements.

Je sens la fraîcheur du sol forestier à travers mes chaussures montantes. Ça sent la terre humide, le lichen, la mousse... et quelque chose de métallique. Presque du sang.

On marche en silence pendant plusieurs minutes, et dans ma tête, ça turbine à plein régime. Je continue d'observer Aya à la dérobée. Sa démarche un peu raide. Son visage tendu. Ses mains qui tripotent nerveusement la bandoulière de son sac.

Est-ce qu'elle ressent ce que je ressens, elle aussi ? Est-ce qu'elle voit ces lueurs étranges qui dansent parfois dans les feuillages ? Est-ce qu'elle entend cette voix — cette voix qui murmure parfois au creux de l'oreille, quand il n'y a plus un seul bruit autour ?

Pourquoi je doute d'elle depuis le début ? C'est simple, en fait : parce qu'elle m'a exclue. Et ça, ça n'arrive jamais. Pas avec Aya.

Je suis peut-être plus réservée qu'elle, moins téméraire, moins spontanée. Mais si je la suis dans ces sorties nocturnes, ce n'est pas uniquement pour l'accompagner gentiment.

J'ai deux raisons précises :

D'abord, c'est ma seule amie. Ma seule vraie connexion humaine.

Ensuite... j'aime fouiller. Chercher. Trouver des réponses aux questions que personne ne se pose.

Un jour, il y a trois ans, j'ai mis la main sur un vieux médaillon dans cette forêt. Un truc étrange, usé, presque vibrant sous mes doigts. Gravé de symboles que je n'ai jamais réussi à identifier.

Il y avait autre chose ce jour-là. Quelque chose d'important. Quelque chose qui a changé ma vie. Mais impossible de m'en souvenir clairement. Le souvenir est flou, brouillé, comme une photo surexposée.

Comme si quelqu'un l'avait effacé. Volé. Arraché de ma mémoire.

AÏE !!

Je me retourne d'un bond, le cœur battant.

Aya vient de tomber dans un buisson de ronces épineuses. Ses bras sont tendus devant elle pour amortir la chute.

Je cours vers elle sans réfléchir, mes chaussures écrasant les branches mortes. Même si j'ai du mal à gérer mes émotions, même si j'ai du mal à être... humaine, parfois, je ne vais pas la laisser dans la merde.

— Tu vas bien ?!

Elle essaie de se relever maladroitement, les bras griffés de partout. Des marques rouges strient sa peau pâle.

Et là... je vois.

Ses mains. Le sang qui coule de ses paumes écorchées.

Il est violet.

Un violet profond, nacré, presque iridescent. Liquide mais aussi lumineux à la fois, comme si de la lumière pulsait à l'intérieur.

Ce n'est pas normal. Ce n'est absolument pas du sang humain.

Elle aussi regarde ses mains, figée. Ses yeux s'écarquillent. La panique traverse son visage.

Je reste là, bouche bée, le cerveau en surchauffe. Incapable de parler pendant plusieurs secondes qui semblent durer une éternité.

Les pièces du puzzle s'alignent brutalement dans mon esprit.

— Aya... c'est quoi ce sang ?...

Ma voix tremble légèrement. Je déteste ça.

Elle ne répond pas tout de suite. Elle sort précipitamment un mouchoir de sa poche et essuie ses paumes en vitesse, frottant fort. Comme si elle voulait effacer la preuve. Faire disparaître l'évidence.

— OUouOUH Hannah, revient sur Terre ! lance-t-elle avec un rire forcé. Je sais que t'aimes pas trop les humains et que tu préfères les bouquins, mais c'est juste du sang. Ou hémoglobine, si tu préfères le terme scientifique.

— Mais... il est violet !!

Elle me balance un regard qui se veut malicieux, puis hausse les épaules avec une désinvolture exagérée.

— C'est les néons de ma lampe torche qui donnent cet effet bizarre, rien de plus. Tu sais, la lumière LED et tout. Allez, je vais rentrer, histoire de me panser tout ça avant que ça s'infecte.

Elle tourne les talons et commence à marcher rapidement vers la sortie de la forêt. Elle fuit. Littéralement.

— Aya, tu me prends pour qui à la fin ?! je crie dans son dos.

Trop tard. Elle est déjà loin, presque en train de courir entre les arbres.

Je reste seule, plantée au milieu de la forêt nocturne.

Seule avec mes certitudes nouvellement confirmées.

23h33

La forêt est devenue un poids écrasant sur mes épaules. Le silence est trop dense, trop oppressant. L'air semble figé, comme si le temps lui-même s'était arrêté. Même mes pensées font du bruit dans ma tête, résonnant comme des tambours.

Je suis seule. Littéralement et mentalement. Et il se fait vraiment tard. Dangereusement tard.

Soit je suis en train de péter les plombs complètement, soit Aya est une catastrophe ambulante pour garder un secret.

Mais mon instinct — cet instinct aiguisé par des années d'observation — me hurle que j'ai raison. Il y a quelque chose qui cloche profondément. Et ça a commencé avec ce sang. Ce foutu sang violet.

Les intangibles ne m'ont jamais parlé d'un sang coloré différemment selon les porteurs. Pas comme ça. Pas avec cette précision.

Je serre les poings, les ongles s'enfonçant dans mes paumes. Quelque chose me pousse à vérifier. À me confronter à la vérité par moi-même.

Sans hésiter davantage, je tends la main vers une ronce particulièrement acérée. Je l'attrape fermement, ignorant la douleur anticipée... et la plante profondément dans ma paume ouverte.

La douleur est vive, brûlante. Ma peau s'ouvre nettement, une entaille propre. Un filet s'en échappe immédiatement.

Du bleu nuit.

Épais. Froid au toucher. Brillant sous la lumière de la lune comme du mercure liquide.

Le sang dégouline lentement le long de mon poignet, traçant des rivières sombres sur ma peau blanche.

— Bordel...

Je le savais. Au fond, je le savais déjà.

Aya est comme moi. Liée à un intangible.

Je plonge ma main valide dans ma poche avec urgence. Mes doigts retrouvent la petite boule de cristal que je garde toujours sur moi, soigneusement camouflée dans une vieille chaussette trouée pour que personne ne la remarque si jamais on fouillait mon sac.

Un artefact ridicule à première vue. Mais plus je m'en sers, plus elle devient... consciente. Vivante.

Je la pose dans ma paume ensanglantée, l'élève à hauteur de visage sous la lueur argentée de la lune.

Et je passe trois fois ma main au-dessus, lentement, avec précision.

Un. Deux. Trois.

L'air se plisse bizarrement autour de moi, comme une vague de chaleur. Une voix se matérialise dans le vide nocturne.

— Alors comme ça, tu veux déjà m'utiliser, Hannah ?

Elle apparaît progressivement, comme une image qui se matérialise pixel par pixel.

Mon intangible. La Clairvoyance.

Mon double parfait, identique à moi jusqu'au moindre détail, sauf qu'elle porte une robe couleur nuit étoilée qui flotte autour d'elle comme si elle était perpétuellement immergée dans l'eau. Elle avance dans l'ombre entre les arbres, ses pieds ne touchant pas vraiment le sol, planant à quelques centimètres au-dessus des feuilles mortes.

Je lui tends mon poignet blessé. Le sang bleu coule encore, formant une petite flaque à mes pieds.

— C'est quoi ça ? je demande d'une voix glaciale, contrôlée.

Elle penche la tête sur le côté, faussement surprise, un petit sourire aux lèvres.

— Oh, ça ? Toute personne liée à un intangible porte ce sang particulier. C'est une marque. Une trace indélébile du lien entre toi et nous. Entre ton monde et le nôtre.

Mon sang se glace dans mes veines.

— Tu veux dire que vous... vous êtes en train de prendre possession de mon corps ? Progressivement ?

Elle éclate d'un petit rire cristallin, mais il y a quelque chose de profondément sinistre dessous. Quelque chose de dangereux.

— Pas encore. Pas maintenant. Tu porteras ce sang bleu jusqu'au jour où tu m'utiliseras réellement. Où tu activeras mon pouvoir complet. À partir de ce moment-là... eh bien, tu me diras bye bye. Ou peut-être pas. Ça dépend si ce sera un simple adieu temporaire... ou un éternel au revoir définitif.

Je fronce les sourcils, mes pensées s'emmêlant dans tous les sens. Une autre question me traverse brutalement l'esprit comme un éclair.

— Et Aya ? Pourquoi son sang était violet et pas bleu comme le mien ?

Un silence pesant. Elle me regarde longuement, trop longuement, presque avec regret.

— Parce qu'elle est liée à un intangible plus rare que le tien. Plus puissant aussi. Plus... dangereux.

Mon cœur s'arrête une seconde.

— Attends... Tu veux dire que Aya pourrait être sous l'emprise de l'Intru ? De la Mort elle-même ?

Elle se fige complètement. Son sourire disparaît instantanément, remplacé par une expression grave.

— Je ne peux rien te dire sur ce sujet. Désolée, Hannah. Les règles sont strictes.

Et elle s'évapore comme de la fumée. Comme si elle n'avait jamais existé.

Je suis rentrée chez moi en silence absolu. Les chaussures pleines de boue. Les vêtements trempés. Les pensées pleines d'angoisse et de questions sans réponses.

Je le sais maintenant avec certitude : Aya est dans la même merde que moi.

Et peut-être même pire. Bien pire.

Je pense à ce sang violet nacré qui coulait de ses mains. Il pourrait être la clé de tout. Ou un piège mortel. Si je peux utiliser mon propre sang pour attirer les autres porteurs, pour les identifier, pour les provoquer... alors peut-être que je peux comprendre ce qui se passe vraiment. Qui est lié à quoi. Qui est la Mort.

Je regarde mes recherches étalées en vrac sur mon bureau encombré. Papiers griffonnés de théories, vieux livres d'anthropologie et de mythologie, photos floues de symboles étranges trouvés dans la forêt, cartes annotées...

Et tout à coup, ça fait tilt dans mon cerveau.

Il me faut un plan. Un vrai plan méthodique.

Je gratte distraitement la plaie encore fraîche sur ma paume. Le sang bleuté coule doucement, formant de petites gouttes lumineuses. Comme de l'encre bioluminescente. Ou de la peinture magique.

Et là, l'illumination.

— Eurêka.

Je saisis frénétiquement un vieux carnet de croquis qui traînait sous une pile de livres et commence à écrire avec une excitation fiévreuse.

C'est simple. Brillant même.

Je vais utiliser ce sang pour débusquer les autres. Les porteurs cachés. Les intangibles qui se dissimulent parmi nous. Ceux qui pensent pouvoir passer inaperçus.

Mon plan : je vais poser une petite flaque de mon sang juste devant la salle d'arts du lycée demain matin. Un endroit stratégique que absolument tout le monde traverse en arrivant, où personne ne fait jamais vraiment attention à une trace au sol... sauf ceux qui savent. Ceux qui ont déjà vu leur propre sang changer de couleur.

Les gens "normaux" passeront sans rien remarquer. Peut-être qu'ils verront juste une tache sombre.

Mais les porteurs... les intangibles incarnés... ils réagiront. Même inconsciemment. Même d'un simple geste, d'un regard appuyé, d'un ralentissement.

Et j'aurai tout filmé avec une caméra cachée. Chaque réaction. Chaque visage.

Heureusement, les casiers sont juste en face de la salle d'arts. Je peux y dissimuler facilement une caméra. Simple, propre, discret, efficace.

Je me lève brusquement et ouvre mon placard poussiéreux. Je déterre ma vieille caméra numérique, recouverte d'une épaisse couche de poussière.

Je l'allume. L'écran LCD clignote faiblement. Elle rame. Elle est presque pleine en mémoire. Et floue. Vraiment floue.

Franchement, ça craint. Cette caméra ne capturera rien d'exploitable.

Il me faut une autre caméra. Une bonne. Une professionnelle. Une vraie.

Et pour ça... je vais devoir voler celle du bureau de mon père.

Elle est neuve. Haute définition 1080p. Trop chère pour moi. Mais il n'est jamais là de toute façon, et ma mère non plus. Toujours au travail, toujours absents. Pour une fois, leur négligence parentale me sert à quelque chose.

Je la prendrai demain matin avant de partir au lycée. Sans remords. Sans hésitation.

03h33 du matin
POV : Aya

Je suis assise sur le bord de mon lit, haletante, les mains tremblantes de manière incontrôlable.

Elles sont encore imbibées de cette foutue substance violette. Visqueuse. Lumineuse. Presque... vivante, comme si elle pulsait doucement avec un cœur propre.

— Putain... merde... fait chier...

Je balance les insultes en boucle, la voix serrée par l'angoisse. J'ai fait une erreur monumentale. Une erreur catastrophique que je ne peux pas corriger. Et maintenant, Hannah est au courant.

Elle a vu. Elle a vraiment vu le sang violet.

Et le pire ? Elle avait l'air surprise. Choquée. Comme si elle n'avait jamais envisagé que je puisse être comme elle. Liée à quelque chose d'autre.

— Aaah... Pourvu qu'elle soit pas comme moi... Pourvu qu'elle soit pas liée aussi...

Parce que si elle sait... elle va me traquer. M'analyser. Me disséquer comme un de ses sujets d'étude anthropologique.

Et si elle découvre la vérité complète... je suis morte. Littéralement.

Je me lève brusquement, faisant grincer les ressorts du lit. J'attrape ma montre à gousset dorée sur ma table de chevet. Elle est lourde. Froide. Mais familière maintenant.

Je la tiens fermement dans ma paume moite. Respire profondément. Puis je fais les trois tours réglementaires de l'aiguille.

Clac. Clac. Clac.

L'air se fissure dans un léger grésillement électrique, et elle apparaît presque instantanément.

Mon intangible. Le Temps.

Elle est là, assise tranquillement sur mon lit défait, jambes élégamment croisées, comme si elle m'attendait patiemment depuis des heures.

— Que se passe-t-il, Aya ? dit-elle d'une voix douce en penchant légèrement la tête.

Je lui montre mes mains tremblantes. Le violet coule encore entre mes doigts, même si ça commence lentement à sécher. J'ai l'impression de dégouliner d'une encre étrange et maudite. Une tache impossible à laver, impossible à cacher.

Le Temps observe attentivement. Fronce imperceptiblement les sourcils.

— Ah... oui. Oups. Je ne t'avais pas précisé cet effet secondaire du lien. Mon erreur.

Je la fixe, furieuse, la colère montant en moi comme une vague brûlante.

— Tu te rends compte que j'ai risqué ma vie à cause de ton oubli ?! Que j'ai failli tout foutre en l'air ?!

Elle s'approche calmement, sans se presser, et prend mes mains tachées dans les siennes avec une douceur infinie.

Une chaleur douce et apaisante m'envahit immédiatement. Mes plaies se referment en quelques secondes à peine, comme si rien ne s'était jamais passé. La peau redevient lisse, intacte.

Mais la peur, elle, reste là. Ancrée. Figée dans mes tripes comme un bloc de glace.

— Tu n'es pas en danger, Aya, dit-elle avec une douceur presque maternelle. Pas tant que tu n'as rien révélé volontairement. Pas tant que tu ne choisis pas consciemment de trahir notre secret.

Je recule instinctivement d'un pas. Un frisson glacé me traverse l'échine. Mes bras sont couverts de chair de poule, et ma gorge se serre douloureusement.

— Et si c'était elle, l'élément déclencheur ? Et si c'était Hannah, celle qui allait tout foutre en l'air ?! Et si... je devais l'arrêter moi-même ?...

Ma voix se brise pathétiquement sur les derniers mots.

— Je peux pas. Je pourrais jamais faire ça... Jamais...

Le Temps ne répond pas immédiatement. Elle se contente de s'asseoir calmement au bord de mon lit froissé, les mains croisées sagement sur les genoux. Elle me fixe, mais pas comme une entité cosmique toute-puissante. Plutôt comme une vieille amie, un peu triste, un peu fatiguée.

— Hannah n'est pas une psychopathe, Aya, murmure-t-elle finalement. Même si ses actions portaient accidentellement le monde à sa perte... elle le ferait parce qu'elle croirait sincèrement que c'est le bon choix. La meilleure décision. C'est ça, le pire et le plus tragique chez les humains : ils détruisent souvent par amour ou par peur. Jamais par pure méchanceté.

Je ris. Un rire sec, jaune, presque laid. Hystérique.

— Et moi ? Je suis quoi, dans cette histoire de merde ? Une arme ? Une bombe ambulante ? Une folle bonne à enfermer dans un asile ?

Je craque complètement.

Je m'effondre brutalement sur le sol froid, à genoux, les bras serrés autour de mon ventre. Je tremble de tout mon corps. Des sanglots violents m'échappent malgré moi. Je perds totalement le contrôle.

Le Temps descend gracieusement du lit et s'agenouille à côté de moi sur le parquet glacé.

Elle me serre dans ses bras, me berce doucement d'avant en arrière, comme une mère aimante aurait dû le faire quand j'étais petite.

Ses mains caressent mes cheveux violets en mouvements circulaires lents et apaisants. Un geste infiniment doux. Rassurant. Totalement inattendu.

— Tu sais, Aya... moi-même, je me pose constamment des questions sur mon propre état mental, avoue-t-elle doucement.

Je lève les yeux vers elle à travers mes larmes, étonnée par cet aveu.

— Ton monde m'est encore terriblement étranger. Incompréhensible parfois. Et le mien... il s'efface progressivement. Il s'effrite comme du sable. Il ne reste plus que des éclats. Des fragments de souvenirs.

Elle pose tendrement sa main sur ma joue mouillée.

— Je me demande parfois si je suis déjà morte. Si tout ça n'est qu'un rêve interminable, un cauchemar cosmique coincé entre deux battements de cœur. Entre deux secondes d'une horloge brisée.

Puis elle me regarde intensément dans les yeux.

— Mais sans toi... je ne suis absolument rien. Juste une montre oubliée dans un tiroir. Une aiguille coincée éternellement entre deux secondes qui ne passeront jamais. Avec toi, j'existe réellement. Tu me donnes un but. Une raison. Tu me rappelles que je suis encore là. Vivante. Réelle.

Je renifle pathétiquement, essayant maladroitement de sourire à travers mes larmes.

— Alors... si je suis en train de devenir folle... au moins, je suis pas seule dans cette descente.

Elle hoche doucement la tête, un petit sourire triste aux lèvres.

— On sera folles ensemble. Toi et moi. Jusqu'au bout.

Et pour la première fois depuis cette soirée catastrophique, je respire vraiment. Profondément.

Le poids sur ma poitrine se soulève légèrement. Pas complètement — il ne disparaîtra probablement jamais — mais suffisamment pour que je puisse à nouveau remplir mes poumons d'air.

Je reste là, blottie contre mon intangible, mon double temporel, cette partie de moi qui n'est pas vraiment moi mais qui me comprend mieux que quiconque.

Et dehors, quelque part dans la nuit, Hannah est peut-être en train de planifier sa prochaine action.

En train de préparer son piège avec du sang bleu et une caméra volée.

En train de se rapprocher dangereusement de la vérité.

Et je ne sais pas si je dois avoir peur... ou si je dois l'aider.

Parce qu'au fond, nous sommes dans le même bateau. Deux filles ordinaires liées à des entités extraordinaires. Deux pions sur un échiquier cosmique dont nous ne comprenons même pas les règles.

Deux victimes d'une guerre qui a commencé bien avant notre naissance.

Et quelque part, la Mort nous observe. Attend. Patiente.

Prête à frapper à nouveau.

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