Mise à exécution et querelles.
Chapitre 9
6 mars 2006
PARTIE 1 — 08h30
POV : Hannah
Les cours allaient commencer dans une demi-heure exactement.
Le hall du lycée était encore calme, presque en sommeil. Ce genre de silence étrange qui existe seulement entre deux battements de cœur du monde. J'adorais ça. Être là avant tout le monde, c'était comme avoir un pied dans un autre monde — un espace fragile, suspendu entre le réel et... autre chose.
Mon sac me tirait douloureusement les épaules vers le bas. Il pesait une tonne à cause de ce que je transportais. La caméra professionnelle de mon père. Un vieux modèle haute définition, tout droit sorti d'un tournage de documentaire animalier. Le genre de matériel qu'on ne pose pas négligemment sur une étagère en verre.
Mais cette caméra n'était pas là pour faire joli dans ma collection. Elle allait devenir mes yeux. Mes preuves irréfutables. Mon alibi scientifique.
Je n'avais pas de casier attitré au lycée — je n'en avais jamais demandé. Ça tombait parfaitement bien. J'avais repéré depuis longtemps un vieux casier abandonné au fond du couloir C, tout cabossé, rongé par le temps et tapissé de chewing-gums fossilisés. On aurait dit qu'il avait traversé plusieurs guerres scolaires sans jamais être réparé.
Parfait pour passer inaperçu.
Je l'ouvris avec précaution. Il couina comme une bête blessée, les gonds rouillés protestant bruyamment. J'y accrochais un vieux cadenas tout aussi rouillé que j'avais trouvé dans le garage. Juste pour faire illusion. Pour que ça ait l'air occupé. Faut savoir être discrète dans ce genre de plan clandestin.
À l'intérieur du casier, je calai soigneusement la caméra sur une pile de vieux livres de bibliothèque que personne ne réclamait plus. Juste assez haute pour que l'objectif atteigne la petite fente d'aération du haut.
Je testai l'angle avec précision. L'objectif pointait légèrement trop vers le sol au début, mais en reculant un peu la pile de livres et en inclinant la caméra, on voyait parfaitement jusqu'à la moitié du corps de quelqu'un qui passerait devant. Le torse, les bras, les jambes, la démarche.
Il ne manquerait que le haut de la tête. Mais c'était largement suffisant. Si quelqu'un passait et réagissait à la flaque de sang, on reconnaîtrait l'individu sans aucun problème.
Je refermai délicatement le casier. L'air de rien. Comme si je rangeais simplement mes affaires.
Puis je sortis les ciseaux de ma trousse en tissu. Leur cliquetis métallique était presque rassurant dans le silence du couloir. Déterminé. Final.
Je traversai le couloir désert et me plaçai stratégiquement juste en face de la salle de physique, celle que je visais depuis le début. J'observai attentivement autour de moi. Pas un chat. Pas un bruit. Même les néons semblaient retenir leur souffle.
Mon propre souffle se bloqua dans ma gorge serrée.
Et d'un geste rapide, presque mécanique, détaché, je m'entaillai profondément le poignet gauche.
Une ligne fine mais nette. Bien droite. Juste ce qu'il fallait pour que ça coule suffisamment.
Le sang jaillit immédiatement. Mais ce n'était pas un rouge banal, ordinaire, humain. Il avait une teinte profondément étrange. Plus sombre. Presque noir. Avec des reflets... métalliques ? Non. Des paillettes. Des micro-fragments de lumière dansant dans un liquide opaque et épais.
Un bleu profond, presque cosmique, se mêlait au rouge initial. Un bleu nuit qui semblait absorber la lumière plutôt que la refléter.
Pendant un quart de seconde interminable, j'eus un violent doute. Est-ce que c'était vraiment mon sang, ça ?
Mais je n'avais pas le temps de m'arrêter à cette question philosophique. J'avais préparé un bandage propre, et je l'enroulai fermement autour de ma plaie ouverte, bien serré pour stopper l'hémorragie. La douleur aiguë me ramenait brutalement à l'instant présent. Elle me disait clairement : "Tu es là. Tu es vivante. Et tu contrôles ce qui va suivre."
Je laissai intentionnellement quelques gouttes tomber sur le sol carrelé. Elles formèrent une petite flaque irrégulière, brillante, étrange. Impossible à confondre avec de la peinture une fois qu'on s'en approcherait.
Je repartis sans me retourner, la tête haute.
Fière. Droite. Résolue.
Ce sang-là allait devenir mon allié le plus précieux dans cette enquête.
Et dans ce monde qu'on appelle naïvement "réalité", quelque chose clochait profondément. Quelque chose d'invisible voulait désespérément se manifester.
Et moi, j'allais être celle qui filmerait la première faille. La première preuve irréfutable.
PARTIE 2 — 11h30
POV : Aya
Le soleil frappait violemment à travers les immenses vitres sales du gymnase. Ça chauffait l'air comme dans une serre tropicale, et moi, j'étais littéralement en sueur. Trempée.
J'étais avec Léandre sur le terrain de basket crasseux. On enchaînait les passes, les petits dribbles rapides, quelques tirs à trois points hasardeux. Lui, il maîtrisait parfaitement. Vraiment. Il bougeait vite, avec une agilité naturelle qui frôlait l'irréel.
Parfois, on aurait vraiment dit qu'il anticipait mes gestes avant même que je les fasse. Comme s'il lisait directement dans mes intentions, dans mes muscles qui se contractaient une fraction de seconde avant l'action.
Il avait ce truc indéfinissable... fluide. Animal. Fuyant mais précis.
Un jaguar, ouais. Pas forcément musclé de manière impressionnante, mais rapide comme l'éclair, précis dans chaque mouvement, dangereux s'il le décidait.
Moi, j'avais la niaque et l'énergie brute, mais clairement pas son niveau technique. Je donnais absolument tout ce que j'avais, et lui, il semblait à peine transpirer.
Enfin... en apparence seulement.
Quand on termina enfin notre session d'entraînement, j'étais complètement éclatée. Vidée. Lui aussi, visiblement. Il tenait le ballon orange contre son flanc maigre, le front dégoulinant de sueur.
— Avoue, je suis plutôt doué ! lança-t-il avec un sourire en coin, un peu fier, un peu gamin.
Je ricanai en essuyant la sueur poisseuse de mon front avec le bas de mon t-shirt trempé.
— Ouais, mais j'ai quand même réussi à te crever ! avouai-je en reprenant difficilement mon souffle. T'es essoufflé comme un vieux !
Il s'effondra à côté de moi contre le mur froid du gymnase, le dos collé contre le béton peint. Sa respiration était rapide, désordonnée, sifflante. Pas normale du tout. Comme s'il venait de courir un marathon entier sans s'arrêter.
— C'est vrai, admit-il en fermant les yeux quelques secondes. Mais si j'arrive à te battre toi qui es une athlète, ces abrutis de l'équipe adverse auront absolument aucune chance contre moi vendredi !
Je souris malgré moi, touchée par sa détermination farouche. Il avait cette façon particulière de transformer chaque interaction, chaque moment, en défi personnel. Comme si tout devait absolument être gagné ou perdu. Zéro nuance. Zéro entre-deux. Zéro compromis.
Je le regardai attentivement un long moment. Le soleil brutal tapait sur son visage délicat et révélait cruellement ce que je voyais depuis plusieurs jours mais que lui refusait obstinément d'admettre.
Des bleus. Partout. De plus en plus nombreux. De plus en plus sombres. De plus en plus violents.
Je n'arrivais plus à faire semblant de ne pas les voir. Impossible.
— Tu sais Léandre... ça me fait vraiment mal de voir tous ces hématomes sur toi, murmurai-je doucement.
Il tourna brusquement la tête, visiblement gêné. Il essaya de sourire, mais c'était forcé, crispé, faux.
— Ouais je sais, mais c'est ça d'être un grand sportif, répondit-il du tac au tac, presque automatiquement. Faut faire des concessions, des sacrifices, c'est normal dans ce milieu !
Mensonge évident.
Il avait répété cette phrase comme un refrain appris par cœur. Une réplique qu'il s'était entraîné à sortir face au miroir. Mais moi, je voyais clairement derrière le masque.
Je fronçai les sourcils, la colère et l'inquiétude se mélangeant dans ma poitrine. Mon cœur battait plus fort, mais pas à cause de l'effort physique cette fois.
Je savais qu'il me mentait. Et pire encore : il savait parfaitement que je le savais.
— Arrête ça immédiatement, le coupai-je fermement. Tu peux me le dire, tu sais. Je suis pas là pour te juger ou te balancer. Je m'inquiète, c'est tout. Je suis ton amie.
Son regard changea brutalement, juste un instant. Un éclat de douleur brute, comme une fissure dans du verre. Puis il se renferma violemment, le masque se refermant.
— Oh mais arrête de faire cette tête-là ! cria-t-il presque. Je te dis la vérité, ok ?! Tu vas pas faire comme Mathieu maintenant ! Pourquoi vous êtes tous constamment sur mon dos tout d'un coup ?!
Je me levai brusquement, vexée, en colère, profondément blessée. Tout en même temps.
— Peut-être parce qu'on tient à toi, tu crois pas ?! criai-je en retour. Peut-être parce qu'on te voit changer radicalement et qu'on comprend pas pourquoi ! On veut t'aider, bordel, c'est tout !
Et là, quelque chose se brisa en lui.
C'était comme si j'avais appuyé violemment sur un interrupteur caché.
— Mais j'en ai rien à foutre, moi, de ce que pensent les autres ! hurla-t-il en se redressant d'un bond. J'ai plus besoin de personne ! Plus personne, tu m'entends ?! J'avance seul maintenant. Tout seul. Je pensais sincèrement que t'étais de mon côté, Aya... mais visiblement je me suis bien planté sur toute la ligne !
Il attrapa brutalement son sac usé et sortit du gymnase en vitesse, presque en courant. Ses baskets claquèrent bruyamment contre le sol ciré, presque violentes dans le silence qui suivit. Il disparut dans le couloir sombre sans se retourner une seule fois.
Je restai là, plantée comme une idiote au milieu du terrain de basket vide. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Mes jambes tremblaient légèrement sous le poids de l'émotion.
Je voulais pas le blesser ainsi. Je voulais juste qu'il comprenne enfin qu'il n'était pas seul. Qu'on était là.
Mais peut-être qu'il ne croyait plus à ce genre de choses depuis longtemps. Peut-être qu'il avait trop plongé profondément dans quelque chose de plus sombre. Un monde intérieur secret où personne ne pouvait plus entrer. Une prison mentale.
Je finis par aller me changer lentement dans les vestiaires des filles. Le silence y était pesant. Presque étouffant.
En partant, je jetai machinalement un regard vers le mur du fond abîmé. Là où, avant, il y avait une petite étiquette plastifiée avec le nom de Léandre écrit au feutre. Son ancienne place attitrée quand il venait s'entraîner.
Elle avait été arrachée violemment depuis longtemps. Il ne restait plus qu'un vieux bout de scotch jauni et une trace plus claire, fantomatique, sur la peinture défraîchie et écaillée.
Un détail ridicule, insignifiant. Mais il me serra violemment le ventre. Comme un symbole douloureux de tout ce qu'on perd progressivement sans même s'en rendre compte. Les petites choses. Les places. Les noms. Les connexions.
PARTIE 3 — 16h00
POV : Aya
La sonnerie stridente de fin de cours retentit enfin comme une délivrance tant attendue.
Je me précipitai vers mon casier métallique sans attendre personne, le cœur complètement en vrac. Toute la journée interminable, j'avais eu la tête ailleurs, perdue. Les mots cruels de Léandre résonnaient encore dans mon crâne comme un écho douloureux que je n'arrivais pas à éteindre.
"J'ai plus besoin de personne."
"Je pensais que t'étais de mon côté..."
J'avais beau me convaincre désespérément que j'avais bien agi, qu'offrir son aide était la bonne chose à faire, une part profonde de moi se sentait terriblement coupable.
C'est toujours comme ça quand on veut aider quelqu'un qui refuse violemment la main qu'on tend.
J'ouvris mon casier d'un geste nerveux et maladroit, fourrai mes affaires à l'intérieur en vrac, et faillis claquer la porte métallique bien trop fort.
Comme d'habitude, Capucine surgit littéralement de nulle part, me courant après dans le couloir bondé comme un missile guidé avec une voix.
— AYA ! Combien de fois je vais devoir te rattraper comme ça à chaque putain de fin de cours ?! Tu m'oublies systématiquement ou quoi ? On rentre ensemble, c'est quand même pas compliqué à comprendre !
Elle était suivie, sans aucune surprise, par Mathieu fidèle à lui-même, fidèle à elle surtout, comme une ombre tenace et dévouée. Lui, il galérait visiblement à suivre le rythme sans trop se faire remarquer, mais ça, c'était peine perdue.
— Et toi alors ?! siffla Capucine en se tournant brusquement vers lui, agressive. T'as pas bientôt fini de me suivre partout comme un petit chien perdu ?
Elle était particulièrement piquante aujourd'hui. Encore plus acerbe que d'habitude.
Capucine détestait profondément les garçons depuis toujours. Depuis le collège cruel où ils l'avaient tous rejetée méchamment à cause de sa prise de poids rapide, elle avait construit méthodiquement une muraille épaisse autour de son cœur.
Maintenant qu'ils bavaient pathétiquement tous devant elle — parce qu'elle était devenue jolie malgré ses rondeurs — elle n'en avait plus absolument rien à faire de leur attention tardive. Trop tard. C'était définitivement fini.
Mathieu était littéralement le seul qu'elle tolérait encore, mais uniquement parce qu'elle adorait sincèrement sa petite sœur Cerise. Une gamine de huit ans qu'on gardait régulièrement avec Emy quand leurs parents travaillaient.
Mais aujourd'hui, visiblement, même lui en prenait violemment pour son grade.
— Excuse-moi, mais t'oublies commodément que je viens avec vous uniquement pour déposer Cerise chez vous, rappela-t-il patiemment, un peu vexé quand même. J'ai un rendez-vous hyper important ce soir avec le proviseur à dix-sept heures, je peux absolument pas le louper, et mes parents bossent tard ce soir... je veux pas laisser ma petite sœur seule à la maison, c'est tout. C'est pas compliqué à comprendre.
Capucine haussa les épaules avec une indifférence cruelle.
— D'accord, très bien. Mais au lieu de passer constamment pour un mec chelou et collant, tu peux pas juste nous attendre tranquillement devant le lycée avec ton meilleur pote ? Sérieux, t'es vraiment trop collant !
Mathieu soupira profondément, les bras levés au ciel, visiblement exaspéré.
— Eh ! Tu fais exactement pareil avec Aya ! Et puis d'abord, y'a aucune trace de Léandre nulle part. Je sais même pas où il est passé... j'ai cherché partout.
— Primo, Aya c'est ma meilleure pote depuis toujours, t'as capté la différence ? Toi et moi, y'a strictement rien entre nous, donc arrête immédiatement de comparer. Et pour ton pote... ben tant pis pour toi. T'as qu'à chercher ailleurs !
Je m'interposai fermement avant que ça parte définitivement en vrille.
— Bon, stop tous les deux ! Vous faites vraiment les gamins, là. C'est pathétique.
Capucine éclata d'un rire ironique et sans joie.
— Alors là, venant spécifiquement de toi... c'est vraiment l'hôpital qui se fout complètement de l'infirmerie.
Je l'ignorai volontairement. Mon attention venait brutalement de basculer sur une autre information, bien plus inquiétante et urgente.
— Tu dis que t'as pas vu Léandre du tout depuis l'entraînement de ce matin ? repris-je, soudain beaucoup plus grave.
Mathieu secoua négativement la tête, l'inquiétude marquant maintenant son visage.
— Non. Il s'est littéralement barré direct après votre entraînement. J'ai pas eu une seule nouvelle depuis. Rien. Même pas un message.
Je ne répondis pas immédiatement. Mon cœur s'était violemment remis à cogner dans ma poitrine, mais pas comme tout à l'heure pendant l'entraînement. Là, c'était complètement autre chose. Un mauvais pressentiment glacé. Comme si quelque chose d'invisible s'était dangereusement détaché de la réalité.
Je me retournai brutalement, prête à courir.
— Je vais le chercher. Maintenant.
Je tournai les talons sans attendre de réponse et me mis à courir dans les couloirs qui se vidaient lentement. Je passai rapidement devant la salle d'arts plastiques, le couloir était presque désert maintenant.
Mais soudain, sans prévenir, mon pied gauche glissa violemment.
Je rattrapai de justesse mon équilibre en m'agrippant au mur, et baissai immédiatement les yeux, le cœur battant.
Une flaque.
Bleue nuit. Épaisse. Brillante sous les néons. Parsemée de minuscules paillettes qui scintillaient bizarrement.
À première vue superficielle, on aurait facilement pu croire à de la peinture renversée — mais pas une couleur qu'on utilisait normalement en cours d'arts plastiques. Non. Beaucoup trop sombre, beaucoup trop brillante, beaucoup trop étrange.
Une matière presque vivante qui semblait pulser faiblement.
Je m'accroupis lentement, prudemment. L'odeur me frappa violemment d'un coup, montant directement à mes narines.
Du fer. Métallique. Écœurant.
Du sang.
Mes poumons se bloquèrent instantanément.
Je ne bougeai absolument plus pendant plusieurs secondes interminables.
Cette flaque troublante... ce n'était définitivement pas un accident banal de peinture renversée. Ce n'était pas un détail insignifiant.
C'était un indice crucial. Un avertissement délibéré ? Une trace laissée intentionnellement par quelqu'un ?
Je restai complètement paralysée une longue seconde. Puis je repris difficilement mon souffle et me forçai mentalement à bouger. Ce mystère-là, je le creuserais plus tard avec attention.
Pour l'instant, je devais absolument retrouver Léandre. C'était la priorité.
J'ouvris violemment la porte métallique du gymnase à la volée. J'appelai fort dans les vestiaires vides, les toilettes, le local technique poussiéreux.
— LÉANDRE ?! T'ES LÀ QUELQUE PART ?!
Silence pesant.
Puis... un bruit faible. Des sanglots étouffés. Venant des vestiaires des filles.
Je m'avançai rapidement, le cœur littéralement au bord de l'explosion. Et là, je le vis enfin.
Léandre.
Recroquevillé pathétiquement contre un mur froid. Juste exactement là où son étiquette avec son nom avait été brutalement arrachée. Son ancienne place. Il était assis par terre, les bras serrés autour de ses jambes repliées, tremblant de tout son corps.
Son visage était... ravagé. Détruit.
Un œil gauche complètement gonflé, presque fermé. Une lèvre supérieure fendue qui saignait encore. Le nez clairement cassé, rouge sombre coulant lentement le long de son menton tremblant. Ses mains étaient couvertes d'écorchures.
Il releva péniblement les yeux vers moi. Dans son regard brisé, il n'y avait ni colère défensive, ni rage, ni même de peur.
Juste une lassitude immense et désespérée. Et quelque chose d'autre aussi.
Une présence invisible. Quelque chose qu'il avait ramené de cet autre monde intérieur, celui qu'on sent intensément sans jamais le voir. Celui qui marque au fer rouge tout ce qu'il touche.
Il souffla faiblement, presque dans un murmure brisé :
— De toute façon... c'est ici, ma place maintenant.
Et je compris brutalement.
Léandre ne fuyait pas du tout.
Il avait déjà complètement disparu depuis longtemps.
PARTIE 4 — 18h30
POV : Nathan
J'étais emmitouflé sous quatre couches épaisses de fringues dans ma chambre surchauffée, mais je grelottais quand même désagréablement.
Pas à cause du froid physique.
Mais à cause de ce que j'avais vu aujourd'hui.
À cause de ce que j'avais lentement compris ces derniers jours. Enfin, à moitié seulement. C'était encore terriblement flou. Fragmenté. Mais pas moins absolument glaçant.
Je fixais intensément l'écran éteint de mon vieux PC. Rien de spécial, juste un écran noir reflétant vaguement mon visage pâle. Mais derrière, posée précieusement sur le bureau en bois, il y avait elle.
La fiole.
Petite, anodine en apparence, volée rapidement en cours de sciences la semaine dernière pendant que le prof s'acharnait désespérément sur un rétroprojecteur préhistorique qui datait manifestement de l'ère jurassique.
Le liquide mystérieux à l'intérieur... ce bleu nuit éclatant, profondément irisé. Presque hypnotique quand on le fixait trop longtemps. Il brillait doucement, presque imperceptiblement, sous la lumière jaunâtre de ma lampe de bureau.
Comme si ce truc étrange vivait réellement. Respirait.
J'en avais découvert une flaque suspecte dans le couloir, pas très loin de la salle d'arts plastiques, il y a exactement une semaine. Je croyais naïvement que c'était de la peinture au début. Mais non. Rien dans l'armoire métallique de matériel d'arts plastiques ne ressemblait même vaguement à ça. Et l'odeur caractéristique... ce n'était définitivement pas celle d'une gouache bon marché ou d'un pigment acrylique quelconque.
C'était métallique. Organique.
C'était indubitablement du sang.
Mais pas comme les autres sangs que je connaissais.
Je me remémorai précisément ce jour-là, rejouant la scène dans ma mémoire photographique.
Gabriel sortait tranquillement du cours de musique avec un air distrait et ailleurs, comme si de rien n'était. Mais je l'ai vu clairement. Il a brusquement baissé la tête d'un coup quand il s'est accidentellement piqué profondément avec les cordes métalliques de sa guitare électrique. Sa main droite tremblait visiblement. Il a immédiatement tenté de la cacher dans sa poche de jean.
Et son jean justement... il avait des traces étranges. Fraîches.
Du même bleu troublant que la flaque mystérieuse.
Comme s'il avait involontairement marché dedans. Ou... pire encore. Comme si ça venait directement de lui. De son propre corps.
Je frissonnai violemment. Pas seulement à cause de ce que je voyais objectivement.
Mais à cause de ce que je ne voulais absolument pas voir. Pas accepter.
Depuis quelques temps — deux semaines peut-être, trois maximum — des détails ne collaient absolument plus dans notre quotidien. Des gens qui changeaient radicalement de comportement sans raison apparente. Des absences inexpliquées. Des blessures mystérieuses qu'ils ne s'expliquaient même pas eux-mêmes. Des casiers qui se déplaçaient bizarrement. Des mots étranges murmurés dans les couloirs. Et ce liquide impossible.
Cette espèce de... substance qui ne devrait pas exister.
Je me levai lentement, pris la fiole transparente du bout des doigts tremblants, comme si elle allait brutalement exploser à tout moment.
Je n'avais strictement rien dit à personne jusqu'à présent.
Parce que même moi, je me trouvais complètement bizarre. Parano. Obsessionnel.
Mais il y avait définitivement quelque chose. Quelque chose de profondément pas normal qui se passait ici.
Et Gabriel... je le connais depuis des années. Il est naturellement du genre à cacher des trucs importants. Il a toujours été relativement mystérieux, secret, fermé. Mais là, récemment, c'était bien plus que ça.
Il était beaucoup trop calme face à tout. Trop contrôlé.
Comme s'il savait parfaitement que tout allait bientôt basculer définitivement. Et qu'il attendait juste patiemment le bon moment.
Je reposai la fiole avec une précaution extrême sur mon bureau.
Et là, un truc me traversa brutalement l'esprit comme un éclair glacé.
Et si ce sang bleu étrange... n'était pas du tout le sien ?
Un silence absolu s'installa lourdement autour de moi. Le genre de silence oppressant qui écrase absolument tout, même les pensées les plus simples.
J'avais peur. Vraiment peur maintenant.
Mais plus que ça encore, je sentais profondément que quelque chose d'invisible approchait inexorablement.
Quelque chose qu'on ne verrait pas venir du tout. Une menace qui s'était déjà silencieusement infiltrée dans notre quotidien banal.
Et qui laissait des traces impossibles derrière elle.
ÉPILOGUE DU CHAPITRE 9
Quelque part dans les ombres du lycée maintenant désert, une caméra continuait de filmer silencieusement.
Hannah rentrerait chez elle ce soir et visionnerait les images. Elle verrait qui s'était arrêté devant la flaque de sang bleu. Qui avait réagi. Qui avait su.
Et le lendemain, elle aurait des réponses. Ou du moins, elle le croyait.
Mais ce qu'elle ne savait pas encore, c'est que certaines vérités sont plus dangereuses que l'ignorance.
Certaines portes, une fois ouvertes, ne peuvent plus jamais se refermer.
Et dans la forêt des Trois Sapins, la brume nocturne commençait à s'épaissir.
Quelque chose se réveillait.
Lentement.
Inexorablement.
La Mort était patiente.
Elle avait tout son temps.

Annotations
Versions