Infirmerie
PARTIE 1 — 19h30
6 mars 2006
POV : Hannah
Le moment de vérité approchait inexorablement.
Je sortis précautionneusement la caméra professionnelle de mon sac à dos et la branchai avec des mains légèrement tremblantes à l'ordinateur familial du salon. Heureusement, mes parents travaillaient encore tard comme d'habitude. J'avais donc le champ libre pour visionner tranquillement, sans interruption, la vidéo compromettante de la journée.
Le salon baignait dans une lumière tamisée et jaunâtre. Les murs anciens craquaient doucement, émettant ces petits bruits familiers qui, ce soir, semblaient renforcer cette atmosphère étrange et oppressante.
La vidéo démarra dans un léger grésillement. Mon cœur s'accéléra. Ouf, la caméra avait parfaitement bien enregistré. L'image était nette, stable, professionnelle.
Je mis immédiatement la lecture en mode accéléré × 4. Beaucoup de gens passaient devant la fameuse flaque de sang bleu, sans même y prêter la moindre attention. C'était parfaitement logique, après tout. Qui se douterait de quoi que ce soit en voyant une simple tâche sombre au sol ? Une tâche banale, insignifiante, pour eux.
Mais moi, je savais. Ce n'était absolument pas une simple flaque ordinaire.
Au bout de plusieurs heures interminables de visionnage accéléré, toujours strictement rien de suspect. Certaines personnes marchaient même carrément dedans sans remarquer quoi que ce soit d'anormal. Mon espoir initial commençait sérieusement à faiblir, à s'effriter.
Je bus machinalement une gorgée de soda tiède et éventé pour rester éveillée, le regard obstinément rivé sur l'écran lumineux qui me brûlait les yeux. Mes paupières pesaient lourd.
Puis, vers 15h30 sur le compteur de la vidéo, quelque chose retint enfin brutalement mon attention.
Aya. Ma seule véritable amie.
Elle passa pile dans la flaque bleue, son pied droit s'y enfonçant légèrement. Son visage changea instantanément, radicalement. On aurait vraiment dit qu'elle venait de voir un fantôme se matérialiser devant elle. Elle était devenue pâle comme la mort elle-même en une fraction de seconde.
Je reculai instinctivement sur ma chaise de bureau, le cœur battant violemment contre mes côtes. L'expression sur son visage filmé n'était définitivement pas anodine. Ce n'était pas la simple peur que j'attendais de voir, ni même la panique coupable d'une criminelle démasquée.
Non. Elle semblait littéralement figée dans le temps. Paralysée. Pétrifiée.
Je la connaissais intimement après toutes ces années. Aya n'était jamais facilement effrayée par quoi que ce soit. Elle fonçait dans le danger sans réfléchir. C'était... c'était comme si quelque chose de profond et d'ancien s'était brutalement réveillé en elle au moment précis où elle avait posé le pied dans le liquide impossible.
Une idée me traversa alors l'esprit comme un éclair.
Et si je demandais directement à la Clairvoyance la signification des différentes couleurs de sang des intangibles ? Ça pourrait considérablement m'aider à y voir enfin plus clair dans ce chaos.
L'adrénaline reprenait brutalement ses droits dans mes veines. Mon souffle se fit immédiatement plus court, plus rapide. J'attrapai féb
rilement ma boule de cristal soigneusement rangée dans le tiroir secret de mon bureau, à côté de mes vieux carnets de rêves annotés et de quelques fioles vides récupérées.
Je passai ma main tremblante au-dessus trois fois de suite, en murmurant une incantation approximative que j'avais lue dans le vieux grimoire poussiéreux sur "la sorcellerie pour les débutants" emprunté à la bibliothèque municipale.
— Hannah ? susurra soudainement une voix terriblement candide dans mon dos.
Je sursautai violemment, manquant de lâcher la boule de cristal.
La Clairvoyance. Mon double. Elle était apparue silencieusement.
— Dis-moi immédiatement, quelle est précisément la couleur du sang des autres intangibles ? lui demandai-je sans même prendre le temps de lui dire poliment bonjour, trop impatiente d'obtenir des réponses.
Ma boule de cristal s'illumina progressivement d'une lueur douce et bleutée, puis répondit avec une voix presque amusée, légèrement moqueuse même :
— Oh ! Quel détail absolument essentiel que j'ai malencontreusement oublié de te confier...
Elle prit une pause théâtrale qui m'agaça profondément.
— Le sang rose pâle appartient aux intangibles communs, les plus nombreux autrefois. Le sang bleu nuit comme le tien appartient aux intangibles peu communs, plus rares. Et le sang violet profond appartient aux intangibles les plus rares de tous, les plus puissants aussi.
Elle marqua une nouvelle pause, son expression devenant soudainement grave.
— Quant au sang noir... il vient exclusivement de celui ou celle qui est lié à la Mort. Ou plutôt... celui qui a été élu responsable du désastre cosmique. L'Intrus. Le destructeur de mondes.
Les mots résonnèrent dans ma tête comme un sortilège ancien et maudit. Des frissons glacés parcoururent violemment ma colonne vertébrale, remontant jusqu'à ma nuque.
Ma respiration saccadée se calma progressivement. Le sang d'Aya n'était pas noir. Elle n'était donc pas une ennemie. Pas la Mort incarnée.
J'eus un rictus nerveux incontrôlable. Je l'avais presque accusée à tort. Presque condamnée mentalement. Je devais absolument rester prudente. Mon instinct me criait désespérément que quelque chose de terrible se tramait dans l'ombre, et je n'avais clairement pas encore toutes les pièces essentielles du puzzle.
Je continuai méthodiquement le visionnage de la vidéo, les paupières de plus en plus lourdes, brûlantes. Deux autres personnes attirèrent ensuite fortement mon attention dans les heures suivantes.
Nathan. Un garçon particulièrement discret de mon cours de littérature avancée. Toujours au fond de la classe. Toujours silencieux.
Sur la vidéo, il s'accroupit prudemment devant la flaque bleue. Il ramassa délicatement un peu de sang sur le bout de son index... et le renifla longuement, concentré.
Ce geste précis me mit immédiatement en alerte maximale : il savait forcément quelque chose d'important. Ce n'était absolument pas un hasard fortuit. On ne renifle pas du sang par pur accident. Enfin, de la soi-disant "peinture" dans l'esprit naïf des "innocents", si je puis dire...
Quant à la deuxième personne suspecte, une fille blonde que je ne connaissais pas du tout, elle s'offusqua bruyamment de la tâche dégoûtante et, avec son amie complice, elles la nettoyèrent énergiquement avec des lingettes désinfectantes.
Elles venaient de détruire irrémédiablement une preuve matérielle essentielle...
Je serrai violemment les poings, les ongles s'enfonçant dans mes paumes. Tout était terriblement fragile dans cette enquête clandestine. Chaque indice précieux pouvait disparaître définitivement à tout moment, effacé par des mains ignorantes.
Je soupirai lourdement, épuisée. Mais bon, Nathan pourrait peut-être m'être extrêmement utile dans mes recherches. Même s'il n'est pas directement ma cible finale, il est clairement différent des autres. Quelque chose d'indéfinissable dans son comportement me disait qu'il n'était pas totalement humain... ou alors, il savait parfaitement qu'il ne devait surtout pas tout montrer de lui-même.
Un masque soigneusement élaboré, peut-être.
Je passai la moitié entière de la nuit blanche à élaborer minutieusement un plan détaillé pour piéger le vrai coupable. L'Intrus. La Mort incarnée.
Une idée me vint soudainement, brillante : utiliser à nouveau mon propre sang comme appât irrésistible. Demain, je devais impérativement trouver un moyen ingénieux de l'exposer publiquement sans que ce soit trop voyant, trop suspect.
Mon plan dangereux commença progressivement à se dessiner clairement dans mon esprit fatigué. Les pions se mettaient stratégiquement en place sur l'échiquier.
Je descendis ensuite discrètement dans le noir chercher des somnifères liquides puissants dans l'armoire à pharmacie verrouillée. Ma mère devait être rentrée tard du travail, mais sûrement déjà profondément endormie à cette heure tardive.
La maison était parfaitement silencieuse. Trop silencieuse même. Oppressante.
Je crochetai facilement la serrure avec une épingle à cheveux. À l'intérieur, je trouvai rapidement ce que je cherchais. Je glissai furtivement une seringue hypodermique stérile dans la poche profonde de mon gilet, récupérée dans le matériel médical professionnel de ma mère infirmière.
Juste une seule. Elle ne s'en rendrait jamais compte parmi les dizaines qu'elle stockait.
Demain, je saignerais à nouveau volontairement. Mon sang étrange allait obligatoirement m'offrir des réponses cruciales.
Ou des ennuis mortels.
Mais au moins, je ne resterais pas paralysée dans l'attente angoissante.
PARTIE 2 — 12h00
7 mars 2006
POV : Hannah
La cloche stridente de midi sonna enfin.
Aya bondit littéralement de sa chaise comme si elle venait d'entendre une alarme nucléaire retentir. Elle fit un vacarme absolument monstre en rangeant ses affaires à la va-vite, prête à foncer vers la cantine comme si sa vie en dépendait dramatiquement.
Je saisis fermement son bras au passage.
— Aya ?
Elle se retourna brusquement, les yeux surpris et légèrement agacés.
— Oui ? Quoi ?
C'était le moment parfait de sortir mon rôle soigneusement répété de fille introvertie et fragile, celle qui ne mange jamais avec personne. Une corde sensible, je l'espérais sincèrement.
— Est-ce que... tu voudrais bien manger avec moi ce midi ? Juste... pour une fois ? Je... je me sens seule.
Ma voix tremblait légèrement. Pas entièrement simulé.
Ses yeux violets s'embuèrent presque instantanément d'émotion, et elle m'attrapa les deux mains dans un élan débordant d'affection.
— Oh Hannah ! Tu sais pas depuis combien de temps j'espérais désespérément que tu me demandes enfin ça !
Je déteste profondément le contact physique direct. Vraiment. Ça me met terriblement mal à l'aise. Mais bon... l'effort stratégique vaut largement le coup.
Nous partîmes ensemble vers la cantine bruyante et surpeuplée, et elle me présenta chaleureusement à son groupe d'amis attablés. Ils étaient plusieurs, bavards et agités, mais je n'en retins consciemment aucun nom particulier.
Sauf un seul. Nathan.
Il haussa imperceptiblement un sourcil en me voyant arriver avec Aya.
— Tiens, Hannah ? Qu'est-ce que tu fais là exactement ? demanda-t-il avec une curiosité non dissimulée.
Avant que je puisse ouvrir la bouche pour répondre, Aya s'exclama bruyamment pour moi :
— C'est ma collègue de classe ! Accueillez-la correctement comme il se doit, ok les gars ?!
Puis elle s'égosilla joyeusement dans tous les sens, engouffrant des quantités astronomiques de nourriture à une vitesse absolument surhumaine. Franchement, on aurait sincèrement dit qu'elle participait à un concours professionnel de vitesse alimentaire.
À part Aya évidemment, le seul que je connaissais vraiment, c'était Nathan. On était ensemble en option littérature avancée. Il m'avait toujours profondément intriguée par son calme inhabituel, son aura discrète mais intense... et son talent indéniable pour la poésie mélancolique.
— Alors, tu lis toujours autant compulsivement ? me demanda-t-il soudainement avec un sourire doux.
Je fus prise complètement au dépourvu par cette question directe.
— Euh... Oui, absolument. Mes livres sont véritablement mes meilleurs compagnons. Ils me tiennent fidèlement compagnie.
Il sourit encore plus doucement, presque avec tendresse.
— Je m'en doutais fortement. Tu as toujours été extrêmement discrète en cours. Invisible aux yeux de beaucoup... mais constamment présente pour ceux qui savent observer.
Il marqua une pause significative, puis ajouta quelque chose qui me coupa littéralement le souffle :
— Tu sais que tu m'as directement inspiré un poème ?
Je crus sincèrement que mon cœur allait brutalement me lâcher sur place.
— Quoi ? Je... Comment ça exactement... moi ?
Ma voix était devenue aiguë, pathétique.
— Oui, toi. C'est précisément de là que vient "L'Observatrice". Tu te souviens ? Je l'ai lu en cours il y a deux semaines.
Je sentis violemment mes joues s'embraser comme du feu. Il avait réellement capté mon existence fantomatique... Et il avait écrit spécifiquement sur moi. Sur cette fille invisible que personne ne remarque jamais.
Je perdis complètement tous mes moyens habituels.
— Tu sais Hannah, reprit-il doucement en se penchant légèrement vers moi, tu n'as absolument pas besoin de te faire remarquer bruyamment pour qu'on te voie réellement. Tu parles constamment sans jamais dire un seul mot. C'est justement ton mystère naturel qui attire profondément.
Je fus troublée. Profondément troublée. Il me touchait émotionnellement bien plus que je ne voulais l'admettre à moi-même.
Mais soudain, je perdis complètement le fil conducteur. Mon plan. Je devais absolument me concentrer sur mon plan !
Dans ma confusion mentale, je fis un mouvement beaucoup trop brusque avec mon couteau de cantine. Il glissa dangereusement, entailla profondément ma paume gauche.
Un mince filet de sang se mit immédiatement à couler. Pas rouge. Bleu nuit.
— Merde...
Tout le monde se retourna instantanément vers moi. J'eus à peine le temps de camoufler précipitamment ma main blessée avec une serviette en papier, puis je recouvris rapidement mon assiette avec une grosse cuillère de purée épaisse.
Je me levai maladroitement et sortis en courant de la cantine bondée, entendant confusément au loin :
— Tu vas voir si elle va bien ?
Je perçus distinctement des pas rapides me suivre dans le couloir. C'était lui. Nathan.
Je n'étais absolument pas prête. Pas maintenant. Pas comme ça.
PARTIE 3 — 12h15
POV : Hannah
Je me réfugiai précipitamment dans la petite salle d'attente déserte de l'infirmerie du lycée. Mon cœur battait à tout rompre, cognant violemment contre ma cage thoracique. Je sortis discrètement la seringue remplie de somnifère de ma poche, la tenant fermement.
Prête à tout. Prête à me défendre.
La porte s'ouvrit brutalement dans un grincement. C'était lui. Nathan.
Mais quelque chose clochait terriblement. Son regard. Son expression. Ce n'était plus lui.
Je brandis instinctivement l'aiguille devant moi, les mains tremblantes de peur.
— Reste où tu es ! Ne t'approche pas !
Mais au lieu de reculer prudemment, il attrapa violemment mon poignet et me plaqua brutalement contre le mur froid. Il approcha son visage du mien, si près que je sentais son souffle chaud et irrégulier sur ma peau.
— Ton plan était absolument parfait, murmura-t-il directement à mon oreille d'une voix qui n'était plus vraiment la sienne. Mais le véritable but, c'est de l'exécuter correctement jusqu'au bout... pas juste de me le montrer maladroitement.
Un sanglot de terreur m'échappa malgré moi.
— Pourquoi... Pourquoi il a fallu que ce soit toi, Nathan ? Pourquoi toi ?!
Je tentai désespérément de retourner la seringue contre lui, visant son cou. Il résista puissamment. On luttait violemment. Nos corps emmêlés dans un combat silencieux et mortel.
Puis soudain, un élève de troisième passa par hasard dans le couloir vitré et poussa un cri strident de terreur en nous voyant.
Je voulus hurler moi aussi pour appeler à l'aide, mais sa main se plaqua fermement sur ma bouche, me bâillonnant complètement.
Il approcha dangereusement ses lèvres de mon oreille et chuchota, d'une voix étrangement froide et métallique qui n'appartenait définitivement pas à Nathan :
— Je ne suis pas Nathan. Je ne suis absolument pas celui que tu cherches désespérément.
Puis il planta brutalement la seringue dans mon cou exposé, enfonçant le piston jusqu'au bout.
Tout devint immédiatement flou. Brumeux. Les contours se dissolvaient.
Ma dernière vision consciente fut celle d'une nuée chaotique d'élèves s'agglutinant horrifiés à la porte vitrée, leurs cris perçants résonnant comme un écho lointain et déformé...
Puis le noir absolu m'engloutit.
PARTIE 4 — 12h20
POV : Nathan
Je rouvris brutalement les yeux, désorienté.
J'étais à genoux au milieu de la salle d'attente froide. Hannah était allongée immobile à mes pieds, inconsciente. Une seringue vide gisait à côté d'elle.
Une foule compacte d'élèves horrifiés s'était massée à l'entrée vitrée. Je sentais physiquement tous leurs regards lourds peser sur moi. Accusateurs. Terrifiés.
Mais ce n'était même pas ça, le plus étrange et terrifiant.
Je ne comprenais strictement rien à ce qui venait de se passer.
Comment j'étais arrivé là ? Pourquoi avais-je une seringue dans les mains tremblantes ? Pourquoi avais-je du sang bleu sur ma chemise blanche ? Qu'est-ce que j'avais fait ?
Qu'est-ce que j'avais fait ?!
Je sentis brutalement mes forces m'abandonner complètement, comme si une présence puissante et étrangère venait de me quitter... ou m'avait violemment possédé pendant plusieurs minutes. J'étais littéralement vidé. Épuisé. Creux.
Je levai péniblement les yeux, croisant successivement ceux d'un professeur de mathématiques horrifié, puis ceux d'Aya qui venait d'arriver en courant.
Leurs expressions mêlaient la peur brute, la stupeur absolue et l'incompréhension totale.
Aya me regardait comme si j'étais devenu un monstre. Un étranger.
Alors je craquai complètement.
Je m'effondrai pathétiquement sur le sol carrelé, les genoux tremblants violemment, les larmes coulant de manière incontrôlable sur mes joues blêmes.
Quelque chose d'invisible et de terrible, ou quelqu'un de malveillant, m'avait volé une partie essentielle de moi-même.
M'avait utilisé comme une marionnette.
Et ce n'était que le début du cauchemar.
Je le savais. Je le sentais dans chaque fibre de mon être terrifié.
La Mort ne faisait que commencer son jeu cruel.

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