Le passé de Gabriel
Chapitre 12
FLASHBACK
1er septembre 2003
POV : Gabriel
Aujourd'hui, c'est la rentrée. Et franchement, j'ai la haine. Une haine sourde qui me brûle les tripes.
Mes parents ont décidé unilatéralement que mon ancien collège n'était définitivement plus pour moi. Résultat catastrophique : changement forcé d'établissement, de ville, de vie entière... et me voilà complètement paumé au milieu de nulle part, dans ce que j'appelle affectueusement "la cambrousse profonde".
Il y a des vaches qui meuglent, des champs à perte de vue, et trois maisons qui se battent pathétiquement en duel. Super. Génial. Formidable.
Avant, j'étais au cœur battant du centre-ville. Il y avait du bruit constant, de la vie intense, des rues perpétuellement pleines de gens, des cafés ouverts toute la nuit, des boutiques de fringues, et surtout... mes potes. Mon gang. C'était mon terrain de jeu, mon royaume.
Bon, j'faisais admittedly un peu trop de conneries, ok. Des bagarres, des vols à l'étalage, des soirées qui finissaient mal. Mais c'était ma zone. Apparemment, ça suffisait amplement pour que mes vieux se disent dramatiquement que j'étais "en train de très mal tourner".
Comme si c'est précisément eux qui allaient miraculeusement me remettre sur le droit chemin en me foutant au vert. Quelle blague pathétique.
Ils croient peut-être naïvement qu'en m'exilant ici, je vais magiquement me ranger ? Ils rêvent éveillés. Je vais juste faire mes conneries ailleurs, dans un nouveau décor. C'est tout. C'est pas la géographie qui change fondamentalement qui je suis.
Je sors dehors, sur la terrasse en bois qui donne sur un immense terrain complètement vide. Il y a même pas de clôture protectrice. Juste un champ interminable à perte de vue. J'allume une clope, tirant dessus un peu trop fort, comme si j'essayais désespérément de cramer quelque chose d'invisible avec.
C'est mon pote Ben qui m'a généreusement refilé le paquet entier avant le déménagement. Un mec bien. Le seul qui m'a dit au revoir correctement, qui m'a serré dans ses bras.
Je traîne lentement dans le chemin de terre qui mène au village fantôme. Tout est terriblement silencieux. Trop silencieux. Genre, il y a un vide sonore oppressant qui te colle désagréablement à la peau. Même les oiseaux ont l'air de s'être définitivement barrés d'ici.
Je croise strictement personne. Sérieux, c'est quoi ce bled mort ? On est mardi, jour officiel de rentrée scolaire, et il y a pas un seul gosse en vue ? Je sais pas si c'est moi qui les fais instinctivement fuir ou s'ils sont tous planqués quelque part, terrés dans leurs maisons à rideaux fleuris.
Faut dire honnêtement que j'ai un style qui passe pas partout. Veste en cuir noire, un peu usée mais je l'aime exactement comme ça. Mon jean est tellement déchiré qu'on pourrait sincèrement croire que j'ai fait la guerre. Des piercings partout — ouais, tous faits maison. Ça pique atrocement, mais c'est stylé. Et mon maquillage, on en parle ? Gros trait d'eye-liner noir, bien marqué, presque agressif. J'assume absolument tout.
J'suis comme ça. Point final. Et j'ai strictement pas prévu de changer parce que les mamans coincées du village vont faire une syncope dramatique en me voyant.
Dans mon vieux walkman cassé, Marilyn Manson hurle à la mort. Je monte le volume encore plus fort, comme si j'essayais désespérément de combler le silence assourdissant de ce foutu coin perdu. La cassette pirate tourne en boucle obsessionnelle depuis ce matin. Sa voix rauque me calme. Ou peut-être qu'elle me fout encore plus en colère, mais au moins, je ressens intensément quelque chose.
Je checke machinalement ma montre rayée. 9h20. Le cours commence officiellement à 9h30. Bah tant pis. Je suis déjà significativement à la bourre. Je vais pas courir comme un débile pour un endroit où j'ai absolument aucune envie d'aller.
Qu'ils m'attendent patiemment. Ou pas. Rien à foutre.
J'ai pas du tout envie de faire bonne impression, ni de me faire des nouveaux potes. J'ai assez donné dans mon ancienne vie.
Je balance négligemment mon mégot sur le sol poussiéreux, sans même chercher une poubelle. Je sais, c'est pas écolo, mais franchement, j'ai vraiment pas le cœur à faire des efforts aujourd'hui.
Je reviens lentement à la maison. Faut que je prenne mon sac. Tranquille. Je traîne volontairement, je m'étire comme un chat, je m'en fous royalement du timing.
Quand j'arrive enfin, ma mère est déjà là, plantée stratégiquement dans l'entrée étroite, les bras croisés, le regard littéralement en feu.
— Gabriel, mais tu vas te bouger immédiatement, oui ?! hurle-t-elle. Il est presque l'heure ! Et regarde-toi sérieusement, on dirait que t'es sorti directement d'un clip de métal en dépression totale ! Tu vas pas passer la porte du collège comme ça, je te préviens solennellement !
Elle me balance violemment une chemise propre en pleine face, et un pot de démaquillant qui manque dangereusement de peu de me crever un œil.
— Tu mets ça. Tout de suite. Immédiatement. Ou je t'enferme dans ta chambre. Et je te jure solennellement que ta guitare, elle passe par la fenêtre, t'as parfaitement compris ?
Je rigole. Un rire bien sec, moqueur, provocateur.
— Oh non, pas la guitare... quelle tragédie shakespearienne ! Bah vas-y, enferme-moi alors. Tu crois sincèrement que ça va me faire quoi ?
Elle lève les yeux au ciel, exaspérée. Elle est clairement à bout, je le vois distinctement. Moi aussi, quelque part. Mais c'est tellement plus facile de lui montrer que je m'en fiche complètement.
Je finis quand même par enfiler la chemise. Pas pour elle. Pour qu'elle me lâche enfin. Je la mets par-dessus mon T-shirt noir de groupe de métal, je me démaquille à moitié devant le miroir, je laisse volontairement quelques traces visibles. Histoire de garder un peu de moi-même visible.
Je prends mon sac usé, je lui tire la langue puérilement. Elle me suit du regard comme si elle essayait désespérément de lire dans mes pensées chaotiques.
Je claque violemment la porte. Le bruit me fait un bien fou. J'attrape mon vélo. C'est un vieux modèle tout rouillé, rafistolé. Comme moi.
Je pédale sans me presser, le vent frais dans les cheveux. Je suis déjà irrémédiablement en retard, alors à quoi bon courir ? De toute façon, c'est pas eux qui vont changer ma vie. Mais je me demande, malgré moi, à quoi il ressemble ce nouveau collège. Et surtout... s'il y aura quelqu'un qui me voit autrement qu'un cas désespéré.
9h35 — Devant le collège
Quand j'arrive enfin, le portail métallique est déjà envahi d'élèves agglutinés autour d'un prof blasé qui gueule des noms avec un ton tellement monotone qu'on dirait qu'il vit sa cinquantième rentrée consécutive.
Et là, au milieu de cette foule trop bien peignée, trop bien habillée, trop bien tout... j'entends mon prénom fuser, presque comme un coup de tonnerre.
— Mais il est où, Gabriel ? Sérieusement ! Être en retard un premier jour, c'est absolument pas possible !
Je lève nonchalamment la main, sans me presser.
— J'suis là, M'sieur...
Tous les regards se tournent instantanément vers moi. Et là, le silence absolu. Les conversations se coupent net. Je sens physiquement leurs yeux me scanner méticuleusement des pieds à la tête.
Mon maquillage n'a évidemment pas complètement disparu. Mon jean est toujours en mode post-apocalyptique. Et j'ai fait strictement aucun effort particulier pour cacher mes piercings ou mon attitude.
Je repère rapidement des filles qui chuchotent, des petits rires nerveux, des joues roses. D'autres — les plus rigides, sûrement élevées au catéchisme strict et au sucre brun bio — me regardent comme si j'étais une erreur de la nature. J'ai droit à des grimaces de dégoût, des petits mouvements de recul, genre "oh mon Dieu, il est dangereux".
Alors ouais, je leur rends bien. Je leur adresse un doigt d'honneur furtif, bien planqué dans la manche. Juste assez pour qu'elles le voient. Pas assez pour que le prof me grille.
Elles ouvrent la bouche en grand, indignées, outrées. Mais le prof, lui, a déjà tourné les talons, marchant vers le bâtiment principal, suivi par la file indienne de moutons disciplinés.
Évidemment, je traîne derrière. Pas envie de me mêler à eux, encore moins de commencer à jouer à "faisons connaissance".
Mais alors que je crois être le dernier de la file, un gars se pointe soudainement derrière moi. Il a une coupe au bol absolument improbable, genre la coupe de quand ta mère insiste pour te coiffer elle-même. Il porte un sac à dos trop propre et un pull beige soigneusement repassé. Le cliché parfait de l'intello premier de la classe.
Sauf que... il a un truc. Une sorte de calme solide, comme un mur de glace qui craque pas, même sous les coups violents.
Je lâche un petit rire moqueur.
— Wow, mec. Tu connais pas le mot "coiffeur", toi ?
Il me jette un regard parfaitement impassible. Même pas vexé. Le mec est en granit pur. Il me passe devant, tranquillement, sans un mot.
— Avance, tête de nœud. Tu bloques le passage.
Et il prend place derrière les autres, comme si j'existais absolument pas. Il m'énerve profondément, ce mec. Et en même temps... je sais pas. Il y a un truc en lui. Il me fait pas peur, mais il m'intrigue. C'est rare.
En classe, le prof nous sort tout le baratin habituel sur les règles, les objectifs pédagogiques, la bienveillance blablabla. Je capte pas la moitié, et l'autre moitié, je l'ignore volontairement.
Tous les élèves prennent méticuleusement des notes, lèvent la main, sourient à outrance. Une vraie mascarade hypocrite.
Mais le gars à la coupe au bol, lui, il écoute même pas. Il écrit dans son cahier, l'air ailleurs. Parfois, il regarde par la fenêtre, mâchouille son stylo, perdu dans ses pensées. D'autres fois, il se penche sur sa feuille avec une intensité presque bizarre, comme s'il écrivait quelque chose de vital.
Ma curiosité prend le dessus. Je tends la main discrètement et je lui chipe sa feuille. Juste pour voir. Juste pour comprendre.
C'est un poème.
Et pas un truc nul avec des rimes en "amour" et "toujours". C'est profond. Grave. Beau. Un peu triste. Ça parle de silence, de pluie, d'un monde qui tourne sans qu'on y appartienne vraiment.
Ça me parle. Ça me touche, merde.
— GABRIEL !
Je sursaute violemment. Le prof me pointe du doigt comme si j'avais commis un meurtre.
— Tu vas rendre cette feuille à Nathan immédiatement, ou tu dégages du cours !
Je proteste, indigné.
— Eh mais c'est pas juste ! Lui, il fait strictement rien depuis tout à l'heure, il écrit dans son coin, vous lui dites rien ! Et moi je fais un truc, et direct je me fais défoncer ?
Le prof me fusille du regard.
— Contrairement à toi, Nathan a prouvé qu'il savait se comporter. Il a des résultats excellents. Il a du respect. Et toi ? Tu arrives en retard, tu ne respectes pas le règlement, tu voles des affaires. Alors oui, je fais la différence.
Tout le monde me regarde. Pas avec peur ou respect. Juste avec cette expression mi-moqueuse, mi-dégoûtée.
Sauf Nathan. Lui, il me regarde... différemment. Neutre. Peut-être même un peu amusé.
Il se penche vers moi et me chuchote :
— Je suis content que ça t'ait plu.
Je réponds à voix basse :
— Ouais. C'est de la bombe ce que t'écris, sérieux.
Il esquisse un petit sourire.
— J'aime bien ton style aussi. Et c'est pas tous les jours qu'un mec à la coupe au bol te dit ça.
Je peux pas m'empêcher de sourire à mon tour. Un vrai, cette fois. Un sourire rare.
16h30 — Sortie du collège
Fin des cours. Enfin. Mais je suis étonné. J'aurais jamais cru que cette journée, qui avait commencé comme une corvée, finirait par me laisser cette drôle de sensation au ventre.
Pas de colère. Pas de lassitude. Un espèce de... calme. Un début de curiosité. C'est flippant.
Je récupère mon vélo, accroché à un poteau. Nathan me rejoint. Il a une mine bizarre, un peu pâle. Il tient son sac comme s'il pesait une tonne.
— Eh, mec, t'es sûr que ça va ?
— Ouais. Merci. J'suis juste un peu fatigué. Mais content de t'avoir rencontré, Gabriel.
Je me retiens de sourire comme un con. Je me contente d'un petit hochement de tête. Mais en vrai, je suis content aussi.
Un petit silence s'installe. Pas gênant, mais presque confortable. Puis il me demande :
— Tu habites loin ?
Je lui donne mon adresse, à moitié sans réfléchir.
— Mais bon, j'ai besoin de mon vélo. J'aime pas marcher.
Il sourit.
— Je suis juste à quelques pâtés de maisons de chez toi. C'est drôle, non ?
Je hausse les épaules, genre "bof". Mais à l'intérieur, je me dis que c'est peut-être une bonne chose.
— Et toi, tu rentres toujours à pied ?
— J'aime bien observer. La campagne, le ciel, les sons. Même quand il pleut.
— T'es un poète ou un vieux de 80 piges ?
Il rit.
— Les deux peut-être.
Je remonte sur mon vélo. Je suis prêt à partir, quand je le vois vaciller légèrement.
— Oh. Sérieux, t'as une sale tête. Monte.
Il me regarde, surpris.
— Hein ?
— Monte. Sur le porte-bagages. Mais touche pas à ma taille, hein. J'veux pas qu'on croit que j'suis... tu vois.
— Charmant, comme toujours.
Il grimpe, doucement. Il s'accroche comme il peut.
— Vas-y mollo, j'ai la tête qui tourne un peu.
— Tu crois que j'vais pédaler comme Lance Armstrong ? Rêve.
Et on part. Tranquilles. Deux silhouettes improbables, un vélo trop petit pour deux, un ciel de fin d'été au-dessus de nos têtes.
Je dis rien, mais ce moment-là... il me fait du bien.
Et ce que je savais pas encore, c'est que ce trajet, censé être unique, allait devenir une habitude quotidienne. Que ce mec improbable à la coupe au bol allait devenir beaucoup plus qu'un camarade de classe.
Il allait devenir mon frère. Ma famille.
Mais ça, c'est une autre histoire.
FIN DU FLASHBACK
Retour au présent — 8 mars 2006
Et maintenant, trois ans plus tard, je suis là, allongé sur mon lit, à me souvenir de ce premier jour.
Du jour où tout a changé.
Du jour où j'ai rencontré Nathan.
Et je me jure à moi-même : peu importe ce qui se passe, peu importe qui essaie de le détruire, je le protégerai.
Parce que c'est ce que font les frères.
On se protège. Toujours.

Annotations
Versions