Coupe de cheveux

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Chapitre 14
Une semaine plus tard

POV : Léandre

Le matin était lourd, oppressant. Une tempête déchirait le ciel gris, fouettant violemment les vitres de la maison de bourrasques gorgées de pluie glacée. C'était le genre de jour où tout semble figé dans le temps, où la lumière elle-même refuse obstinément d'entrer.

J'étais enfermé, cloîtré chez moi avec mes parents. Un huis clos que je redoutais plus que tout au monde. L'air était épais, chargé d'une tension constante et suffocante. Ici, on ne s'écoute pas. Ici, on survit à coups de cris déchirants et de silences assassins.

Je me sens de trop. Un intrus dans ma propre maison.

Le pire ? Ce chaos permanent... il vient de moi. Enfin, c'est ce que je me suis longtemps répété comme un mantra. Ma mère ne peut pas m'accepter tel que je suis réellement. Mon père... c'est une ombre effacée, un homme qui préfère lâchement fermer les yeux. Elle commande. Elle impose. Elle règne en tyran.

Et moi, je suis le défaut dans le plan parfait qu'elle avait méticuleusement dessiné.

Je ne suis pas la petite fille dont elle avait rêvé. Je suis Léandre. Un garçon. Qu'elle le veuille ou non.

Génétiquement, oui, je suis né dans un corps de fille. Ces mots me lacèrent à chaque fois que je dois les prononcer. Comme un rappel cruel et constant. Pendant des années interminables, je me suis senti enchaîné à un corps qui n'était pas le mien, qui m'était étranger.

Ma mère m'habillait avec des robes trop sages, me laissait les cheveux pousser indéfiniment comme si c'était un trophée. Elle faisait de moi sa poupée, un objet de présentation sociale.

Mais j'ai fini par briser la vitrine.

Le jour de mes treize ans, j'ai déchiré chaque robe, une par une, avec une rage libératrice. J'ai coupé mes cheveux avec des ciseaux de cuisine, les mains tremblantes mais le regard clair. Ce jour-là, j'ai choisi d'exister enfin.

Depuis, je fais ce que je peux. Je refuse catégoriquement de m'effacer. Je combats. Même si je prends cher. Même si c'est épuisant. Parce qu'à chaque petite victoire, je redeviens un peu plus moi.

Ce matin-là, je me tenais devant le vieux miroir fêlé posé sur ma table de chevet. Il était fissuré dans un coin, un peu sale, mais c'était le seul reflet dans lequel je me reconnaissais un peu.

Mes cheveux avaient repoussé. Trop. Et je ne pouvais pas me le permettre. Ma mère ne m'autorisait pas à aller chez le coiffeur. "Trop cher", disait-elle. "Inutile", pensait-elle.

Je devais m'en charger seul. Comme toujours.

Je pris les ciseaux planqués dans ma trousse. Le genre de ciseaux bons à couper du papier, pas des mèches rebelles.

Je tentai maladroitement de rectifier la coupe. Mais une échelle apparut. Puis une autre.

— Merde...

Je posai les ciseaux, fixant le reflet abîmé et hésitant. Il fallait couper plus court. Ma mère allait me démembrer si elle voyait ça. Je restai figé, les mains crispées sur le bois du bureau.

Devant cette panique montante, il n'y avait qu'une seule personne que je pouvais appeler.

Je saisis mon vieux téléphone à clapet. Un modèle préhistorique mais increvable. Et j'appelai Aya.

Dès que sa voix enjouée se fit entendre, un peu de chaleur revint dans ma poitrine.

— Allôôô ? Mais qui voilà ! Le beau gosse du siècle m'appelle ?

Je ne répondis pas tout de suite, la gorge serrée.

— Aya, code rouge. Je suis dans la merde.

Le ton de sa voix changea immédiatement.

— Tu veux que je vienne te chercher ? Tu veux que je t'héberge ?

Aya. Toujours rapide. Toujours juste.

Je m'efforçai de rire, nerveusement.

— Non, t'en fais pas. Enfin... pas encore. J'ai juste complètement foiré une coupe de cheveux. C'est pas vital, mais presque.

Un petit silence.

— Tu sais pas manier les ciseaux, hein ?

Un autre silence. Cette fois-ci plus lourd, teinté de honte.

— Peut-être.

Elle soupira bruyamment.

— Mec... Heureusement que t'es pas chirurgien.

Je ris faiblement.

— Aya, je t'en supplie, ma mère va me tuer si elle voit ça. Elle supporte déjà pas la coupe actuelle...

— Alors viens. Capucine, Emy et moi, on va arranger ça.

Sa voix était calme, posée. Comme si tout pouvait s'arranger tant qu'elle était dans l'équation. Comme si elle avait toujours eu les rênes sur ce monde désordonné.

Et peut-être... peut-être qu'elle les avait vraiment.

Je descendis les escaliers comme une ombre enragée. Pas discret du tout. Les marches grincèrent bruyamment sous mes baskets trempées et le claquement de la porte du garage sonna comme une déclaration de guerre.

Ma mère gueula quelque chose depuis le salon, mais je m'en foutais. Ou plutôt : je m'efforçais de m'en foutre. La capuche de ma parka rabattue sur ma tête, je filai dehors. Mes vieilles Vans déchirées se remplirent instantanément d'eau boueuse.

C'était un de ces jours de tempête, où le vent te hurle dessus comme si la planète entière avait quelque chose à te reprocher. J'enfourchai mon vélo. Le métal était glacé sous mes doigts. Mes lunettes étaient couvertes de gouttes, je voyais rien, mais peu importe. Pédaler, c'était mieux que rester.

Le village défilait, noyé sous une pluie épaisse et grise. Les maisons semblaient endormies, les rideaux tirés. Personne dans les rues. J'avais l'impression d'être le dernier ado vivant sur Terre.

Mon cœur battait comme un tambour. Pas à cause de l'effort. Mais à cause de cette sensation de fuite. Fuir, toujours fuir. La maison. Les regards. Les mots qu'on me lançait. Les non-dits encore pires.

J'arrivai enfin devant la maison d'Emy et Capucine, une jolie bâtisse légèrement reculée, à l'orée du village. Je balançai littéralement mon vélo dans la gadoue. Tant pis pour lui. Il était habitué à mes drames.

Je frappai à la porte en retenant mon souffle.

Ce fut Aya qui m'ouvrit.

Elle était là, appuyée contre l'encadrement de la porte, sourire en coin, comme si elle m'attendait depuis toujours.

— Bonjouuur, monsieur. Vous avez rendez-vous ?

Elle me tourna autour comme une styliste de défilé en plein casting. Puis s'arrêta net.

— Oh la vache... Toi, t'as massacré ta tignasse.

J'haussai les épaules.

— Merci, je sais.

Derrière elle, Emy déboula, des ciseaux à la main, un tablier à la taille. Elle rayonnait comme si elle allait s'apprêter à opérer une star sur tapis rouge.

— Oula, Emy, tu sais couper des cheveux toi ?

Elle leva les yeux au ciel.

— Bien sûr que oui, je te rappelle que je veux faire des études de mode. T'inquiète, Léandre. T'es entre de bonnes mains. On va rattraper tout ça.

Aya me poussa gentiment dans la maison et me fit asseoir sur une chaise improvisée.

— On va faire de toi une œuvre d'art, mec.

Je souris malgré moi. Ouais, peut-être que j'étais venu en panique. Mais j'avais atterri au bon endroit.

Je n'avais jamais mis les pieds dans cette maison autrement que pour déposer un devoir de groupe ou récupérer Aya en retard. Mais là, installé dans la cuisine qui sentait le savon et un peu la teinture capillaire, je me sentais presque à l'abri. C'était lumineux, chaleureux, presque trop. Comme si la lumière cherchait à révéler ce que je m'efforçais de planquer.

Capucine débarqua de l'étage, les cheveux en bataille et un t-shirt XL, sur lequel était écrit : "Mauvais poil, bonne personne". Elle s'arrêta net en me voyant sur la chaise, trempé, les cheveux en vrac, un air d'animal blessé sur le visage.

— On dirait que t'as coupé au feeling... et que le feeling t'a trahi.

— Merci, Capu. Toujours le sens de la délicatesse, répondis-je en haussant les sourcils.

— Bah quoi, c'est pas une insulte. J'admire la tentative.

Elle me décocha un clin d'œil, puis attrapa une serviette et me la lança à la figure.

— Essuie-toi, avant de ruiner la chaise de ma tante.

Pendant qu'Emy préparait ses ciseaux, ses pinces et une étrange crème qui sentait la menthe forte, Aya s'était accroupie à côté de moi. Elle me fixait sans rien dire.

Je la regardai du coin de l'œil. Elle avait mis un vieux pull violet trop large et un legging troué au genou. Ses cheveux formaient une couronne décoiffée autour de son visage. Elle ne ressemblait à rien... et elle était sublime. Évidemment. Parce que c'était elle. Aya.

— T'as dormi ? me demanda-t-elle à voix basse.

Je secouai la tête.

— J'ai essayé. J'ai fait des rêves trop bizarres. Des trucs qui font peur mais dont tu veux pas te réveiller.

Elle hocha doucement la tête, comme si elle comprenait. Comme si elle avait déjà rêvé les mêmes cauchemars.

— T'as pas besoin de parler. Pas tout de suite. T'as juste besoin d'être là.

Elle se leva et posa une main sur mon épaule, légère, rapide, presque rien. Mais ça suffit pour que mon cœur fasse un bond dans ma poitrine. J'avais l'impression d'être une feuille de papier qu'on touche avec des doigts mouillés : tout mon intérieur s'effaçait.

POV : Emy

Je tournai autour de lui comme une coiffeuse pro, concentrée, méticuleuse. Je pinçai une mèche, fronçai les sourcils, reculai, puis souris, satisfaite.

— T'as un super crâne, tu sais ? Genre très symétrique.

— Merci... ? Je crois.

Je haussai les épaules, pinçai un élastique dans mes dents, et me mis au travail.

Le bruit des ciseaux, régulier, presque hypnotique, emplissait la pièce. Je sentais ses cheveux tomber en silence sur le carrelage, comme des secrets qu'on lâche enfin.

Et autour de nous, les filles parlaient, riaient, débattaient sur des trucs légers — un film pourri qu'elles avaient vu, un prof qu'elles soupçonnaient d'avoir une double vie, une rumeur sur un couple du lycée qui aurait fait une fugue. Des mots légers, comme des bulles de savon.

Quand je reculai enfin, je croisai les bras, satisfaite.

— Et voilà. Je crois que t'es de nouveau présentable, monsieur le Rebelle.

POV : Léandre

Aya s'approcha derrière moi et me tendit un petit miroir à main.

Je me regardai.

C'était moi. Mais un moi un peu plus net. Plus tranché. Plus vrai. Mes yeux paraissaient plus clairs, mes pommettes ressortaient. J'avais l'air fatigué, mais vivant. Et c'était déjà pas mal.

Aya pencha la tête.

— T'es canon, dit-elle.

Elle souriait, mais il y avait dans sa voix un truc qui vibrait autrement. Plus profond. Plus... dangereux.

Et pendant un quart de seconde, je me demandai si j'étais encore en train de fuir. Ou si j'étais en train de tomber.

Le salon était plongé dans une lumière douce, orangée, qui venait de cette guirlande lumineuse qu'Aya accrochait toujours aux murs, même en été. On était tous là, affalés sur les coussins, avec des chips, du thé trop sucré et une playlist qui ronronnait dans le fond.

Je m'étais changé. Enfin, plutôt : Aya m'avait jeté un vieux sweat trop grand et un jogging qui sentait la lessive et un peu elle.

Je crois que je m'étais jamais senti aussi propre, alors que je sortais d'un chaos.

Capucine jouait avec sa console, les jambes croisées comme une sirène du canapé. Emy dessinait dans un carnet qu'elle gardait toujours près d'elle. Et Aya... elle était là, à côté de moi. Un peu trop près. Juste assez pour que mon bras frôle le sien, par accident. Mais elle ne bougeait pas. Elle laissait le contact exister. Et ça me rendait fou.

Je me sentais comme un fil électrique dénudé. Chaque mouvement de sa part, chaque soupir, chaque fois que ses doigts passaient dans ses cheveux, ça me tendait un peu plus.

— Bon, dit Capucine en se redressant, vous vous souvenez de ce vieux jeu débile qu'on faisait en colo ? « Vérité ou vérité » ?

— C'est juste « vérité » tout court, râla Emy sans lever les yeux.

— Justement. Pas d'« action ». Juste des vérités. Crues. Pas de pitié. On est grands maintenant.

— Mauvaise idée, marmonnai-je.

— Excellente idée, corrigea Aya, les yeux brillants. Léandre, t'as pas le choix. T'es chez nous, t'obéis.

On forma un cercle. Capucine prit la parole en première.

— Allez. Léandre. Une question simple. Pourquoi t'as coupé tes cheveux tout seul ? Et pas le blabla du genre « j'en avais marre », hein. Vraie raison.

J'aurais pu dire que j'avais pété un câble. Que j'avais eu envie d'effacer quelque chose. Mais c'était plus flou, plus intime.

— Parce que... j'avais besoin de me ressembler à l'intérieur, soufflai-je.

Silence.

Emy me regarda enfin. Aya, elle, ne dit rien. Mais son regard s'était adouci.

Puis ce fut à mon tour.

— Capucine. Est-ce que t'es déjà tombée amoureuse d'un homme ?

Elle éclata de rire. Mais un rire franc.

— Peut-être. Peut-être pas.

— Tu fuis la vérité.

Elle leva les yeux au ciel.

— Ok. Oui. Une fois. Mais il m'a brisé le cœur sans même le toucher. Voilà. T'es content ?

Puis ce fut à Aya de parler.

— Léandre, dit-elle doucement, est-ce que t'as déjà eu envie de... changer quelque chose en toi. De vraiment changer. Genre, pas juste tes cheveux. Mais toi. Qui t'es.

Je baissai la tête.

— Ouais. Souvent.

Elle hocha la tête, lentement. Comme si elle entendait tout ce que je n'avais pas dit.

Plus tard, Capucine et Emy s'étaient endormies sur le tapis. Le salon était devenu un sanctuaire silencieux.

Aya était toujours éveillée. Assise en tailleur près de moi.

— Tu peux rester dormir ici, tu sais, murmura-t-elle.

— Je veux pas déranger.

— Tu déranges pas. Et au pire je te ramène chez moi.

Le silence s'installa. Puis elle demanda :

— Tu veux que je reste avec toi, cette nuit ? Juste pour être là. Rien d'autre.

Et j'ai juste murmuré :

— Reste.

Et elle s'est approchée. Lentement. Jusqu'à ce que nos épaules se touchent. Jusqu'à ce que le monde devienne tout petit. Juste elle et moi. Et le battement trop fort de mon cœur.

Je ne sais pas à quel moment on a glissé du silence à la somnolence. Mais je me suis endormi là, le front presque contre l'épaule d'Aya, son souffle chaud sur ma tempe.

Je me souviens vaguement de ses doigts qui passaient dans mes cheveux, très lentement. D'un soupir qu'elle a laissé filer, comme si elle déposait quelque chose d'elle en moi.

Et puis... plus rien. Le sommeil.

Quand j'ai rouvert les yeux, le matin était là. Doux, gris, filtré par les rideaux.

Je ne bouge pas tout de suite.

Aya dort à moitié. La tête posée contre le dossier du canapé, une main toujours posée sur ma manche.

Je la regarde. Longtemps.

Elle a l'air paisible. Et vraie.

Elle ouvre les yeux.

— T'as pas bougé, dit-elle, encore ensommeillée. C'est rare.

— J'étais bien, je murmure.

Elle me sourit. Petit. Presque timide.

Aya me regarde. Longuement. Puis dit, très bas :

— T'as changé. Cette nuit.

Je baisse les yeux.

— Je crois que j'ai juste... arrêté de me cacher. Un peu.

Elle tend la main et effleure ma joue du bout des doigts.

— Tu deviens toi. Ça fait peur, hein ?

Je hoche la tête.

Puis elle ajoute, plus léger :

— On va devoir te trouver un nouveau surnom. Genre... Léandre le Mystérieux.

— C'est nul.

— Je sais. Mais je voulais te faire sourire.

Et c'est réussi.

On rigole doucement. Et quelque chose s'installe entre nous. Pas une promesse. Pas encore. Juste un fil invisible, tendu, fragile, mais bien là.

Je ne suis plus exactement le même.

Et je crois que c'est Aya qui m'a aidé à m'en rendre compte. Pas en me sauvant. Mais en me regardant. Vraiment.

Et ça... ça change tout.

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