Entraînements
Aya
Le retour au lycée avait un goût amer. Quelque chose d'indéfinissable flottait dans l'air, une tension presque palpable qui s'accrochait à nos vêtements, s'infiltrait dans nos poumons à chaque respiration. L'établissement que nous avions quitté quelques semaines plus tôt n'existait plus. À sa place se dressait une forteresse froide, méfiante, où chaque regard semblait peser, juger, condamner.
Des caméras de surveillance avaient fleuri aux quatre coins du bâtiment comme des champignons vénéneux après la pluie. Elles trônaient au-dessus des entrées principales, scrutaient les couloirs d'un œil noir et impassible, veillaient même sur la cour extérieure où, autrefois, on pouvait encore respirer librement. Le règlement intérieur avait été remanié, durci, transformé en un carcan de contraintes et d'interdictions. Le moindre écart de conduite était désormais consigné, analysé, sanctionné sans appel. On aurait dit que l'administration voulait prévenir à tout prix un nouveau débordement, quitte à transformer notre lycée en une prison sous haute surveillance, où la liberté n'était plus qu'un vague souvenir.
Et pourtant, dans cette atmosphère étouffante, une décision incompréhensible avait été prise : le match de basket était maintenu. Il aurait lieu ce samedi, comme prévu. Un miracle administratif, peut-être. Ou plutôt une mascarade destinée à donner l'illusion que tout allait bien, que la vie reprenait son cours normal. Évidemment, la sécurité serait renforcée. Je n'osais même pas imaginer le déploiement policier qui nous attendait : des uniformes partout, des visages fermés, des regards suspicieux posés sur chacun de nos mouvements. Quelle ambiance pour un événement censé célébrer le sport et la camaraderie.
Je traversai les couloirs d'un pas mécanique, portée par une curiosité mêlée d'appréhension, jusqu'au gymnase. Dès que je poussai les lourdes portes battantes, une vague de sons familiers me submergea : les cris gutturaux des entraîneurs hurlant leurs instructions, le martèlement sourd et régulier des ballons rebondissant sur le parquet ciré, le crissement aigu des semelles de basket sur le sol. Ces bruits formaient une bulle à part, un univers parallèle qui contrastait violemment avec l'atmosphère plombée du reste du lycée.
Léandre était là, bien sûr. Fidèle au poste, comme toujours. Je le repérai immédiatement au milieu de la mêlée, concentré sur ses mouvements, le corps tendu vers l'effort, le visage marqué par une détermination farouche. Moi, j'étais officiellement inscrite comme remplaçante. Et franchement, ça me convenait parfaitement. Je n'avais aucune envie de jouer, pas aujourd'hui, pas avec ce poids qui écrasait mes épaules et ce nœud permanent dans mon ventre. Mais j'étais venue quand même. Pour lui. Rien que pour lui.
Et aussi – je pouvais bien me l'avouer – parce que j'avais besoin de le surveiller. De près. Très près.
Depuis qu'il était revenu avec sa nouvelle coupe de cheveux – un changement audacieux que j'avais trouvé incroyablement stylé – les remarques avaient commencé à fuser de toutes parts. Certaines étaient simplement désobligeantes, d'autres carrément abjectes. J'avais entendu des murmures dans les couloirs, des commentaires lancés à voix basse mais assez fort pour être captés : « Des mecs comme lui devraient pas être en cours », « C'est plus un lycée ici, c'est devenu un cirque ». Une horreur absolue qui me retournait l'estomac à chaque fois.
Mais tant qu'il y aurait un souffle dans mon corps, je serais là pour lui. Peu importaient les regards obliques, les chuchotements venimeux, les jugements à l'emporte-pièce. Je me fichais bien du monde entier s'il le fallait. Léandre méritait mieux que cette médiocrité ambiante.
C'était d'ailleurs pour ça qu'on l'avait hébergé l'autre nuit. Il était resté dormir chez Emy et Capu. Bon... d'accord, je dois admettre que ce n'était pas uniquement par compassion ou par sens du devoir. J'en avais envie. Voilà. Point final. Mais ça, c'est mon petit secret, et vous n'êtes pas censés le savoir. Enfin, pas vraiment.
Sauf que cette nuit-là m'avait appris quelque chose d'infiniment plus grave que mes propres sentiments confus. Quelque chose qui me rongeait depuis et que je ne pouvais plus ignorer.
J'avais senti son malaise lorsque était venu le moment de parler de rentrer chez lui. Cette hésitation dans sa voix, ce vide soudain dans son regard habituellement si vif. Et puis il y avait eu ces taches. Ces marques bleutées sur sa peau que j'avais aperçues par... disons, un heureux hasard. Enfin, pas tout à fait par hasard, je l'avoue. Il sortait de la douche, une serviette nouée autour de la taille, les cheveux encore mouillés gouttant sur ses épaules, cherchant son pyjama dans ma chambre. Je suis tombée sur lui à ce moment-là.
Et j'ai vu.
Des bleus. Partout. Vraiment pas normaux. Trop nombreux, trop sombres, trop bien placés pour être accidentels. Et surtout, situés à des endroits où un joueur de basket ne se blesse jamais. Léandre est agile, rapide comme l'éclair, d'une grâce presque féline sur le terrain. Il ne chute pratiquement jamais, et certainement pas au point de se retrouver couvert d'ecchymoses suspectes. J'avais immédiatement fait le lien. Un lien qui me hantait depuis, qui s'incrustait dans mes pensées à chaque instant de veille et me poursuivait jusque dans mes cauchemars.
J'étais désormais convaincue que sa mère lui faisait du mal. Cette femme... rien que de voir sa photo me donnait des frissons glacés qui couraient le long de ma colonne vertébrale. Une harpie. Une manipulatrice de la pire espèce. Un monstre déguisé en mère.
Et moi, je ferais tout – absolument tout – pour arracher Léandre à cette horreur. Même si je devais me le mettre à dos. Même si elle finissait par me détester, ce dont je ne doutais pas une seule seconde. Je m'en fichais éperdument. Léandre méritait de vivre une adolescence normale, d'avoir des amis authentiques, de rire sans retenue, de respirer sans avoir peur. De vivre, tout simplement. Point final.
Je me dirigeai vers les vestiaires pour me changer, au cas où quelqu'un aurait besoin d'être remplacé pendant l'entraînement. Mais si je veux être honnête avec moi-même, c'était aussi pour me sentir à l'aise dans mes vêtements de sport. Il y a quelque chose de rassurant à enfiler une tenue dans laquelle on se sent bien. Quand on est bien dans son corps, on est mieux dans sa tête – ou du moins, on essaye de s'en convaincre.
Mais en poussant la porte grinçante du vestiaire des filles, je fus assaillie par la même nausée familière qui me prenait à chaque visite.
L'endroit était absolument répugnant. Vraiment. Les murs étaient tagués de part en part, recouverts d'inscriptions grossières griffonnées à la va-vite avec des feutres indélébiles usés jusqu'à la corde. Des chewing-gums séchés étaient collés un peu partout comme des trophées d'irrespect, formant des constellations dégoûtantes sur les surfaces. Même des mégots de cigarettes traînaient à moitié écrasés sous les bancs en bois rouillé. On aurait dit un squat abandonné plutôt qu'un espace destiné à se préparer pour un match.
Mais ce qui me donnait véritablement envie de hurler jusqu'à m'en déchirer la gorge, c'était un endroit bien précis. Une place qu'on ne pouvait pas ignorer, même en détournant le regard. Celle où le nom de Léanne était encore inscrit au marqueur permanent, à moitié effacé par quelqu'un qui avait tenté d'en gommer la trace sans vraiment y parvenir. Les lettres fantômes restaient visibles, comme une cicatrice refusant de guérir.
Cette place... elle était devenue une véritable décharge. Littéralement. Des emballages vides de barres chocolatées froissés en boule, des papiers gras, des bouts de ruban adhésif sales s'y accumulaient dans un monceau d'ordures. Mais le pire, ce qui me tordait les entrailles à chaque fois, ce n'étaient pas les déchets matériels. C'étaient les mots. Les horreurs gravées au feutre noir, indélébiles dans leur violence gratuite et leur cruauté assumée :
« Sale lesbienne de merde » « Tu n'es pas de ce monde » « Va crever, monstre »
Rien que de relire ces phrases me donnait envie de tout arracher, de hurler jusqu'à n'avoir plus de voix, de frapper ces murs jusqu'à ce que mes poings saignent. Mais à la place, comme chaque fois depuis que j'avais découvert cet endroit maudit, j'ai sorti de mon sac un vieux sweat usé que je garde précieusement pour cet usage unique. Je l'ai déplié avec soin et l'ai posé délicatement sur les inscriptions, recouvrant la haine d'une couche de tissu. Pour cacher. Pour protéger, même symboliquement. Pour que personne d'autre ne soit confronté à ce que moi je ne pouvais pas oublier, même en fermant les yeux.
On prétend que c'est un vieux souvenir, qu'il faut tourner la page et passer à autre chose. Mais personne n'efface vraiment ça. La mémoire reste intacte, brûlante. Et surtout pas moi. Je n'oublierais jamais.
Une fois changée, j'ai quitté le vestiaire à pas lents, le cœur étrangement lourd malgré l'adrénaline qui commençait à monter, et je suis retournée dans le gymnase. Les gradins étaient clairsemés, à moitié vides comme toujours pendant les simples entraînements. Mais au milieu de cette morosité ambiante, deux silhouettes familières se détachaient nettement : Capucine et Mathieu, assis côte à côte sur les bancs en bois branlants.
J'ai levé un sourcil, instantanément intriguée. Capucine, seule avec un garçon ? Sans Emy comme chaperon ? Franchement étonnant. Très étonnant même.
Je m'approchai d'eux d'un pas léger, un sourire moqueur déjà accroché aux lèvres.
— Bah alors Capu, depuis quand tu traînes seule avec ton meilleur ami ? la taquinai-je en croisant les bras, adoptant une pose volontairement théâtrale.
Elle me lança un regard noir, les bras repliés défensivement sur sa poitrine, la moue boudeuse parfaitement au point.
— Monsieur m'a convaincue d'aller vous observer, dit-elle en désignant Mathieu d'un bref coup de tête méprisant. Et comme mon cours de violon est annulé pour cause de prof malade... bah je suis venue. Mais c'est juste parce que t'es là, hein. Pas du tout pour lui.
Je vis les épaules de Mathieu se raidir imperceptiblement, son visage se décomposer légèrement tandis que les mots de Capucine s'écrasaient sur lui comme autant de petites gifles. Le pauvre garçon...
— Hey, attends... en vrai, tu savais même pas qu'elle serait là, Aya... si ? tenta-t-il d'une voix incertaine, essayant maladroitement de désamorcer la situation embarrassante.
Mais Capucine, fidèle à elle-même et à sa défense instinctive, renchérit en haussant les épaules avec désinvolture :
— Ouais bah je t'ai suivi juste parce que je m'ennuyais à crever, tu comprends ? Faut pas chercher plus loin.
Aaaah, ma Capucine adorée... Elle peut bien faire sa fière, jouer les indifférentes, mais je la connais beaucoup trop bien. À force de toujours se méfier des garçons comme s'ils étaient tous taillés dans le même bois pourri, elle est devenue totalement incapable de voir ce qui se trouve juste devant ses yeux. Et ce qui se trouve là, patiemment assis à ses côtés malgré les rebuffades constantes, c'est Mathieu.
Un gars absolument génial, honnêtement. Si seulement elle acceptait d'ouvrir un peu les yeux et de regarder au-delà de ses préjugés, elle verrait à quel point il est différent de tous les autres crétins qui gravitent autour de nous.
Mais bon, c'est terriblement compliqué avec elle. Capucine a développé ce rejet presque viscéral des mecs qui essaient de l'approcher de trop près. Elle pense systématiquement qu'ils vont finir par lui sauter dessus à la première occasion, qu'ils ont forcément une arrière-pensée malsaine cachée quelque part. Je comprends parfaitement d'où vient cette méfiance maladive – elle a ses raisons, que je respecte profondément – mais... avec Mathieu, c'est objectivement différent. Lui, il est doux comme un agneau. Patient comme un moine. À l'écoute de manière presque excessive. Il la respecte comme personne d'autre ne le fait.
Et surtout, surtout, il est là. Toujours présent. Constamment disponible.
Mathieu, franchement... c'est un véritable gars en or massif.
Aujourd'hui encore, s'il est assis là à côté de Capucine alors que sa petite sœur Cerise n'est pas avec lui – ce qui est extrêmement rare – c'est uniquement parce qu'il a réussi à s'organiser en catastrophe pour qu'Emy accepte de s'en occuper à sa place. Cerise n'a pas cours aujourd'hui, donc Emy a gentiment proposé de la garder quelques heures chez elle, histoire que Mathieu puisse enfin souffler un peu et s'accorder une minuscule parenthèse de liberté.
Mais même quand il est physiquement libre, on sent instinctivement que le poids écrasant de ses responsabilités ne le quitte jamais vraiment. On dirait carrément un père de famille surmené alors qu'il n'a que dix-sept ans et que c'est juste son grand frère. Mais le rôle qu'il a choisi d'endosser, lui, c'est bel et bien celui d'un pilier familial inébranlable. Il prend soin de Cerise comme si sa propre vie en dépendait, comme si le monde entier s'effondrerait s'il baissait ne serait-ce qu'une seconde sa garde.
Et au lycée, le schéma se répète à l'identique. On lui confie systématiquement toutes les tâches importantes, toutes les missions ingrates et chronophages que personne d'autre ne veut accomplir, et lui, imperturbable, il les accepte sans jamais broncher ni se plaindre. Parce qu'il est fondamentalement comme ça : fiable jusqu'à l'abnégation, investi corps et âme, courageux face aux défis. Il fait ce que les autres refusent de faire ou n'osent même pas envisager. Et en plus de tout ça... il le fait remarquablement bien, avec une efficacité déconcertante.
Et il faut absolument que je le dise : il est objectivement beau gosse. Franchement. Il possède ce charme particulier, discret et authentique, pas celui qui vous saute immédiatement à la figure dans une explosion d'évidence, mais plutôt celui qui vous attrape progressivement, par surprise, comme une mélodie qu'on fredonne soudain sans s'en rendre compte. Le genre de mec que tu ne remarques pas spécialement au premier abord, perdu dans la masse des visages anonymes, et puis un jour tu le regardes vraiment – vraiment – et tu te dis intérieurement : « Mais attends une seconde... en fait, il est carrément mignon, lui. Comment j'ai pu passer à côté ? »
Capucine est en train de passer complètement à côté de quelque chose d'important, je vous le dis franchement.
Moi aussi, à une certaine époque pas si lointaine, je l'ai trouvé objectivement attirant, Mathieu. Mais c'était avant. Avant que je comprenne progressivement la véritable nature de ce que je ressens pour une autre personne... Mais ça, c'est une tout autre histoire que je garde précieusement pour moi.
En attendant, j'admire Mathieu pour une raison totalement différente et bien plus profonde : il incarne absolument tout ce que la masculinité toxique n'est pas et ne sera jamais.
Il est naturellement doux, spontanément tendre, sans pour autant être effacé ou transparent. Il n'éprouve aucune gêne, aucun complexe à accomplir des tâches que beaucoup considèrent stupidement comme des activités « féminines » – je déteste viscéralement ce mot réducteur, mais bon, vous voyez parfaitement ce que je veux dire : il adore sincèrement s'occuper des enfants, leur consacrer du temps de qualité, faire la cuisine avec application, ranger méticuleusement, organiser efficacement. Il possède cette fibre particulière, cette sensibilité qu'on retrouve malheureusement très rarement chez les garçons de notre génération, encore prisonniers de codes stupides.
Et pourtant, malgré tout ça, malgré la douceur et l'attention qu'il déploie naturellement, il garde fièrement la tête haute. Il ne se plaint jamais de son sort. Il bosse même en parallèle dans un garage automobile du quartier, en totale clandestinité évidemment, parce qu'il est encore officiellement mineur et que la loi interdit ce genre d'arrangement. Il y donne régulièrement un coup de main précieux, bricole avec passion, apprend chaque jour de nouvelles compétences techniques. Il est respecté là-bas par des hommes deux fois plus âgés que lui. Et grâce aux contacts professionnels qu'il se constitue patiemment, il pourrait sincèrement aller très loin dans ce domaine s'il le décidait.
C'est profondément triste à dire, mais ses parents à lui ne s'en préoccupent pas vraiment. Pas méchamment, non, ce ne sont pas de mauvaises personnes fondamentalement. Mais... disons qu'ils sont constamment dépassés par les événements, un peu absents émotionnellement, perdus dans leurs propres problèmes. Alors Mathieu, par nécessité autant que par nature, prend absolument tout sur ses épaules encore fragiles, et Capucine avec Emy font sincèrement ce qu'elles peuvent pour l'épauler dans cette lourde tâche, notamment concernant Cerise qui les adore toutes les deux.
Gratuitement, bien entendu. Cette question ne se pose même pas entre nous.
Parce que dans notre petit groupe soudé, on se serre instinctivement les coudes face aux difficultés. On n'a simplement pas le choix si on veut survivre.
Je m'étais perdue dans le fil sinueux de mes pensées quand un cri strident m'arracha brutalement à ma rêverie contemplative. Un bruit sourd et inquiétant résonna sur le terrain. L'entraînement avait officiellement commencé, et le ballon orange claquait maintenant contre le parquet avec une régularité presque hypnotisante, créant un rythme familier et rassurant.
Je m'installai plus confortablement entre Capucine et Mathieu, coinçant mes jambes contre le gradin inférieur, les yeux immédiatement rivés sur Léandre qui évoluait sur le terrain avec cette grâce naturelle qui le caractérisait. Il courait avec une fluidité presque irréelle, le corps parfaitement tendu vers l'effort, chaque mouvement calculé avec une précision millimétrique. Toujours intensément concentré. Toujours perdu dans son propre monde intérieur.
Si je pouvais prendre la place de cet arbitre complètement incompétent, je le ferais sans la moindre hésitation. Sérieusement, ce type ne sert rigoureusement à rien d'utile. Il somnole littéralement à moitié sur son sifflet argenté, les bras ballants le long du corps, l'air de s'ennuyer profondément comme s'il assistait à une conférence sur la fiscalité médiévale plutôt qu'à un match de basket nécessitant sa vigilance constante.
Non mais franchement, qui lui a confié ce rôle crucial ? Que quelqu'un me le présente pour que je lui parle sérieusement deux minutes, face à face.
Parce que là, ce n'est même plus une simple question d'incompétence professionnelle banale, c'est carrément de la négligence caractérisée qui frise la non-assistance. On pourrait littéralement se blesser gravement sur ce terrain que le mec continuerait tranquillement à mâchonner son chewing-gum mentholé sans même lever la tête ou manifester la moindre inquiétude.
Et malheureusement, cette incompétence flagrante se vérifie très rapidement dans les faits : l'équipe adverse ne fait preuve d'absolument aucun fair-play, d'aucun respect des règles élémentaires. Ils balancent des coups de coude vicieux dans les côtes de nos joueurs, font délibérément trébucher les nôtres sous le prétexte fallacieux de jouer « agressivement », et évidemment, le tout sans la moindre sanction de la part de notre arbitre aveugle.
Mais le pire dans tout ça, ce qui me fait littéralement bouillir le sang dans les veines, c'est qu'ils s'acharnent particulièrement sur Léandre. Spécifiquement lui.
Comme si ça leur procurait un plaisir malsain, comme s'ils avaient découvert un punching-ball humain parfait pour exprimer leur violence gratuite. Il encaisse stoïquement tout sans jamais rien dire, sans se plaindre, sans même réagir visiblement. Et moi, spectatrice impuissante sur ces gradins inconfortables, j'ai juste envie de descendre immédiatement sur ce terrain pour leur botter méthodiquement les fesses, un par un, jusqu'à ce qu'ils comprennent leur erreur.
Parce qu'il a déjà largement assez de marques douloureuses sur la peau, il porte déjà bien assez d'ecchymoses qu'il doit soigneusement cacher sous ses manches longues même en pleine canicule, il n'a absolument pas besoin qu'on l'attaque encore davantage ici, dans un endroit qui devrait être un refuge sûr pour lui.
Je serrais convulsivement les poings sur mes genoux tremblants, les yeux désespérément rivés sur le terrain où la violence sourde continuait de s'exprimer.
Et puis soudainement, sans prévenir, tout bascule dans le chaos.
Un joueur de notre équipe, que je connais à peine – probablement un petit nouveau fraîchement intégré – s'écroule lourdement au sol comme une marionnette dont on aurait brusquement coupé les fils. Son visage devient instantanément d'une pâleur cadavérique, ses jambes se mettent à trembler de manière incontrôlable. Il tente courageusement de se relever en prenant appui sur ses bras, mais retombe aussitôt dans un bruit mat, le souffle visiblement court et sifflant. Un malaise vagal classique. J'ai immédiatement reconnu tous les signes caractéristiques grâce aux cours de secourisme que j'ai suivis l'année dernière. Et là encore, miracle de l'incompétence, l'arbitre ? Il ne bouge absolument pas d'un millimètre. Il reste pathétiquement planté là comme un piquet, les yeux perdus dans le vide intersidéral, la bouche légèrement entrouverte. Comme s'il n'avait strictement rien vu de ce qui venait de se produire juste sous son nez.
Je me levai d'un bond explosif, renversant presque mon sac dans la précipitation, et dévalai les gradins en courant à perdre haleine vers le terrain.
Tant pis si je n'étais officiellement censée être qu'une simple remplaçante de secours. Il était absolument hors de question que je reste les bras bêtement croisés à regarder ce spectacle pathétique. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine, cognant violemment contre mes côtes. Pas de stress paralysant, non. De rage pure et bouillonnante.
On allait rapidement voir si ces abrutis notoires en face allaient continuer leurs coups foireux et leurs provocations stupides avec moi activement présente sur le terrain.
Je sentais déjà l'adrénaline familière revenir puissamment dans mes veines comme un vieux réflexe qui se réveille. Ça faisait sincèrement longtemps que je n'avais pas été plongée en plein cœur du jeu, activement impliquée dans l'action, et même si objectivement ce n'est pas la meilleure nouvelle du monde pour mon équilibre personnel, je dois honnêtement reconnaître une chose indéniable : quand je joue réellement, je donne absolument tout ce que j'ai. Je suis littéralement animée par une sorte de feu intérieur dévorant, une énergie brute presque animale qui me submerge complètement.
Mais malheureusement... je joue aussi de manière incroyablement bête et impulsive.
Je fonce tête baissée sans réfléchir aux conséquences. Je cogne sans mesurer ma force. Je m'emporte pour un rien. Et bien sûr, évidemment, c'est précisément à ce moment absolument parfait que l'idiot d'arbitre décide miraculeusement de se réveiller de sa longue hibernation et de sortir ses cartons imaginaires à la moindre petite erreur que je commets.
Non mais sérieusement, c'est une blague ?! Il dort paisiblement pendant que les autres se font systématiquement massacrer sans protection, et maintenant que moi je joue activement, il se croit subitement transporté en finale de la NBA professionnelle ?
Je bouillais littéralement de rage contenue.
Et comme si cette situation absurde ne suffisait pas à mon malheur, je le repère soudainement du coin de l'œil.
Dans l'équipe adverse, devinez qui s'y trouve en bonne place, arborant un sourire suffisant ?
Diego.
Ce bouffon absolument fini. Aussi profondément bête que gratuitement méchant, aussi lourd qu'inutile sur un terrain. Il est là, en train de fanfaronner pathétiquement comme s'il jouait la carrière sportive de sa vie, alors qu'en réalité il ne sait même pas aligner correctement trois malheureux dribbles consécutifs sans perdre stupidement le ballon.
Et franchement, autant je râle constamment contre l'équipe adverse et leur jeu déloyal, autant je dois admettre que la nôtre... c'est vraiment pas beaucoup mieux dans l'ensemble. Mis à part Léandre et moi qui essayons désespérément de maintenir un semblant de niveau, le reste de l'effectif, c'est essentiellement une bande de macaques totalement désorganisés qui se croient naïvement invités à un goûter d'anniversaire plutôt qu'à un entraînement sérieux. Je dois me retenir physiquement de hurler comme une possédée à chaque fois qu'ils ratent lamentablement une passe pourtant évidente ou qu'ils se prennent ridiculement pour des stars internationales.
C'est précisément pour cette raison profonde que je déteste viscéralement le sport pratiqué en compétition officielle.
Le basket en lui-même, je l'aime passionnément. Mais je l'aime essentiellement pour me défouler sainement, pour évacuer toutes mes tensions accumulées, certainement pas pour toute cette merde paralysante de stratégie complexe, de règles tatillonnes et de conneries bureaucratiques d'arbitres qui sifflent hystériquement au moindre faux pas microscopique.
Et peut-être aussi, peut-être même surtout, que si je m'investis aussi intensément dans ce match qui n'a objectivement aucune importance... c'est fondamentalement parce que je veux désespérément protéger Léandre. Le garder constamment à l'œil. Le maintenir à l'abri de ces brutes épaisses.
Parce que quand on tient vraiment à quelqu'un, au point que cette personne occupe chaque recoin de nos pensées... on est prêt à absolument tout. Sans exception. Sans limite.
Nathan – Chambre d'hôpital
J'étais cloîtré entre quatre murs d'un blanc terne et désespérément monotone, étouffé dans cette chambre d'hôpital totalement dépourvue de vie et d'âme.
Le silence y régnait en maître absolu, pesant comme une chape de plomb sur mes épaules affaissées. Seuls les petits bips réguliers et obsédants des machines médicales parvenaient à briser par instants ce calme artificiel et oppressant, créant une mélodie morbide qui rythmait désormais ma triste existence.
De temps en temps, à intervalles aussi réguliers que prévisibles, une infirmière au sourire professionnel mais las frappait doucement à ma porte. Elle m'incitait gentiment, avec des mots qu'elle devait répéter cent fois par jour, à sortir un peu de ma tanière, à « prendre l'air » dans les couloirs stériles, ou à discuter avec d'autres patients pour « me changer les idées » et « voir du monde ».
Mais franchement, sérieusement, ils croient quoi exactement ? Que quelques mots convenus prononcés d'une voix compatissante ou qu'une promenade pathétique dans un couloir aseptisé vont miraculeusement suffire à me faire oublier où je suis ? Ce que je vis au quotidien ? Ce qui m'attend inexorablement au bout du chemin ? La réalité implacable de ma situation ?
Non. Évidemment que non.
Tout ce qui pourrait réellement, authentiquement me changer les idées et me redonner un semblant de goût à la vie, ce serait uniquement la présence physique de Gabi. Gabriel. Mon Gabriel.
C'est stupide à dire, presque embarrassant à avouer, mais il me manque terriblement. Chaque jour. Chaque heure. Chaque minute qui s'écoule dans cette solitude écrasante.
Ici, enfermé dans ce cube blanc impersonnel, je me sens incroyablement, désespérément seul. Comme si j'étais le dernier être humain sur une planète abandonnée, flottant dans un vide intersidéral.
Les journées s'étirent interminablement, se dilatent comme si chacune durait une semaine entière. Le temps lui-même semble s'être figé, cristallisé dans une éternité douloureuse. Les aiguilles de l'horloge murale accrochée en face de mon lit avancent avec une lenteur insupportable, comme si elles se traînaient péniblement dans une mélasse invisible.
Et mon corps... mon propre corps commence progressivement, inexorablement, à me trahir de la manière la plus cruelle.
Ma chimiothérapie a officiellement commencé à produire ses effets dévastateurs sur mon organisme fragilisé. Petit à petit, insidieusement, comme un poison qui se diffuse lentement dans mes veines.
Je ressens constamment cette fatigue écrasante, omniprésente, cette lourdeur permanente dans tous mes membres qui me donne l'impression de porter des poids de plomb attachés à mes chevilles et mes poignets. Ce goût métallique et amer qui ne quitte jamais ma bouche, même après m'être brossé les dents trois fois de suite. Ce froid glacial qui s'est installé profondément dans mes os et ne me quitte plus, même lorsque je suis recroquevillé sous deux couvertures épaisses superposées et que le radiateur de la chambre tourne à plein régime.
Je ne veux même plus me regarder dans le miroir accroché au-dessus du lavabo. Je refuse catégoriquement de me confronter à cette image. Je sais pertinemment ce que j'y découvrirais, et cette certitude me terrifie : un visage creusé et émacié, presque méconnaissable, avec des pommettes saillantes qui ressortent comme des arêtes rocheuses. Un teint blafard, presque verdâtre sous la lumière crue des néons hospitaliers, qui me donne l'apparence d'un cadavre ambulant. Une carcasse humaine progressivement amaigrie, vidée de sa substance. Un fantôme de ce que j'étais il y a seulement quelques semaines.
Un mort vivant pathétique qui continue stupidement de respirer.
Ah ah. Franchement, sans forcer le trait, je pourrais parfaitement décrocher un rôle dans un film d'horreur de série Z avec cette apparence cadavérique. Je n'aurais même pas besoin de maquillage spécial ou de prothèses latex. Ma dégradation physique ferait tout le travail.
Heureusement – et c'est bien la seule consolation maigre dans ce tableau apocalyptique – pour l'instant, à cet instant précis, j'ai encore miraculeusement mes cheveux intacts sur mon crâne. Ils sont encore là, fidèles au poste, même s'ils ont perdu de leur éclat et de leur vitalité.
Mais je sais très exactement, avec une certitude absolue et terrible, que ce répit n'est qu'une question de jours. De semaines au grand maximum si j'ai vraiment de la chance.
Et quand ce moment inévitable arrivera, quand je me réveillerai un matin avec des mèches entières sur mon oreiller... je ne veux catégoriquement pas que qui que ce soit me voie dans cet état de déchéance physique. Personne ne doit savoir ce que je deviens. Personne ne doit être témoin de ma lente transformation en épave humaine. Pas encore. Pas maintenant.
Surtout pas lui. Surtout pas Gabriel.
Mais aujourd'hui... aujourd'hui, c'est radicalement différent de tous les autres jours mornes qui se sont succédé depuis mon admission. Aujourd'hui est spécial.
Gabriel vient personnellement me rendre visite. Il a pris le temps. Il a fait l'effort. Il a pensé à moi.
Et pour une fois, véritablement pour la première fois depuis que je suis enfermé dans cet établissement médical impersonnel, j'ai décidé consciemment de faire un effort considérable sur mon apparence. De me rendre « présentable », autant que les circonstances actuelles le permettent. De ressembler encore vaguement à moi-même, à celui que j'étais avant. Pas à ce patient anonyme à demi conscient et totalement résigné qu'on croise quotidiennement dans les couloirs sinistres, traînant sa perfusion comme un boulet.
Pas à ce corps décharné et méconnaissable que je ne reconnais déjà plus comme étant le mien.
Je refuse catégoriquement, avec toute la force qui me reste, qu'il me découvre affublé de cette horrible surblouse turquoise d'hôpital qui pue le désinfectant et la maladie, allongé mollement dans ce lit médicalisé trop grand, les yeux complètement éteints et vitreux, la bouche entrouverte dans une expression hagarde. Je refuse qu'il voie cette version pathétique et diminuée de moi.
Je veux absolument, désespérément, qu'il retrouve Nathan. Le vrai Nathan. Celui qu'il connaît et qu'il apprécie. Pas une version affaiblie, malade et flétrie qui ne serait plus qu'une ombre pâle de ce que j'étais.
Alors, mobilisant toutes mes maigres réserves d'énergie, j'ai soigneusement enfilé un t-shirt propre et relativement seyant que ma mère avait eu la gentillesse de m'apporter lors de sa dernière visite éclair. Je me suis recoiffé tant bien que mal devant le petit miroir, même si mes cheveux ont considérablement perdu de leur volume habituel et pendent tristement sur mon front moite. J'ai même tenté d'appliquer un peu de crème hydratante sur mon visage desséché pour masquer la sécheresse extrême de ma peau.
J'ai même forcé l'apparition d'un sourire dans le miroir, répétant l'expression plusieurs fois comme un acteur qui prépare son entrée en scène. Le résultat est... discutable. Mais c'est mieux que rien.
Et maintenant, j'attends. Simplement. Patiemment. Désespérément.
Je compte mentalement les minutes qui s'égrènent avec une lenteur exaspérante. Puis les secondes quand l'impatience devient trop forte.
Mon cœur bat beaucoup trop vite dans ma poitrine creuse. Beaucoup trop fort, comme s'il voulait s'échapper de ma cage thoracique. Je sens distinctement chaque pulsation résonner dans mes tempes, dans mon cou, jusque dans le bout de mes doigts tremblants.
Mais paradoxalement, malgré cette anxiété qui me vrille l'estomac, c'est la toute première fois depuis des jours interminables – non, des semaines entières peut-être – que je me sens véritablement vivant.
Vraiment vivant. Pas juste en train de survivre mécaniquement d'un jour à l'autre.
Pour la première fois depuis mon arrivée dans cet endroit maudit, j'ai quelque chose à attendre. Quelqu'un qui compte assez pour moi pour que je sorte de ma léthargie morbide. Une raison de me battre, même faiblement.
Un léger coup frappé à la porte me fait sursauter violemment. Mon cœur fait un bond spectaculaire dans ma poitrine. C'est lui. Ça ne peut être que lui.
— Ouais, entre ! réussis-je à articuler d'une voix que j'espère suffisamment assurée, même si elle tremble légèrement au bout.
La porte s'ouvre lentement, presque timidement, en grinçant légèrement sur ses gonds métalliques. Et là, se découpant dans l'encadrement baigné de lumière crue du couloir, se tient Gabriel.
Mon Gabriel.
Il est exactement comme dans mes souvenirs obsédants. Peut-être même encore plus beau que dans mon imagination fiévreuse. Ses cheveux légèrement en désordre, comme toujours. Ce regard doux et inquiet qui me transperce immédiatement. Ce sourire hésitant qui apparaît progressivement sur ses lèvres parfaites lorsque nos yeux se croisent enfin.
— Salut, Nath, murmure-t-il doucement, presque avec révérence, comme s'il avait peur que sa voix trop forte ne me brise en mille morceaux.
Et instantanément, malgré toute la douleur physique qui irradie dans chaque cellule de mon corps torturé, malgré la fatigue écrasante qui pèse sur mes épaules comme un manteau de plomb, malgré l'angoisse sourde qui ne me quitte jamais complètement...
Je souris. Sincèrement. Authentiquement.
Pour la première fois depuis une éternité, je souris vraiment. Et ce n'est pas forcé. Ce n'est pas un masque social. C'est réel.
Parce qu'il est là. Enfin.
Et que pour quelques heures précieuses, volées au temps impitoyable et à la maladie dévorante, je ne suis plus juste un patient anonyme dans une chambre d'hôpital impersonnelle.
Je redeviens Nathan. Simplement Nathan.
Et ça, personne ne peut me l'enlever.

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