Emotions

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- L'Après Aya — 17h30, le jour du match

Le gymnase, d'habitude bruyant et transpirant le sport et la sueur d'adolescents surexcités, était devenu une véritable scène de film. Un mauvais film d'horreur dont on ne peut pas détourner le regard.

Des gyrophares rouges et bleus découpaient brutalement les murs et les visages dans une danse stroboscopique, comme si la réalité elle-même essayait désespérément de se faire passer pour un cauchemar éveillé dont on pourrait se réveiller.

Moi, j'étais là, recroquevillée pathétiquement dans un coin sombre, emmitouflée dans une couverture de survie argentée qui grattait désagréablement la peau et faisait un bruit de paquet de chips froissé à chaque mouvement, aussi minime soit-il.

Quelqu'un de bien intentionné avait pensé qu'un chocolat chaud tiède du distributeur automatique m'aiderait miraculeusement à aller mieux. C'était gentil, je suppose. Une attention touchante. Mais je l'avais toujours serré entre mes mains tremblantes. Intact. Complètement froid maintenant. Exactement comme moi.

Gabriel ne m'avait pas quittée une seule seconde depuis... depuis l'événement. Depuis ce truc innommable. Il était littéralement collé à moi, sa présence silencieuse comme une ombre protectrice. Je crois qu'il avait aussi peur que moi, peut-être même davantage, mais il le cachait soigneusement derrière son air distant, presque mécanique et détaché.

— C'est pas possible... murmurais-je d'une voix brisée, le regard complètement perdu dans le vide qui s'étendait devant moi.

— Que veux-tu dire exactement par là ? répondit-il sans même me regarder, fixant un point invisible sur le mur opposé.

Je pris une inspiration tremblante et laborieuse, mes poumons refusant presque de coopérer.

— Je sais pas... comment c'est seulement possible ? Il y avait des flics partout, Gabriel. Des vrais policiers armés et entraînés. Et quelqu'un a quand même réussi à les... à les tuer. Genre... vraiment les tuer. Et si cette chose, ou cette personne, ou je sais même pas quoi exactement... revient ? J'ai peur, Gabriel. J'ai vraiment la trouille.

Il ne me répondit pas immédiatement.

Mais son silence éloquent en disait infiniment plus que n'importe quel discours rassurant. Il savait quelque chose. Ou alors il flippait encore plus que moi, et ça, franchement, c'était pas du tout rassurant.

Ses yeux... il y avait un truc vraiment étrange dedans. Pas de la peur simple. Pas de la colère justifiée. C'était plus profond... comme des stigmates invisibles. Des marques que je ne pouvais pas voir mais qui me fixaient, me parlaient sans prononcer le moindre mot. Et moi, j'entendais rien de compréhensible, et ça m'angoissait terriblement.

— Et ça vient d'où, ça ? dis-je soudainement en désignant les blessures fraîches sur ses mains bandées.

Il ne répondit pas tout de suite, laissant le silence s'installer lourdement.

Je le voyais réfléchir intensément, chercher une excuse plausible qui allait me passer sous le nez sans que je pose trop de questions. Puis il lâcha finalement, avec un air volontairement désinvolte :

— Je me suis battu, c'est tout.

Je fronçai immédiatement les sourcils, suspicieuse.

— Mais... pourquoi ? Avec qui exactement ?

Pas de réponse claire. Juste un petit tic nerveux à la lèvre inférieure. Il mentait. Ou il cachait quelque chose d'important. Et dans les deux cas, je détestais profondément ça.

Je lui faisais confiance, pourtant. Une confiance presque aveugle. Mais là, j'avais comme une alarme stridente qui hurlait sans discontinuer dans ma tête.

Et Nathan ? Est-ce qu'il est au courant de ce qu'a fait Gabriel ? Et si il était impliqué... non. Non. Je ne dois pas penser ça. Pas maintenant.

Pas le temps de pousser plus loin mon interrogatoire. Le reste du groupe arriva soudainement, dans un chaos d'émotions trop grandes et trop violentes pour l'espace réduit où on était tous entassés comme des sardines.

Capucine tenait Emy serrée contre elle comme si elle pouvait la faire disparaître complètement dans ses bras protecteurs. Elle lançait des regards à la fois de feu brûlant et de glace polaire à quiconque s'approchait trop près. Elle avait l'air prête à mordre sauvagement.

Mathieu portait tendrement Cerise dans ses bras, qui ne disait absolument rien. Trop calme. Trop neutre pour être naturel. Je savais pas si elle comprenait pas ce qui se passait, ou si elle faisait juste semblant de ne pas comprendre. Et si c'était le cas, j'étais presque jalouse. J'aurais tellement aimé, moi aussi, pouvoir simplement... ignorer le monde. Ne plus ressentir. Fermer les yeux et tout oublier.

Mais moi, je pouvais pas faire ça. Je pouvais juste faire genre que tout allait bien.

— J'espère sincèrement qu'il est pas là, l'autre con, sinon je jure sur ma vie que je lui en colle une ! cracha Capucine avec rage, et en même temps, elle broyait presque Emy contre sa poitrine.

— Mais je te dis qu'il a rien fait de mal, Capu... réussit à souffler Emy d'une voix minuscule et tremblante.

Je savais pas si je devais me mêler à cette scène tendue. Ça ressemblait à une querelle de cour de récré... mais il y avait un détail qui me démangeait sérieusement le cerveau.

Il est où, Tristan ?

Et merde. J'avais pensé à voix haute sans m'en rendre compte.

— Justement ! explosa Capucine avec une violence contenue. Ne me parle surtout pas de ce salopard ! Qu'il reste loin, très loin de nous !

Ok, au moins j'avais ma réponse. Même si elle me glaça le sang un peu.

— Mais pourquoi ? Il s'est passé quoi exactement ? fis-je, d'une voix fatiguée, presque morte.

C'est Mathieu qui répondit calmement, sûrement pour calmer un peu l'ambiance explosive.

— Écoute Aya... Capucine est en mode panique totale parce que Tristan a emmené Emy hors des gradins pendant le match. Sauf que c'est vraiment pas normal. Personne avait le droit de sortir sauf pour aller aux toilettes. Et ils ont été absents vachement longtemps. Du coup, Capu pense qu'il a fait un truc pas net... peut-être même qu'il y a un lien avec ce qui s'est passé avec Léandre.

Je sentais un frisson glacé me traverser la colonne vertébrale. Un vrai frisson de peur pure.

— Mais Capu, sérieusement... c'est grave, ce que tu balances là comme accusation.

— AYA.

Capucine me fixait intensément comme si j'étais soudainement devenue une traîtresse.

— Ce mec est bizarre depuis le début. Il a passé toute la soirée à coller Emy comme une sangsue. Dès le début, il l'a ciblée spécifiquement. Et t'as vu comment il était avec son propre frère ? Avec Léandre ? Glacial. Distant. C'est un nid à emmerdes, ce gars. Et crois-moi, j'ai l'œil. Je les ai vus se barrer discrètement ensemble.

— Tu vas trop loin dans tes accusations...

Mais le silence pesant qui suivit sentait le doute, la peur, et peut-être la vérité. Ou du moins, une part de vérité. Et cette part, elle me faisait flipper au plus haut point.

Non... non. Tristan n'aurait pas pu faire ça... Il est chelou, ok. Mais pas ça. Pas un meurtre.

Je regardai Emy avec insistance. Elle ne disait rien. Un mur impénétrable. Une statue de marbre.

— Emy... pourquoi tu veux rien dire ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Et là, elle craqua complètement. D'un seul coup.

— Je peux pas... pleura-t-elle soudainement, les épaules secouées de sanglots incontrôlables.

Capucine me lança un regard du genre "Tu vois ? Je te l'avais dit."

Puis elle se mit doucement à genoux devant sa sœur, douce d'un coup, contrastant violemment avec sa colère précédente.

— S'il te plaît, Emy. Dis-moi ce qui s'est passé. Je suis ta sœur. Tu sais que je te jugerai jamais, quoi que tu aies vu.

Mais Emy répétait obstinément la même phrase. Encore. Et encore. Comme un disque rayé.

— On m'a interdit... Je peux pas... On m'a interdit de parler...

Et là... tout se connecta brutalement dans ma tête.

Elle savait quelque chose. Elle avait vu quelque chose de terrible. Rencontré quelqu'un. Elle avait été en contact direct avec ce truc. Le tueur. L'invisible. L'intangible.

Et elle avait été épargnée.

Pourquoi ?

C'était comme une loi. Comme une règle silencieuse et implacable.

Celui qui tente de faire le lien entre les deux mondes... sera puni par le silence.

Et là, une autre pensée me frappa violemment.

Où est passé Gabriel ?

Je me retournai brusquement.

Il avait disparu. Sans un bruit. Sans qu'aucun de nous ne le remarque dans notre chaos émotionnel.

Gabriel — La fuite

Je dévalai précipitamment les marches du gymnase, le souffle saccadé et irrégulier, le cœur dans la gorge.

J'avais désespérément besoin d'air frais. D'espace vital. De silence apaisant. Mais rien ne me répondait, rien ne s'apaisait. Tout vibrait encore douloureusement dans mes tempes pulsantes.

Emy sait quelque chose d'important.

Et je le savais moi aussi. Ce genre de silence — ce genre de terreur pure — ça ne vient pas de nulle part. Il y avait forcément quelqu'un d'autre dans cette pièce avec elle. Quelqu'un qu'on ne voit pas. Qu'on ne veut pas voir.

Alors il y en a un à qui je dois absolument parler : Tristan.

Je le repérai rapidement, coincé dans l'ambulance stationnée devant l'entrée, blanc comme s'il avait été aspiré de l'intérieur. À côté de lui, un autre garçon plus jeune — Benjamin probablement — même regard de feu éteint et traumatisé.

Autour d'eux, la famille. Froids. Lisses. Statues figées dans un décor trop propre et artificiel. La mère me foutait des frissons désagréables — aucun mot prononcé, aucun froncement de sourcil, même pas un éclat d'inquiétude dans les yeux. C'était comme si elle assistait à un dîner mondain, pas à l'évacuation d'urgence de son fils poignardé.

Mais Tristan, lui, il était là. Réel et présent. Dévasté, oui, mais vivant. Et quelque chose dans sa manière de serrer désespérément la main de son frère me dit qu'il a vu exactement ce que je redoute.

J'aurais pu aller lui parler directement. Lui sauter dessus. Lui hurler de me dire immédiatement ce qu'il sait.

Mais je pouvais pas. Pas maintenant. Pas avec Léandre encore à moitié mort à côté de lui.

Je reculai lentement. L'estomac tordu, la gorge brûlante. Je n'avais pas ma place ici. Je ne suis pas un ami proche. Juste un écho maladroit de ce monde en train de s'effondrer progressivement.

Je quittai le gymnase d'un pas pressé.

Le soleil me parut faux. Le ciel aussi. Tout était beaucoup trop clair pour ce qu'il venait de se passer.

J'en ai marre.

Marre de réfléchir sans cesse. Marre de chercher des réponses qui me glissent entre les doigts comme de l'eau sale.

Mais une chose est absolument sûre : Emy a vu l'ombre. Et elle respire encore.

Pourquoi ? Pourquoi pas Léandre ? Pourquoi laisser délibérément un témoin derrière soi ? C'est comme si on jouait avec nous.

Comme si quelque chose voulait être vu.

Mais j'ai plus la force de penser rationnellement. Mon cerveau me trahit, mes nerfs lâchent.

Alors je rentre. Comme un automate.

Gabriel — La descente

Ma maison me regarde avec hostilité. Même la poignée de la porte me paraît hostile et menaçante.

Je balance mon vélo rouillé contre le mur extérieur, le fracas métallique résonne bruyamment dans l'allée vide. Je grimpe les escaliers comme un fantôme qui cherche désespérément sa tombe.

Je ne veux pas rentrer dans cette chambre. Pas là-dedans. Pas dans cette pièce maudite.

Et pourtant, j'ouvre la porte.

Un souffle. Et puis : le miroir.

Il est là. Immobile. Traître.

Et lui... Lui.

Celui qui me regarde depuis des semaines. Le reflet que je ne contrôle plus. Ce n'est plus mon visage. C'est le sien. Et il sourit.

POURQUOI TU SOURIS ?

Mon poing fuse sans réfléchir. Le verre éclate dans un hurlement sec et violent.

Je frappe encore. Encore. Encore. Le sang frais s'écrase contre les murs, les éclats de verre ricochent partout. Je détruis tout. J'efface son rictus moqueur. Je l'éventre. Je le tue.

Je suis complètement essoufflé. Le cœur cogne beaucoup trop fort.

Et je murmure comme un secret beaucoup trop lourd :

— J'te laisserai pas me prendre.

Je serre mes mains ensanglantées, des bouts de miroir plantés dans la peau comme des aiguilles. C'est pas grave. J'ai l'habitude maintenant. C'est le troisième miroir que je brise.

Les miroirs sont mes ennemis. Ils me suivent. Ils me parlent pas. Mais ils savent. Ils sont la porte. Et il est derrière.

Je hurle de toutes mes forces.

— VOUS VOULEZ SAVOIR CONTRE QUI JE ME BATS ?!!

Je fracasse ce qu'il reste au sol, avec les pieds, les mains, les cris.

— JE ME BATS CONTRE MON PASSÉ DE MERDE !!! CONTRE MOI !!!

Et je m'effondre. Dans le silence.

Gabriel — Tard dans la soirée

L'odeur de désinfectant, le silence pesant.

Je me tiens là, devant la porte de la chambre 333. J'avais promis de pas venir, de garder tout ça pour moi. Mais j'en pouvais plus.

Un faible "Entre" me fait pousser la porte.

Nathan est là, allongé, ses traits fatigués mais son regard toujours aussi vif malgré les perfusions. Il essaie de sourire, même si c'est dur. Mais pour autant, il ne semble pas plus mal que la dernière fois que je l'ai vu.

— Salut... dis-je, en posant mon sac et m'asseyant sur une chaise branlante.

Il me regarde, note les bandages, les traces sur mes mains, sans poser de questions directes.

— Alors... qu'est-ce qui s'est passé ?

Je serre les poings sur mes genoux, le cœur battant trop fort.

— Léandre a été attaqué. Au gymnase. Juste avant que tout parte en vrille. Je l'ai retrouvé, inconscient, plus vraiment là.

Nathan fronce les sourcils.

— Tu sais qui a fait ça ?

Je baisse la tête.

— Je sais pas. C'est ce qui me fait flipper. Y'a des trucs que personne veut dire, que personne ne veut voir. Emy... elle était là, mais elle peut pas en parler. Elle a peur.

— Peur de quoi ?

Je regarde autour, comme si les murs allaient écouter.

— D'une menace qu'on comprend pas encore. Une ombre qui plane au-dessus de nous.

Nathan me fixe, l'inquiétude mêlée à la curiosité dans ses yeux.

— Et toi ? T'as pas peur de t'y frotter ?

Je hausse les épaules, essayant de paraître plus sûr que je ne le suis.

— Peut-être que si on ferme les yeux, ça disparaît. Mais ça marche jamais. J'ai l'impression que ça me suit, que ça nous colle à la peau.

Il souffle, un souffle lourd.

— T'es pas tout seul. Tu le sais, non ?

Je baisse les yeux.

— Parfois, je me sens comme si j'avais plus le droit de parler. Comme si révéler certaines choses, c'était ouvrir une porte qu'on peut plus refermer.

Nathan pose une main rassurante sur mon épaule.

— J'suis là, quoi qu'il arrive. Tu peux me dire ce que tu veux, quand tu veux.

J'ose enfin relever le regard.

— Merci. Ça fait du bien de le dire, même sans tout dire.

Le silence s'installe, mais il est moins lourd.

— Promets-moi juste une chose. Que tu feras attention à toi. Pas juste pour toi, mais pour tous ceux qui comptent sur toi.

Je hoche la tête.

— Promis.

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