Révélation
Le Troisième Partie 1 : Nathan — Retour à l'hôpital, 14h00
Je fixe l'horloge accrochée au mur blanc, hypnotisé par le va-et-vient lent et terriblement régulier de l'aiguille des secondes. Chaque tic résonne dans ma tête comme une goutte d'eau tombant dans un bassin vide, amplifié par le silence oppressant.
Je m'ennuie à en crever littéralement.
Dormir serait sans aucun doute l'option la plus tentante, la plus évidente, mais ici, même le sommeil semble vous fuir obstinément. Il y a toujours un bruit parasite, une voix lointaine dans les couloirs, une lumière beaucoup trop vive qui s'infiltre sous la porte, une perfusion qui gratte désagréablement la peau. C'est comme si le calme véritable n'était qu'une légende racontée aux nouveaux patients naïfs pour les rassurer.
Franchement, j'ai l'impression étouffante d'avoir été enfermé pour un crime que je n'ai jamais commis. J'ai une tête de détenu avec mon crâne complètement rasé et ce tuyau en plastique transparent greffé en permanence sous mon nez. Et pourtant, aussi dingue que ça puisse paraître... je me suis rarement senti aussi bien physiquement qu'en ce moment.
Enfin... quand il est là, évidemment. Gabriel.
C'est peut-être stupide, peut-être même un peu flippant à admettre, mais quand il entre dans ma chambre, je respire différemment. Littéralement. Mon souffle devient immédiatement plus fluide, plus doux, plus naturel. C'est comme si mon corps entier s'apaisait instantanément rien qu'à le voir franchir le seuil. À croire que c'est un médicament vivant à lui tout seul, plus efficace que toutes les drogues qu'on m'injecte.
Il ne se doute probablement pas de ce qu'il me fait. Ou peut-être que si, au fond. C'est dur à dire avec lui. Il a ce regard calme, presque trop calme parfois, comme s'il savait déjà tout sans avoir besoin de poser la moindre question embarrassante. Parfois, j'ai l'impression troublante qu'il me voit plus clairement que je ne me vois moi-même dans le miroir.
Bon, faut dire aussi que mes journées sont désespérément creuses. Complètement vidées de toute substance intéressante. On m'a collé un emploi du temps de gosse en quarantaine. Interdiction formelle de sortir seul, de courir, de descendre plus de deux étages. Super. J'ai juste envie de m'échapper de cette prison blanche, de retrouver ma chambre à la maison, mon odeur de linge propre et la lumière douce qui passe à travers les volets à moitié fermés.
Je devrais peut-être en parler sérieusement au médecin. Ma mère voit bien que je vais objectivement mieux, mais elle fait comme si de rien n'était. Elle est morte de trouille à l'idée que ça revienne brutalement. Je le vois parfaitement à son regard anxieux. C'est pour ça qu'elle préfère me garder ici, bien enfermé en sécurité, dans une chambre aseptisée, plutôt que de prendre le risque de me voir sourire à la maison et que tout s'effondre à nouveau.
Mais ce soir, changement d'ambiance : je change enfin de chambre.
Enfin.
Fini l'isolement maudit.
Enfin je dis ça, mais il me reste encore tout l'après-midi interminable à tuer avant d'emballer mes affaires. Et là, maintenant, j'ai désespérément besoin de bouger. De respirer autre chose que cette odeur écœurante de désinfectant. J'ai entendu dire que Léandre était au quatrième étage. Juste au-dessus de moi. Ça me tente d'aller le voir, même si je sais qu'il ne captera probablement même pas ma présence.
En vrai, j'aurais préféré croiser Gabriel. Rien que cinq minutes. Même s'il ne parle pas. Même s'il se contente de s'asseoir et de me regarder avec ce petit sourire en coin qu'il réserve aux rares moments où il se détend vraiment. Son silence me fait plus de bien que toutes les discussions avec le personnel ici.
Mais bon. Aujourd'hui, il est introuvable. Alors ce sera Léandre.
Je chope un sweat bien chaud, visse mon bonnet sur le crâne, et quitte ma chambre d'un pas déterminé.
Dans les couloirs, les visages du personnel sont devenus beaucoup trop familiers. Ils me saluent tous, comme s'ils me connaissaient depuis des années. Peut-être que c'est le cas. J'ai perdu la notion du temps ici. Trop de jours se ressemblent désespérément.
Le quatrième étage. Léandre.
J'ose à peine l'admettre, mais je suis soulagé qu'il ne soit pas dans mon unité. Le troisième étage... J'ai toujours eu cette impression viscérale qu'il était maudit. Une sorte de zone grise où les murs retiennent les cris, les secrets et les silences trop lourds à porter.
Je repère rapidement la porte. Fermée. Et derrière, une voix étouffée.
Je me cale contre le mur froid et attends. Le cœur battant un peu plus vite que prévu.
Puis, la porte s'ouvre doucement. Une silhouette s'en détache. Longs cheveux pourpres, regard brumeux mais étrangement serein.
Aya.
Elle semble ailleurs, presque légère malgré tout. Je la fixe intensément. Elle passe à côté de moi sans me voir, avant de se retourner brusquement.
— Oh ! Nathan ! Excuse-moi, j'avais pas fait attention à toi du tout.
— Pas grave. C'est vrai que j'ai pas ma coupe habituelle. Le look boule à zéro, ça surprend tout le monde.
Elle grimace légèrement. Je vois bien que j'ai merdé. J'ai ce réflexe automatique de balancer des vannes sur mon cancer, comme pour désamorcer l'ambiance. Mais tout le monde n'a pas le même humour noir que moi.
— Non, t'inquiète... j'étais juste dans mes pensées.
Elle ne s'attarde pas davantage. Un sourire en coin, un "prends soin de Léandre" murmuré et elle disparaît rapidement au bout du couloir.
Je pousse doucement la porte.
Silence.
Pas un silence paisible. Non. Un silence saturé, écrasé par les bips réguliers des machines. Léandre est là, presque translucide, figé entre deux mondes. Relié à mille fils, comme un pantin trop fragile.
Je me sens con. Mal à l'aise. Je prends la première chaise disponible et m'installe à côté de lui. Je l'observe attentivement. Il semble dormir profondément. Un sommeil épais, sans rêve, ou peut-être trop chargé de cauchemars pour qu'on ose y entrer.
Je pense à Gabriel. À sa façon de s'asseoir au bord du lit, de croiser les bras, de me regarder sans parler. Il ne cherche jamais à fuir le malaise. Il l'accompagne. Et parfois, j'aimerais être Léandre, juste pour une minute. Qu'il me tienne la main comme il tient la sienne.
Je pose la mienne sur le front chaud de Léandre. Il respire mal. Des petits soubresauts comme si quelque chose le poursuivait, même dans le coma.
— Je suis désolé, mec... pour tout ça.
Je parle dans le vide. Ma voix sonne faux. Je me sens ridicule.
Mais d'un coup, un changement brutal. Léandre bouge. Des larmes roulent sur ses joues sans qu'il n'ouvre les yeux.
— Aya... s'il te plaît... aide-moi...
Je me redresse immédiatement. La tension monte. Je sens le danger sans le comprendre.
— Léandre ?
Ses yeux s'ouvrent brusquement. Trop brusquement. Il tremble.
— JE SUIS LE TROISIÈME ! Le putain de troisième ! AYA, AIDE-MOI !
Je me lève d'un bond. Son corps se met à convulser légèrement. Il est entre deux réalités. Je suis là, mais il ne me voit pas.
— Léandre, c'est moi, Nathan ! Aya est partie, je suis là, ça va aller... je vais appeler quelqu'un, ok ?
Mais il continue de délirer.
— AYA M'A PARLÉ ! C'ÉTAIT ELLE ! FAIS ATTENTION À TOI, EMY VEUT ME TUER, NOUS TUER !
Mon cœur fait un bond violent. Emy ? Pourquoi elle ?
— Attends... comment ça, Emy ?
— Elle va nous tuer ! Elle n'est pas elle-même ! Elle est possédée, putain ! AYA !!! J'espère que tu m'entends !!!!
Je recule, glacé.
— Léandre... qu'est-ce que tu racontes... ? Dis-moi ce que tu sais !
— NE M'APPROCHE PAS ! hurle-t-il, les yeux remplis de peur. J'AI RIEN FAIT !!! AYA, SAUVE-MOI !!!
Des infirmiers débarquent, alertés par les cris. Je recule, leur laisse le champ libre. La scène devant moi est irréelle. Léandre hurle, pleure, se débat. Il n'est plus vraiment là. Ou alors trop présent dans un cauchemar qu'on ne peut pas voir.
— Depuis combien de temps est-il réveillé ?! me demande un infirmier.
— J'en sais rien... Il dormait. Puis il s'est mis à crier des trucs incohérents... Je crois qu'il revit ce qui lui est arrivé...
Les cris ne s'arrêtent pas. Il supplie qu'on arrête. Il supplie qu'on le sauve.
C'est insupportable.
— Je vais te raccompagner dans ta chambre, dit un infirmier.
— Non... Je vais très bien. Je vais juste... descendre à la cafétéria. Besoin d'air.
Il insiste pour m'accompagner, mais je refuse. Je quitte la pièce comme si j'avais un démon aux trousses.
Dehors. Je respire. Enfin... j'essaie.
Mes jambes tremblent. Mon cœur bat trop vite.
Emy.
Il a parlé d'elle. Il l'a accusée. D'avoir changé. D'être dangereuse.
Et le pire ? Je le crois.
Je crois que c'est elle.
Et je crois qu'on n'est que deux à le savoir.
Partie 2 : Capucine — Le lendemain, 14h35
En bas, dans le salon, Emy riait avec Cerise. Une scène ordinaire. Trop ordinaire, peut-être.
Son rire sonnait juste, mais ses yeux, eux, me gênaient. Ils étaient un peu trop vides. Un peu trop... mécaniques. Comme si quelque chose se répétait en boucle dans sa tête, sans qu'elle sache s'en défaire. C'est comme si elle jouait un rôle, une scène qu'elle connaissait par cœur, mais qui ne la touchait plus.
Et moi, j'étais là, dans ma chambre, avec mes pensées qui tournaient en rond, à observer la scène d'un peu plus loin, comme une spectatrice qui attend son tour.
J'essayais de me rassurer. Depuis ses aveux, elle semblait apaisée. Plus claire. Et j'avais envie d'y croire. J'avais envie de croire qu'elle allait bien, qu'elle allait s'en sortir. Mais au fond, j'avais toujours ce fichu pressentiment, ce petit nœud au creux de l'estomac qui ne me lâchait jamais. Comme une alerte silencieuse qui me disait que quelque chose n'allait pas. Mais quoi, exactement ? Je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus.
Et puis il y avait Mathieu. Ce type-là, il me suivait partout, comme une ombre. Je ne savais pas quoi en faire. Il m'énervait, mais je ne pouvais pas lui dire de partir. Il n'y avait pas de place pour lui dans mon espace. Et pourtant, je l'acceptais encore, même si je le redoutais à chaque seconde où il était là.
Le problème, c'est qu'il ne comprenait pas. Il pensait que j'étais "la fille un peu froide, un peu distante", mais ce n'était pas ça. Je n'étais pas froide. Je n'étais pas distante non plus. Je voulais juste être seule, tranquille. Mais il n'y arrivait pas. Il persistait. Et je le laissais. Par pitié ? Par faiblesse ? Je ne sais pas.
Je dépose doucement mon violon sur son socle, encore tout brillant sous la lumière tamisée de la pièce. Je l'ai astiqué toute la matinée, avec minutie. J'ai un concert bientôt, et j'ai besoin qu'il soit parfait. C'est la seule chose qui me permet de garder un semblant de contrôle, un équilibre dans tout ce chaos qui m'entoure. Le violon est comme une bouée de sauvetage. Il n'a pas de jugement. Il est juste là, à mes côtés, fidèle.
— Tu veux ma photo ou quoi ? je lance à Mathieu, agacée par son regard collé à moi depuis dix minutes.
Il ne répond pas tout de suite. Il a appris à ignorer mes sarcasmes. À les encaisser sans broncher. Ça m'énerve encore plus. Pourquoi il fait ça ? Pourquoi il me laisse cette impression de ne jamais être entendue ?
— Je me demandais juste pourquoi tu me détestais autant.
— Peut-être parce que tu baves depuis que j'astique le manche de mon violon ? C'est ça ton délire, les métaphores douteuses ?
Il se redresse, un peu blessé par ma remarque, mais je vois dans ses yeux qu'il va continuer. Il n'est jamais prêt à laisser tomber.
— J'ai pas le droit de t'admirer, toi ?
Je roule des yeux, exaspérée.
— Vous dites tous ça. Vous les mecs.
Il inspire profondément. Je vois qu'il essaie de se calmer. Ça ne marche pas.
— Je vais réitérer. Pourquoi tu me hais autant, Capucine ?
— Je ne te hais pas.
C'est sorti tout seul. Je n'ai pas réfléchi avant de répondre, et maintenant que c'est dit, j'ai envie de m'enterrer sous la moquette.
Je me mords la langue, mais c'est trop tard. Il sourit. Ce sourire qu'il a, toujours trop sûr de lui, comme s'il savait déjà qu'il allait gagner cette petite bataille.
— Mais va pas t'imaginer que je t'aime, hein.
— Tu sais, apprécier une fille, ça veut pas forcément dire en tomber amoureux.
Il me regarde d'un air de défi. Un air qu'il porte tout le temps. Un air de "je sais mieux que toi ce que tu penses".
— Je crois pas à l'amitié fille-garçon.
— Moi je crois en l'amour que j'ai pour toi, Capucine. Tu me feras pas changer d'avis.
Je soupire. Cet idiot. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une autre ? J'ai déjà assez de bordel dans ma tête pour ajouter des sentiments mal placés, non désirés. Et lui... il ne lâche pas. Il me colle comme une moule à son rocher. Comme un gamin qui veut absolument prouver qu'il a raison, même si ça le rend lourd, insistant.
— Mais pourquoi tu t'obstines avec moi, Mathieu ? T'es mignon, sympa, tu pourrais avoir n'importe qui.
Il se rapproche un peu, baissant la tête.
— Crois-moi, je me serais pas fait chier à tomber amoureux de toi si j'avais su que tu serais aussi chiante.
Je laisse échapper un rire. Lui aussi. Voilà. Il a gagné une mini victoire. Mais je sais qu'il ne capte rien.
— Alors... essaie de me convaincre que tous les mecs sont pas des cons.
Je ne peux plus tomber amoureuse.
En fait, ça fait trop mal.
Journal de Capucine — Année 2003, 13 ans
Hier, je me suis pesée.
Encore. Et comme d'habitude... j'ai regretté.
J'ai encore pris du poids. Je crois que ça m'obsède. Je n'arrive plus à en sortir. Tout le monde me dit que je suis belle comme je suis. Mais moi, je vois des défauts. Partout. Ces joues trop rondes, ce ventre qui dépasse un peu, ces bras... Mon corps ne correspond pas à l'image que j'ai dans ma tête. Et pourtant, j'ai l'impression que personne ne me voit vraiment. Je suis là, et personne ne regarde.
Parfois, je voudrais être comme Aya. Elle, elle est légère, lumineuse, sans effort. Elle marche, et tout le monde la regarde. Moi, je suis toujours dans l'ombre. Et pourtant, elle rit, elle ne s'en rend même pas compte. Elle ne sait pas ce que c'est d'être la deuxième, la plus petite, la plus lourde. Elle ne comprend pas ce que ça fait d'être coincée dans un corps qui ne te ressemble pas.
Avant, j'étais coquette. Mais aujourd'hui, je me cache sous des sweats larges. Je me planque. J'essaie de ne pas me voir. De ne pas voir mon reflet, mes kilos en trop, mes formes mal proportionnées.
Je me compare sans cesse à elle. À Aya. Elle, elle est parfaite. Mais moi, je ne serai jamais comme elle. Et même si elle rigole quand on nous appelle Laurel et Hardy, moi, ça me fait mal. Parce qu'au fond, je sais que c'est vrai. Et je ne sais pas comment m'en débarrasser. Comment m'accepter.
Aujourd'hui, je me suis forcée à mettre une robe. Trop serrée. Un effort, un défi. Mais j'ai eu peur d'être vulgaire. D'être trop... visible. Et pourtant, j'ai voulu le faire. Pour moi. Pour essayer d'être celle que je n'ai pas encore réussie à être.
En ce moment, je fais des efforts. Je veux être belle. Belle pour un garçon. Belle pour ce garçon au premier rang de la classe...
Ce garçon, qui me fait trop penser au prince charmant dans La Petite Sirène, mon Disney favori.
Ce garçon, nommé Eric.
Nous sommes allés à la fête foraine avec Aya, Gabriel et... Eric.
Gabriel, lui, c'est un peu le vent frais qui souffle dans tout ça. Il est toujours là, sans prévenir. Casquette de travers, casque mp3 sur les oreilles, attitude un peu débraillée, comme si le monde entier se fichait bien de lui. Mais je vois comment il agit avec Nathan. Ce n'est pas pareil. Quand Nathan est là, Gabriel devient un autre. Il devient... presque sage. Il ne fait plus le pitre. Il le regarde. Il l'observe. Comme si Nathan était un mystère qu'il n'arrive pas à résoudre. Et Nathan, lui, il reste là, silencieux, comme toujours. Mais parfois, j'ai l'impression qu'il sourit un peu plus, discrètement, quand Gabriel le taquine.
Et moi... moi, je les observe. Je vois tout ça, mais je n'ose rien dire. Tout ce que je vois, tout ce que je ressens, c'est trop compliqué. Trop dérangeant. Mais je ne peux pas ignorer ce qu'il se passe entre eux. Pas cette fois. Parce que ça me touche aussi, d'une manière que je ne comprends pas.
Quand je les regarde, je comprends que quelque chose se trame entre eux. Un lien invisible, mais qui est là. Même si Gabriel ne le voit pas encore. Même si Nathan, lui, reste dans son silence, figé. Quelque chose existe entre eux, et je le sais.
Mais peut-être que je me trompe. Peut-être que je suis juste une fille trop solitaire, trop à l'écart. Qui regarde les autres vivre leurs vies, sans vraiment participer à la sienne.
Quelques jours plus tard...
Je crois que je n'oublierai jamais ce moment. Je me souviens encore de l'odeur de l'air, un mélange de sucre et de friture. Je me souviens de cette lumière un peu floue, de cette fin de journée où tout semblait encore flirter avec le début de l'été.
J'étais assise sur le banc, à côté de lui. Eric. Je ne savais pas trop pourquoi j'avais pris mon courage à deux mains pour lui écrire cette lettre. C'était bête, je le sais, mais je pensais qu'une déclaration en bonne et due forme me permettrait de clarifier les choses. Enfin, de lui dire ce que j'avais sur le cœur depuis si longtemps. Je ne pouvais plus garder tout ça pour moi.
"Eric," j'avais écrit, "j'aime quand tu me regardes. J'aime quand tu souris. Tu me fais me sentir... belle, même si je ne le suis pas. Même si je n'arrive pas à m'accepter. Mais toi, tu m'as vue, d'une manière différente. Et je voulais que tu saches ce que je ressens. Parce que tout ce que je veux, c'est qu'on soit plus qu'amis."
Je croyais qu'il allait comprendre. Je croyais qu'il allait me regarder et me dire que tout irait bien, que nous deux, ça pouvait marcher. Je croyais, enfin, qu'il allait me regarder comme quelqu'un qui mérite son attention. Mais c'était trop naïf de ma part. Trop irréaliste.
Il a pris la lettre, sans vraiment la lire, et il a laissé un soupir s'échapper de ses lèvres.
— Tu sais, Capucine, a-t-il commencé, en me regardant droit dans les yeux, t'as beau maigrir, tu resteras toujours grosse.
Il a dit ça sur un ton qui n'était ni méchant, ni tendre, mais détaché. Comme une vérité irréfutable. Un fait.
Mon cœur a sauté un battement. Puis un autre. C'est comme si le sol sous mes pieds s'était dérobé. J'ai eu l'impression que le monde entier se resserrait autour de moi, comme si j'étais prise dans un étau de honte et de confusion.
— T'es jolie à ta façon, Capucine, a-t-il ajouté d'un air absent, comme si ce n'était qu'une remarque anodine. Mais... c'est pas ce que je cherche.
Je suis restée là, figée. Complètement paralysée par ses mots. J'avais cru que tout allait changer. Que tout ce qui avait été si flou, si incertain, allait se clarifier. Mais non. Il m'avait réduite à ce qu'il voyait en moi. Ce que je haïssais. Ce corps que je n'arrivais pas à aimer, et qu'il semblait décrire comme une fatalité.
"Tu resteras toujours grosse."
J'avais beau chercher une réponse, rien ne venait. Aucune contre-attaque. Aucun mot pour me défendre. Juste un vide. Un silence lourd et accablant.
Je lui ai adressé un sourire tremblant, celui que je crois qu'on donne quand on veut cacher qu'on est en train de se noyer. Et puis je me suis levée. Je suis partie, sans dire un mot.
Je suis rentrée chez moi en marchant lentement, les mains dans les poches, la tête vide. Je n'arrivais même pas à pleurer. C'était comme si l'humiliation m'avait coupée de tout ce que je ressentais. Et en même temps, je me sentais dévastée. Parce que je savais que j'étais foutue. Que j'avais voulu trop fort. Que j'avais espéré trop fort.
Tout ce que j'avais fait, tout ce que j'avais tenté, c'était pour lui plaire. Et lui, il m'avait renvoyée à ma réalité, à mon corps qui n'était pas assez bien, à mon apparence qui ne suffira jamais.
Quand je suis arrivée chez moi, je n'ai pas pu dire à Emy ce qui venait de se passer. Parce que je savais qu'elle me dirait que ce n'était pas grave, que j'étais belle comme je suis. Mais je savais aussi que tout ça, ce n'était pas ce que j'avais besoin d'entendre.
Elle m'a regardée, inquiète, mais je lui ai dit que ça allait. Que je n'avais pas envie de parler. Elle a respecté mon silence, sans poser de questions.
Je suis allée me coucher sans dîner. Il n'y avait rien à manger. Pas dans ma tête, en tout cas.
J'ai compris, ce soir-là. J'ai compris que mes rêves, mes espoirs, mes désirs... tout ça n'était que des mirages. Que la vie ne me donnerait jamais ce que je pensais mériter.
Eric m'avait rejetée, et ce n'était pas qu'une simple histoire de poids. C'était moi. C'était tout ce que je portais en moi, tout ce que je voulais cacher sous des vêtements trop grands, sous des sourires forcés. Je n'étais pas assez pour lui. Et je ne serai jamais assez.
Je sais que ce n'est pas un "adieu" définitif, que les choses continueront à tourner. Mais, au fond de moi, je me sens brisée. Peut-être pas complètement, mais assez pour comprendre qu'il n'y a pas de place pour moi dans cette histoire. Pas dans celle que je me raconte, en tout cas.

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