Emy : Lou
- La Sorcière
Emy — La prisonnière
Je suis prise au piège.
Les murs se resserrent inexorablement autour de moi, les ombres ricanent dans les coins de ma conscience.
Aidez-moi.
S'il vous plaît, quelqu'un.
Je n'ai rien fait. Enfin... je crois que je n'ai rien fait.
JE N'AI JAMAIS VOULU RIEN FAIRE DE MAL !!!
Alors pourquoi est-ce que ça me tombe dessus comme une malédiction ? Pourquoi moi, précisément ?
Mon corps n'est plus vraiment le mien. J'ai l'impression terrifiante que quelque chose s'infiltre lentement dans mes veines, que mes pensées ne m'appartiennent plus, qu'elles sont filtrées, manipulées, déformées.
Mes mains bougent sans que je le décide. Ma bouche prononce des mots que je n'ai jamais pensés. Mes yeux voient des choses que je ne devrais pas voir.
Et si j'étais déjà morte sans le savoir ?
Si mon âme s'était éteinte quelque part, et que ce qui reste n'est qu'une coquille vide, habitée par autre chose ?
Lou/Emy — Le lendemain de la découverte de Nathan
Tout se déroulait à la perfection absolue.
Chaque pièce du puzzle s'emboîtait parfaitement, comme si le monde avait enfin décidé de plier sous ma volonté inflexible.
Mais cet idiot de Nathan a brisé la mécanique si soigneusement huilée.
Putain... pourquoi il n'a pas crevé pour de bon, celui-là ?!
Il m'aurait évité tellement de problèmes, tellement de complications inutiles.
Maintenant, je suis coincée. Et Nathan, ce fouineur persistant, il sait.
Il sait beaucoup trop de choses. Il a vu au-delà de ce qu'il aurait dû, il a percé le voile.
Et moi... je ne peux plus reculer maintenant.
Il faut que je le crève. Oui, il faut que je lui arrache son dernier souffle, que je réduise son silence en poussière, que j'efface son existence.
Peut-être qu'il possède un des deux Intangibles manquants. Et s'il a ça en lui, tapi dans son ADN mourant... alors il doit disparaître. Pas demain. Pas après-demain. Maintenant. Tout de suite.
Je fais nerveusement les cent pas dans cette chambre qui n'est pas vraiment la mienne.
Tout ici est horriblement faux. Des murs tapissés de posters ringards de boys bands, des sourires figés de garçons aux torses huilés. Ça pue la niaiserie adolescente, ça pue la vie banale et insipide.
Rien que de les regarder, ça me donne envie de vomir mes tripes.
Je sors ma liste froissée, la seule chose qui compte vraiment dans ce monde pathétique :
Chris : C'est fait. / RIEN
Hannah : C'est fait. / Clairvoyance récupérée.
Léandre : Presque fait. / RIEN. UNE PUTAIN DE PERTE DE TEMPS.
J'écrase rageusement le papier entre mes doigts. Mes ongles s'enfoncent profondément dans ma paume, et une fine goutte de sang écarlate s'écrase sur le sol clair.
Si seulement je pouvais tuer qui je voulais, quand je voulais... tout irait infiniment plus vite. Mais non, je dois obéir à ce foutu ordre implacable. Une règle invisible qui m'enchaîne comme un chien.
Une chaîne que je rêve de briser en mille morceaux.
La prochaine, c'est Cerise. La petite fouineuse insupportable. Elle me regarde beaucoup trop, elle devine beaucoup trop de choses. Elle sait quelque chose.
Son silence ne tiendra pas longtemps. Elle doit disparaître avant qu'elle ne parle.
Je les aurai, ces Intangibles restants. Le Temps. L'Invisibilité. Les clés ultimes du monde.
Parce qu'actuellement... la Mort est encore plus forte que moi. Elle me tient toujours, comme un marionnettiste sadique qui refuse de lâcher ses fils.
Pourquoi j'ai signé ce pacte déjà ? Ah oui...
Parce que je hais ce monde de toutes mes fibres. Parce que je voulais qu'il crame de l'intérieur, qu'il pourrisse jusqu'à la moelle.
Je veux que l'on me voie enfin, que l'on m'admire, que l'on me craigne jusqu'à trembler.
Je veux créer mon propre univers, tailler la réalité à coups de griffes, effacer tout ce qui n'a pas de valeur.
Et je sais que je le ferai.
Bientôt.
Lou — 02/03/1973
Je déambulais dans les couloirs interminables du lycée comme un spectre oublié.
Je ne me sentais pas vivante, pas morte non plus. Simplement suspendue, coincée entre deux états, flottant dans un purgatoire adolescent.
Le mal du lycée me rongeait de l'intérieur. Tout avait le goût fade du plastique, l'odeur persistante de la moisissure, la couleur terne d'un ciel gris qui ne change jamais.
Chaque journée ressemblait désespérément à la précédente, une boucle infernale où rien n'existait vraiment, où tout se répétait comme un disque rayé.
Les populaires riaient fort.
Leurs sourires éclataient comme des gifles dans le silence ambiant.
Ils avaient le droit à la lumière, au bonheur facile, aux regards admiratifs.
Et nous, les autres...
Nous étions des ombres, des masses silencieuses qui traînaient leurs sacs trop lourds et leurs existences ternes dans les couloirs oubliés.
Pas assez brillants pour être enviés, pas assez misérables pour être humiliés publiquement.
Juste... invisibles.
Sauf les risées. Elles, on les offrait en sacrifice quotidien. Elles servaient de distraction aux bouches carnassières du lycée.
Tous les jours, les mêmes humiliations rituelles. Tous les jours, la même boucherie sociale.
Et moi, j'en avais marre.
Pourquoi ces extrêmes injustes ? Pourquoi certains naissent rois, et d'autres mendiants ?
Pourquoi le bonheur n'est-il pas une denrée équitable ?
Je nouais mes cheveux raides chaque matin devant le miroir fissuré.
Je posais mes lunettes épaisses sur mon nez.
Et je regardais ce visage vide me fixer sans expression.
Pas un sourire. Pas une lueur d'espoir. Juste ce néant qui s'épaississait jour après jour.
Je ne savais pas ce qu'était la douleur, pas plus que le bonheur. Tout était tiède, fade, homogène.
Je me contentais d'observer. Toujours.
Comme si je n'étais pas vraiment moi, mais un œil flottant, une caméra invisible enregistrant tout.
J'étais l'observatrice.
Je pesais le bien et le mal. Je jugeais sans intervenir.
Mais parfois... parfois, j'aurais aimé trancher.
J'avais trois amis. Trois illusions d'humanité.
Jonathan, Mélissandre, Nathalie.
Jonathan... m'aimait. Une tendresse maladive dans ses yeux de chien battu. Mais il ne mérite pas ça. Pas moi.
Mélissandre... me protégeait. Grâce à elle, je flottais à la limite du néant, sans basculer dans le gouffre des risées.
Nathalie... elle, n'avait pas cette chance. Son visage criblé d'acné était devenu sa condamnation sociale. On la surnommait Miss Acnée. Elle souriait parfois, mais ses yeux criaient toujours.
Je jouais mon rôle auprès d'eux. Pas par envie. Par obligation.
Une comédienne dans une pièce que je méprisais.
Mais chaque soir, je retirais mon masque.
Je m'asseyais dans ma chambre, une bougie allumée, et je priais le karma.
Je souhaitais que les gens récoltent ce qu'ils sèment.
Que les rires cruels se transforment en sanglots.
Que les injustices s'inversent.
Moi, je n'avais pas de vie. Alors je priais pour celle des autres.
Lou — 03/03/1973
Nathalie avait eu une idée.
Sortir ensemble. Faire les boutiques.
Je n'avais aucune envie de la suivre. Son enthousiasme factice me fatiguait. Mais je n'osais pas la briser.
Finalement, elle proposa autre chose : une balade en forêt.
Jonathan et Mélissandre acceptèrent avec enthousiasme.
Moi, je me sentais déjà prisonnière.
Le vent glacé fouettait mon visage. Chaque inspiration brûlait mes poumons.
Le sol boueux collait à mes chaussures.
Le jeu du jour ? Une chasse au trésor.
Celui qui ramenait l'objet le plus insolite décidait de nos plans pour le soir.
Je savais déjà que je gagnerais. J'étais observatrice. Mon œil voyait ce que les autres ne voyaient pas.
Et secrètement, j'espérais que ni Jonathan ni Mélissandre ne l'emportent : lui m'aurait enfermée dans une romance grotesque, elle m'aurait traînée dans une fête où je n'existerais qu'en arrière-plan.
Alors je m'enfonçai seule dans la forêt.
La mousse humide collait à ma jupe. Mes chaussettes se gorgeaient d'eau froide.
J'aimais cette solitude. Ici, au moins, je n'avais plus besoin de sourire.
Puis je le vis.
Un coquillage. Posé là, au milieu des feuilles mortes.
Un coquillage... dans une forêt.
Incongru. Presque absurde. Mais fascinant.
Je le ramassai. Déjà, je savais qu'aucun d'eux ne trouverait mieux.
Je m'assis contre un arbre. J'étalai une vieille couverture crasseuse, mon talisman contre la boue.
Et c'est là que je la vis.
Une poupée.
Ou plutôt... un amas de chiffon immonde.
Sans visage. Sans couture apparente. Un corps informe, jeté là comme un cadavre oublié.
Je pris un bâton. Je la soulevai.
Et à l'instant où je la touchai, quelque chose s'infiltra en moi.
Une vague. Froide, brûlante, délicieuse.
Un pouvoir.
Hypnotisée, je lâchai le bâton et pris la poupée à pleines mains.
Elle s'illumina. Sa matière ternie se mit à luire comme une braise vivante.
Je faillis la lâcher de peur. Mais je la serrai contre moi.
Elle était chaude. Vivante. Elle respirait presque.
Et surtout... elle me comprenait.
Lou — 03/03/1973, suite
Je déambulais dans les fourrés, la poupée serrée contre moi. Elle palpitait presque, comme si elle avait un cœur à l'intérieur. Chaque pas que je faisais semblait me rapprocher d'un secret que je n'étais pas censée découvrir.
Un craquement. À droite.
Je me figeai. Mon souffle devint court, oppressé.
Je crus d'abord à un animal. Mais non. Des voix.
Je reconnus celle de Jonathan, grave, rauque, et celle de Mélissandre, stridente, venimeuse.
Intriguée, je m'approchai.
Et ce que je vis me retourna l'estomac.
Nathalie était au sol. Ses lunettes brisées jonchaient l'herbe, son visage ruisselait de larmes, ses mains s'étaient levées en supplication, mais rien n'arrêtait les coups.
Jonathan maniait une branche comme une arme. Chaque impact résonnait comme un coup de tonnerre.
Mélissandre, elle, riait. Un rire sec, cruel. Son appareil photo à la main, elle immortalisait l'humiliation, chaque photo comme un clou supplémentaire dans le cercueil de Nathalie.
— VA TE FAIRE FOUTRE, SALE PESTE !!! hurla Jonathan, frappant encore.
Nathalie suffoquait. Ses gémissements n'étaient plus humains, seulement des cris déformés par la douleur et la peur.
Mélissandre se pencha vers elle, presque tendre, son souffle chaud contre l'oreille de sa victime :
— Alors, tu pensais quoi, hein ? Qu'on allait jouer à tes jeux stupides ? Qu'on allait faire semblant d'être tes amis ? Tu crois que tu comptes pour qui que ce soit ? T'es RIEN. Tu seras toujours rien.
Puis elle la repoussa du bout de sa chaussure, comme on écrase un déchet.
Je crus vomir. Pas de dégoût. Pas de pitié. Mais de rage.
Mes poings tremblaient. Mes dents grinçaient.
Pour la première fois de ma vie, je voulais que ça s'arrête.
Je voulais qu'ils paient.
La poupée vibrait. Comme si elle sentait ma colère.
Elle chauffait, sa lueur blanche filtrait entre mes doigts crispés.
Alors je serrai plus fort.
Et tout bascula.
Un hurlement déchira l'air. Pas celui de Nathalie.
Non. Celui de Jonathan.
Il lâcha sa branche, se plia en deux, ses mains agrippant son ventre. Ses yeux s'écarquillèrent, rougis, prêts à jaillir hors de leurs orbites.
Du sang jaillit de sa bouche, une giclée sombre, épaisse, qui éclaboussa Mélissandre.
Elle recula d'un bond, d'abord surprise, puis tordue elle aussi par une douleur invisible.
Ses mains griffaient son propre cou comme si une corde invisible l'étranglait.
Ses jambes se tordirent à un angle impossible. Un craquement sinistre résonna dans la forêt.
Leurs cris se mêlaient, sauvages, inhumains. Des cris qui n'étaient plus seulement de la douleur, mais de la terreur.
Moi, je les regardais.
Sans bouger.
Sans détourner les yeux.
Je savais que c'était moi. Que c'était la poupée.
Je ne les avais pas touchés. Pas une seule fois.
Et pourtant, je les détruisais.
Un sentiment nouveau m'envahit. Pas de remords. Pas de compassion.
Non... une jouissance.
Une satisfaction froide, glaciale.
Je desserrai mes doigts.
Instantanément, les deux corps s'effondrèrent. Inertes. Le silence retomba, lourd, étouffant.
Seul le souffle saccadé de Nathalie troublait encore l'air.
Elle me fixait, ses yeux noyés de larmes, terrorisés.
Moi, je regardai la poupée.
Sa lueur s'était atténuée, mais je sentais encore sa chaleur, comme un cœur qui bat au creux de mes mains.
Je n'éprouvais pas de pitié pour Jonathan et Mélissandre.
Pas de regret. Pas même de doute.
J'avais enfin compris.
Je m'approchai de Nathalie.
Je la pris par les épaules, je feignis l'horreur.
— Mon Dieu, Nathalie ! Qu'est-ce qui s'est passé ?!
Elle sanglotait, incapable de parler. Ses mains se crispaient sur mon bras comme si j'étais son dernier refuge.
Je hochai doucement la tête.
Mais au fond, je ne pensais qu'à une chose :
La poupée avait choisi.
Et moi, je ne comptais pas la lâcher.
Lou — 10/03/1973
Une semaine a passé.
Et rien n'est plus pareil.
Le lycée est devenu un cimetière de rires.
Les couloirs, d'ordinaire saturés de bruits, semblent désormais étouffés. On parle moins fort, on regarde ses pieds, on évite les ombres.
Moi, je marche comme avant.
La poupée contre moi, serrée sous mon manteau, comme une seconde peau.
Et je sens les regards.
Tous.
Ils pensent que je ne vois rien. Mais je sais.
Je sais qu'ils murmurent mon nom dans les couloirs, qu'ils me suivent des yeux comme on suit un présage de malheur.
Ils disent que je suis une sorcière.
Ils disent que je parle au diable.
Et ils ont raison.
Depuis que j'ai trouvé la poupée, les choses... arrivent.
Des "accidents".
Un bras brisé dans l'équipe de foot.
Une jambe fracturée chez une pom-pom girl.
Une tête cognée si violemment contre un casier que les murs en tremblent encore.
Des visages tordus de douleur, des os qui craquent sous une force invisible.
Personne ne comprend.
Personne n'ose poser de questions.
Mais moi... moi je sais.
Et la vérité, c'est que ça me plaît.
Chaque soir, je rentre chez moi et je répète mon rituel.
Je pose la poupée devant moi.
Je lui parle à voix basse, comme on confie ses secrets à une amie imaginaire.
Et je sens qu'elle m'écoute. Qu'elle répond.
Parfois, quand je ferme les yeux, je crois entendre un souffle dans la pièce.
Parfois, j'ai l'impression qu'elle me chuchote des choses, des ordres, des promesses.
Parfois, j'oublie même qu'elle n'a pas de visage.
Nathalie est la seule à rester près de moi.
La seule qui ose.
Elle me suit comme une ombre, comme une enfant terrifiée qui se raccroche à la seule main qui ne l'a pas encore frappée.
Elle me regarde avec cette confiance maladroite, presque douloureuse.
Et moi, je ne sais pas si je la protège... ou si je la garde en réserve.
Le reste du lycée, lui, s'effondre.
On ne rit plus dans la cour. On évite certains couloirs.
Et quand j'arrive, le silence tombe. Toujours.
Je le sens. Je le respire.
Cette peur.
Elle est devenue ma nourriture.
Elle coule dans mes veines comme un poison sucré.
J'aime ça.
Un jour, une fille a osé me bousculer dans les escaliers.
Un geste banal, insignifiant.
Mais la poupée n'a pas aimé.
Le soir même, son bras s'est plié en arrière, comme une branche trop sèche.
Elle a hurlé. On l'a emmenée à l'infirmerie.
On dit qu'elle ne pourra plus jamais l'utiliser normalement.
Je n'ai pas souri.
Mais à l'intérieur, une chaleur a éclaté.
Comme si la poupée avait ri à ma place.
La rumeur enfle.
On me pointe du doigt.
On chuchote "sorcière" dans mon dos.
Certains osent même jeter des regards de défi, mais je sais qu'au fond d'eux, ils tremblent.
Moi, je marche.
Toujours droite. Toujours lente.
Comme si j'étais déjà au-dessus d'eux.
Et plus les jours passent, plus je me rends compte d'une chose :
Ce n'est plus moi qui possède la poupée.
C'est elle qui me possède.
Lou — 15/03/1973
Depuis plusieurs jours, le lycée baignait dans une atmosphère de velours noir.
Les conversations chuchotées s'éteignaient à mon passage.
Les rires s'étranglaient, les regards fuyaient.
On aurait dit que tout le bâtiment retenait son souffle.
Je m'y sentais à ma place, pour la première fois.
Moi, Lou, l'ombre de service, la transparente, j'étais devenue un point d'attraction. Pas pour l'amour. Pas pour l'admiration. Mais pour la peur.
Et cette peur m'enivrait.
Seule Nathalie marchait encore près de moi.
Elle me regardait avec un mélange de dévotion et de panique, comme si elle ne savait plus si j'étais son ange gardien... ou son bourreau.
Ce matin-là, pourtant, quelque chose clochait.
Un détail infime, mais suffisant pour éveiller mes sens.
Un garçon, Christophe.
L'un de ces élèves toujours en retrait, l'air éteint, l'ombre d'une ombre.
Aujourd'hui, il souriait. Un sourire tordu, presque hystérique, qui détonnait dans l'air plombé du lycée.
Il chuchotait tout seul, les yeux brillants comme des braises folles.
Je le fixai un instant.
Un frisson me parcourut l'échine.
La poupée vibra dans mon sac.
La journée s'écoula comme dans un rêve fiévreux.
Chaque cours me sembla interminable, chaque minute collée au plafond comme une mouche morte.
Et pourtant, je sentais que quelque chose approchait.
Une tension dans l'air, une odeur métallique, comme si le sang lui-même s'impatientait.
Quand la cloche sonna, j'allai à mon casier.
Ma main tremblait presque d'impatience.
Je pris la poupée, comme à chaque fin de journée. Son contact me calma aussitôt, une chaleur brûlante coulant dans mes veines.
C'est alors que le bruit éclata.
Un coup de feu.
Sec, brutal, résonnant contre les murs du lycée comme une sentence divine.
Je crus d'abord à un pétard. Un mauvais canular.
Mais la douleur me transperça aussitôt.
Un choc violent dans mon ventre.
Une brûlure atroce.
Je baissai les yeux.
Du sang.
Épais. Rouge sombre.
Il s'écoulait à flots, tâchant ma jupe, dégoulinant sur le sol carrelé.
Je levai lentement la tête.
Christophe se tenait à quelques mètres.
Un fusil de chasse entre les mains. Ses yeux brillants d'une folie libérée.
Autour de lui, les élèves hurlaient, couraient dans tous les sens, des corps se heurtaient, des sacs volaient dans les airs.
— Bien fait pour toi, sorcière !!! cria-t-il, la voix brisée par une haine démesurée.
— Va en enfer !
Et il tira encore.
La panique explosa.
Des vitres éclatèrent. Des cris d'animaux blessés envahirent les couloirs.
Des élèves se jetaient au sol, d'autres grimpaient par-dessus les bureaux, des professeurs hurlaient des ordres que personne n'écoutait.
Une balle siffla près de mon oreille, fracassa un casier derrière moi.
Une autre traversa l'air, et j'eus juste le temps d'apercevoir Nathalie.
Elle courait vers moi, ses bras tendus, ses yeux noyés de larmes.
Puis sa tête éclata.
Un bruit sec, immonde.
Un nuage rouge se répandit.
Et elle s'effondra à mes pieds, comme une poupée brisée.
Mon cri resta coincé dans ma gorge.
Le monde bascula.
Je tombai moi aussi, mes genoux heurtant le sol froid.
Le sang coulait sans s'arrêter. Mes mains glissaient, trempées, rouges.
J'avais du mal à respirer. Chaque inspiration ressemblait à un râle de mourant.
La poupée roula à côté de moi.
Son éclat faiblissait.
Sa blancheur se fanait, redevenant le chiffon sale que j'avais trouvé dans la forêt.
Je tendis la main vers elle. Mes doigts tremblaient, s'agrippaient désespérément.
— Pas... maintenant... soufflai-je.
Je ne veux pas mourir. Pas encore. Pas avant que justice soit faite.
Mais déjà mes paupières s'alourdissaient.
Le chaos autour de moi se brouillait.
Les cris devenaient des échos lointains, comme étouffés sous l'eau.
Mon corps était en train de s'éteindre.
Mais au fond de moi, quelque chose refusait de partir.
Un feu noir, alimenté par la haine, par la soif de revanche.
Et je compris, dans ma dernière seconde lucide :
Ce n'était pas la fin.
Ce n'était que le début.
Emy/Lou — Retour au présent
C'est la onzième fois.
La onzième fois que je reviens.
Onze réincarnations.
Onze renaissances.
Onze chasses.
À chaque cycle, mon corps change, mais mon âme demeure la même : pourrie, brûlante, affamée.
Je reviens toujours ici. Dans cette forêt. La forêt des Trois Sapins.
Le sol est imbibé de mon sang. L'air est saturé de mes cris. Les arbres eux-mêmes se souviennent.
Chaque fois, j'attends.
J'attends qu'un humain me trouve.
Un corps, une enveloppe, une coquille dans laquelle je pourrai me glisser pour continuer la traque.
Et chaque fois, je recommence.
Quand j'ai été tuée en 1973, je n'ai pas vraiment disparu.
Je suis devenue autre chose.
Une ombre. Un gouffre. La Mort elle-même.
J'ai goûté à son essence.
J'ai senti ses griffes, son pouvoir, ses murmures.
Et je l'ai aimée.
La Mort est entrée en moi, ou peut-être que je suis entrée en elle.
Je ne sais plus qui je suis. Lou ? La sorcière ? La Mort ?
Peu importe.
Ce que je sais, c'est que je contrôle.
Je détruis.
Je traque.
Les trente premiers Intangibles ont déjà été réduits en cendres.
Trente âmes volées, trente pouvoirs arrachés.
J'ai déjà récupéré la Clairvoyance.
Elle brûle dans mes yeux, elle me permet de voir ce que personne d'autre ne voit.
Elle me guide, comme une torche dans la nuit.
Il ne m'en reste que deux.
Deux fragments manquants pour devenir absolue :
Le Temps.
L'Invisibilité.
Avec eux, plus rien ne pourra m'arrêter.
Parfois, je repense au pacte.
À ce moment où j'ai dit oui.
Où j'ai accepté de vendre mon âme, de prêter ma chair à quelque chose de plus grand.
Pourquoi avais-je dit oui ?
Parce que j'avais la haine. Une haine cosmique.
Parce que j'en avais marre d'être invisible, marre de me taire, marre d'être spectatrice d'un monde injuste et pourri.
Et parce que je voulais tout brûler.
Mais pour ça, JE DOIS récupérer les 33 Intangibles.
Quand j'aurai les deux derniers Intangibles, je ne me contenterai pas de régner.
Non. Je recréerai.
Je façonnerai un univers nouveau, où le rire des bourreaux sera étouffé à jamais.
Où les humiliés auront le pouvoir.
Mon monde.
Ma version de l'univers.
Un monde où je serai enfin vue.
Un monde où mon nom sera gravé dans la chair de la réalité.
Je le sens.
L'heure approche.
Mon corps actuel — celui d'Emy — sera le dernier.
Je le garderai jusqu'au bout, je le façonnerai à mon image, je l'userai jusqu'à la moelle si nécessaire.
Car je n'ai plus le droit à l'erreur.
Les arbres s'agitent dans la forêt des Trois Sapins.
Le vent chuchote mon nom.
Le sol tremble sous mes pas.
Bientôt, je trouverai les deux derniers Intangibles.
Bientôt, mon pouvoir sera total.
Et alors...
Moi, Lou, la sorcière maudite, la Mort incarnée...
Je prendrai ma revanche.
Je plongerai ce monde dans le silence.
Et des cendres, je créerai l'Ordre.
Mon Ordre.
Mon royaume éternel.
Épilogue — La vérité des Intangibles
Les 33 Intangibles.
Trente-trois fragments de pouvoir dispersés dans le monde.
Trente-trois morceaux de divinité cachés dans des âmes humaines ordinaires.
Personne ne sait comment ils sont apparus. Personne ne sait pourquoi ces individus ont été choisis.
Mais moi, je sais ce qu'ils représentent.
Tous les 3 ans, 3 personnes ont été élues par un intangible chacun.
Chaque Intangible confère un pouvoir unique à son porteur :
La Clairvoyance pour voir au-delà du réel.
Le Temps pour manipuler les secondes, les minutes, les années.
L'Invisibilité pour disparaître de la perception humaine.
La Télékinésie pour déplacer les objets par la pensée.
La Guérison pour réparer les chairs brisées.
Et vingt-huit autres, dispersés, cachés, attendant d'être découverts.
Aujourd'hui, en cette année 2006, il n'en reste plus que 3. Ou bien 2, si on compte celui que j'ai pu récupéré.
Ou plutôt... arrachés.
Car les Intangibles ne se donnent pas. Ils se prennent.
Par la mort.
Seule la mort libère le pouvoir, le transfère, permet à un autre de l'absorber.
C'est pour ça que j'ai tué.
C'est pour ça que je continue de tuer.
Chris possédait rien du tout.
Hannah, elle, avait la Clairvoyance. Un trésor. Je l'ai prise.
Léandre... je pensais qu'il possédait quelque chose. Mais non. Rien. Une perte de temps monumentale qui a failli tout faire échouer.
Et maintenant, Cerise.
La petite Cerise avec ses grands yeux innocents.
Elle possède quelque chose. Je le sens. Je le vois dans la façon dont elle me regarde, dont elle devine ce que les autres ne voient pas.
Peut-être le Temps.
Peut-être l'Invisibilité.
Ou peut-être autre chose.
Mais elle doit mourir.
Et après elle...
Nathan.
Parce que Nathan a survécu à ma tentative. Et ceux qui survivent à la Mort portent toujours quelque chose en eux.
Quelque chose qui les protège.
Un Intangible.
Je le trouverai.
Je les trouverai tous.
Et quand j'aurai les 33, quand j'aurai absorbé chaque fragment de pouvoir dispersé dans ce monde pathétique...
Je deviendrai Dieu.
Pas un dieu parmi d'autres.
Non.
LE Dieu.
Celle qui réécrit les règles.
Celle qui décide qui vit, qui meurt, qui souffre, qui prospère.
Je recréerai l'univers à mon image.
Un monde sans hiérarchie injuste.
Un monde où les invisibles deviennent visibles.
Un monde où la douleur des victimes devient la punition des bourreaux.
Mon monde.
La voix d'Emy — Un dernier cri
Mais au fond de ce corps que je partage avec elle, dans les recoins les plus sombres de cette conscience envahie...
Il reste quelque chose de moi.
De la vraie Emy.
Elle ne m'a pas complètement effacée.
Pas encore.
Je suis encore là, emprisonnée, étouffée, mais vivante.
Et je hurle.
Je hurle en silence.
Je supplie qu'on me sauve.
Je supplie qu'on arrête tout ça.
Parce que je vois ce qu'elle fait.
Je vois ce qu'elle a fait.
Et je ne peux rien faire pour l'arrêter.
Mes mains tuent alors que je ne veux pas tuer.
Ma bouche ment alors que je veux dire la vérité.
Mes yeux pleurent alors que mon visage reste froid.
Quelqu'un...
S'il vous plaît...
Libérez-moi.
Ou tuez-moi.
Mais ne la laissez pas gagner.
Ne la laissez pas détruire tout ce qui reste de bon dans ce monde.
Parce que si elle obtient les 33 Intangibles...
Ce ne sera pas un nouveau monde qu'elle créera.
Ce sera l'enfer.
Un enfer éternel où elle régnera comme une divinité démente.
Et personne...
Personne ne pourra l'arrêter.
Lou — Dernière pensée
Je sens sa résistance.
La vraie Emy qui se débat faiblement dans les profondeurs de notre conscience partagée.
Elle croit encore pouvoir gagner.
Elle croit encore pouvoir me chasser.
Pathétique.
Mais je la garde en vie. Pour l'instant.
Parce qu'un corps totalement vide est plus difficile à contrôler.
Parce qu'une partie d'elle doit rester pour que la façade tienne.
Mais bientôt...
Bientôt je n'en aurai plus besoin.
Quand j'aurai les 33 Intangibles, je pourrai créer mon propre corps.
Un corps immortel.
Un corps parfait.
Un corps qui ne mourra jamais, ne vieillira jamais, ne faiblira jamais.
Et alors, je lâcherai Emy.
Je la laisserai retomber dans le néant d'où je l'ai arrachée.
Mais pour l'instant...
Pour l'instant, elle m'est utile.
Alors je la garde.
Je la torture en silence.
Je lui fais regarder chaque meurtre.
Je lui fais sentir chaque goutte de sang sur mes mains.
Parce que sa souffrance est délicieuse.
Parce que son impuissance me nourrit.
Et parce que, au fond...
J'aime qu'elle soit là.
J'aime qu'elle voie ce que je suis devenue.
Ce que la haine peut créer.
Ce que le pouvoir peut transformer.
Elle est mon témoin.
Mon miroir.
Ma dernière victime avant l'apothéose.
Et quand tout sera terminé...
Quand j'aurai tout détruit et tout reconstruit...
Je me souviendrai d'elle.
De la petite Emy qui a essayé de résister.
De la petite Emy qui a cru pouvoir gagner.
Et je rirai.
Parce qu'elle n'a jamais eu la moindre chance.
Personne n'a jamais eu de chance contre moi.
Personne n'en aura jamais.
Je suis Lou.
Je suis la Mort.
Je suis l'avenir.
Et bientôt...
Bientôt, je serai tout.

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