Sortie
L'Invisibilité Gabriel — Une semaine
Une semaine entière.
Sept jours interminables.
Et chacun d'eux m'a paru durer une éternité suffocante.
Le temps s'étire comme un élastique trop tendu, se dilate comme un ballon prêt à éclater, se tord jusqu'à devenir absolument insupportable. J'ai l'impression écrasante que le monde entier se moque cruellement de moi en continuant de tourner comme si de rien n'était, comme si ma souffrance n'existait pas. Les jours rallongent avec le printemps naissant, le soleil d'avril revient caresser tendrement les façades, les rires insouciants résonnent dans les rues pavées. Je devrais en profiter, déconner comme tous les autres ados inconscients de mon âge. Mais non. Rien n'a de goût. Tout est fade, gris, mort.
Je regarde mes amis de loin, comme si je n'appartenais plus vraiment à leur cercle, comme si une vitre invisible nous séparait désormais. Aya m'évite ostensiblement, comme si ma simple présence l'effrayait profondément. Capu et Mathieu passent leur temps à se tourner maladroitement autour, et moi j'ai sincèrement la flemme de jouer le rôle pathétique du porteur de chandelle. Emy reste obstinément collée à cette petite Cerise, et franchement, j'ai jamais vraiment aimé les gosses. Quant à Léandre... inutile d'en parler. Toujours comateux, absent, comme un fantôme de lui-même flottant entre deux mondes.
Alors oui, j'admets : je me sens terriblement seul. Mais le pire, c'est que je crois bien que ce n'est même pas eux qui me manquent vraiment.
La vérité brute, c'est que ma vie entière, depuis des années, gravitait exclusivement autour d'une seule personne. Nathan.
Et voilà une semaine complète que je ne l'ai pas vu. Une semaine qu'on m'empêche délibérément de l'approcher. Une semaine où il est avec ce type que je ne connais pas — et cette pensée seule suffit à réveiller en moi une jalousie monstrueuse, viscérale. J'ai honte de l'avouer, mais j'ai l'impression qu'on m'arrache violemment un morceau de moi-même, qu'on m'ampute sans anesthésie.
Alors je traîne sans but, je m'ennuie à mourir, et plus j'ai du temps libre, plus je me retrouve inexorablement face à mes propres démons intérieurs. Sauf que mes démons, eux, ont décidé de me suivre absolument partout... sous forme humaine.
Il est là. Tout le temps.
Une ombre plus jeune, un reflet difforme de moi-même, comme si j'avais été condamné à promener mon passé à bout de bras, tel un boulet enchaîné.
L'Invisibilité.
C'est comme ça que je l'appelle dans ma tête. Ironique, non ? Il n'est pas censé être visible pour quiconque, et pourtant mes yeux le croisent dans chaque miroir, dans chaque angle mort, dans chaque reflet. Bien sûr, personne d'autre ne le voit. Sinon, ce ne serait vraiment pas drôle.
Alors je fais désespérément ce que je peux pour lui échapper.
Je pousse mes enceintes à fond. Les premières notes agressives de « Chop Suey! » explosent dans ma chambre, la voix hurlée de System of a Down envahit violemment mon espace, les murs tremblent, et j'espère naïvement que ce vacarme finira par couvrir la sienne. Mais même là, j'entends ma mère gueuler depuis le salon.
— Monsieur fait son rebelle ! Attention, quel mauvais garçon...
Je ricane amèrement, et d'un geste rageur de la main, j'adresse un doigt d'honneur bien senti à mon "compagnon" invisible qui me fixe depuis le coin de la pièce.
— Tu veux un surnom sympa ? L'emmerdeur ? Le parasite ? La plaie ?...
Je marque une pause théâtrale, le fixe droit dans ses yeux inexistants.
— Face de fion.
Il éclate de rire. Un rire qui me glace littéralement le sang dans les veines.
— Pas très sympa, Gabi... Mais fais gaffe, hein. Tu oublies qu'on partage exactement la même tronche. Si j'ai une face de fion, toi aussi. C'est scientifique.
Je serre convulsivement les poings. Comment peut-il réussir à être encore plus insupportable que moi-même ?
— C'est vrai que j'étais objectivement moche à l'époque, ajoute-t-il en se tenant le ventre, hilare. Et je le serai toujours !
Il est plus petit que moi, d'une bonne tête. Le moi d'avant, avant que la puberté m'allonge et change radicalement mes traits. Je le domine physiquement, mais ça ne sert strictement à rien : il ne plie jamais.
— Énerves-toi pas, reprend-il avec un sourire tordu. J'fais partie de toi, que tu le veuilles ou non.
— Y a des parties de soi qu'on aimerait pouvoir renier définitivement, au cas où tu serais pas au courant, je crache entre mes dents serrées.
Je tourne brusquement les talons, fuyant son regard moqueur. Je me poste à la fenêtre, cherchant désespérément une once de rationnel dans tout ça. Allez, Gabriel, tu vas quand même pas perdre ton sang-froid à te battre avec... toi-même ? Ce gamin stupide que tu étais ? Tu as changé. Tout a changé.
Mon téléphone vibre soudainement dans ma poche. Mes mains tremblent incontrôlablement quand je décroche.
— Ouais, allô ?
Une voix. Sa voix.
— Gabi ? On se rejoint à la fontaine ?
Mon cœur s'emballe immédiatement, cogne si fort que j'ai l'impression qu'il va littéralement éclater.
— T'es... t'es sorti ?!!!
— J'attends plus que toi.
Je suffoque. Je cours presque dans ma chambre, me regarde à peine dans la glace. Je me rends compte que j'ai complètement laissé tomber, ces derniers temps : cernes profondément creusées, cheveux en bataille, fringues froissées. Je me sens sale, abîmé. Mais lui... lui vient de m'offrir une bouffée d'air pur.
— Putain Nath... fallait prévenir... je suis même pas présentable...
De l'autre côté, un rire doux.
— Gabi... crois-moi, je ne me suis pas regardé dans une glace depuis deux semaines. Alors t'inquiète pas.
Je raccroche. Balance le téléphone sur le lit et fonce dehors. Je dévale les escaliers quatre à quatre, enfile des habits "potables", ignore les cris de ma mère. J'attrape mon vélo, et pédale. Pédale comme si ma vie en dépendait.
Le vent d'avril gifle mon visage, mais c'est une gifle qui apaise. L'air me ramène à la vie. La simple idée de le retrouver me fait reprendre pied.
Et derrière moi, sur le pas de la porte de ma chambre, L'Invisibilité ramasse mon téléphone abandonné. Avec ce sourire carnassier que seul moi peux voir.
Gabriel — La fontaine
Je roule comme un fou, avalant les rues, esquivant les passants qui râlent derrière moi. Le monde autour n'existe plus. Seule compte la fontaine, là-bas, au centre de la place. Là où il m'attend.
Chaque coup de pédale chasse un peu de la noirceur qui s'était accrochée à mes os. Chaque souffle glacé d'avril me rappelle que je suis vivant, que j'ai encore quelque chose à quoi m'accrocher.
Et ce quelque chose, c'est lui.
Je balance mon vélo dans un buisson, sans même ralentir. Mon regard le cherche déjà, affamé, et puis je le vois.
Nathan.
Il est là, assis au bord de la fontaine, le visage offert au soleil. Sa peau reste pâle, trop pâle, mais ses yeux... ses yeux brillent d'une clarté nouvelle, presque insoutenable. Ses cheveux sombres beaucoup plus courts et fins que d'habitude retombent sur son front, et ses taches de rousseur éclatent sous la lumière comme une constellation fragile.
J'en ai le souffle coupé.
— Nathan...
Je me jette sur lui, sans réfléchir, et je serre son corps frêle contre moi. Ses côtes se dessinent sous mes bras, mais il est chaud, il respire, il est là. Son odeur — ce mélange de savon et de lait de toilette — m'envahit et me calme instantanément.
— Mon Nathan...
Il passe ses doigts longs et fins dans mon dos, un geste d'une douceur infinie.
— Hey... Gabi. Pleure pas, petit ange.
Petit ange.
Le mot me transperce. C'est la première fois qu'il m'appelle comme ça.
Je le fixe, les yeux ronds, incapable de parler. Il rit doucement, comme pour alléger l'instant :
— C'est pas ma faute si tu as vraiment une gueule d'ange aujourd'hui.
Et c'est vrai que je ne m'en étais pas rendu compte avant, mais en me changeant à la hâte pour venir, j'ai pioché sans réfléchir dans mes fringues claires : une chemise blanche, un pantalon en lin assorti. Moi, qui ne porte jamais de blanc.
Je souffle un rire nerveux :
— Sérieux... on dirait que je sors d'une pub pour lessive. Je suis étonné de pas avoir déjà fait une réaction allergique à cette couleur.
Nathan éclate de rire, son visage soudain illuminé. Il pince ma joue comme un gamin, et je sens mes défenses fondre.
— Le blanc n'est pas une couleur je te signale ! Mais tu devrais t'habiller comme ça plus souvent. C'est comme si je voyais enfin le vrai toi, celui que je suis le seul à connaître depuis toujours. Mais là... là je vois ton cœur, mis à nu devant moi, devant tout le monde.
Ses mots me brûlent. Parce que si seulement il savait. Si seulement il voyait la noirceur qui grouille vraiment en moi, ce démon que je trimballe partout.
Je baisse la tête.
— Tu sais, Nath... je suis pas aussi pur que tu le crois. En ce moment, je me sens... dépassé. Comme si tout m'échappait.
Il me regarde, sérieux, inquiet.
— Comment ça ?
Je me mords la langue. J'ai trop parlé. Si je me confie vraiment, je risque de l'embarquer dans mes ténèbres. Alors je détourne les yeux, je force un sourire maladroit.
— Laisse tomber... T'occupes pas. Désolé. Viens, marchons. Tu m'as tellement manqué. J'étais en manque de toi, mec.
Je vois bien dans ses pupilles qu'il n'est pas dupe. Qu'il a compris que je lui cache quelque chose. Mais il ne dit rien. Il me suit, docile, comme si sa seule présence suffisait à combler mes fissures.
— Tu n'as pas besoin d'en dire plus, Gabi, murmure-t-il. J'ai compris.
Ces mots résonnent comme une promesse silencieuse.
Nathan — La vérité
Depuis un moment, je l'observe. Je sais qu'il n'est pas lui-même. Ses épaules sont plus basses, ses yeux plus creusés. Son rire a perdu de sa lumière. Et surtout, il me ment.
Je le connais par cœur, mon Gabriel. Je sais quand il s'éteint.
Et là, il s'éteint.
Ses silences, son air absent, ses sursauts nerveux... ça ne trompe pas. Je l'ai déjà vu comme ça. La dernière fois, c'était quand il essayait d'anesthésier sa douleur avec des cachets. Et je jurerais que, ces derniers jours, il a replongé. Ses pupilles dilatées me l'ont dit avant lui.
Mais ce n'est pas tout. Non. Gabriel cache quelque chose de plus sombre. Quelque chose qui dépasse tout ce que j'ai pu imaginer.
Je l'ai vu, ce miroir qu'il garde. J'ai vu un visage à l'intérieur — le sien, mais plus jeune. Cinq ans de moins, et ce sourire... ce sourire qui n'était pas le sien.
Et puis il y a Emy. La vérité sur elle. La certitude qui me ronge.
Alors j'ai fouillé. J'ai retourné les archives les plus obscures d'internet. Et ce que j'ai trouvé m'a glacé le sang.
Page 33.
Toujours elle. Là se cachent des articles oubliés, effacés des mémoires. Des histoires d'attentats, de meurtres, de malédictions. Le 03/03/2003. Trois élèves tués dans un lycée. Une fille, Lou, tuée par la rumeur de sorcellerie. Et, depuis, tous les trois ans, le même cycle : un adolescent, sans casier, qui tue. Puis l'oubli.
Les témoignages s'empilent, griffonnés comme des SOS :
« Le monde est foutu... arrêtez cette torture ! » — Théo, 16 ans.
« Je les vois tous mourir, je crois en savoir trop... Carla veut me tuer ! » — Lydia, 17 ans.
« J'en peux plus... Lou, un jour on t'aura ! » — Mathilda, 15 ans.
Toujours le même âge. Toujours la même malédiction. Des élus, disent-ils, des sauveurs.
Et Gabriel... mon Gabriel... fait partie de tout ça.
Je le sais. Et ça me tue de garder le silence.
Parce que si je parle... la page 33 a déjà prévenu. « Ceux qui mettront l'intangible au grand jour disparaîtront sans s'en rendre compte. »
Alors je me tais. Mais un chiffre brûle sur mon bras depuis peu. Cinq.
Une liste, une sentence.
Chris.
Hannah.
Léandre.
???
Moi.
Je suis le cinquième. Et avant que mon tour vienne, quelqu'un d'autre doit mourir.
Je devrais avoir peur. Me cacher. Voir et fuir.
Mais j'ai un plan. Une petite idée têtue que je traîne comme un bout de ficelle dans ma poche, parce que je refuse — pour l'instant — d'être la proie qu'on attend que je devienne.
Je peux sentir la lassitude me ronger les jointures, comme un vieux métal qu'on a trop forcé : les vieilles blessures, la fatigue longue comme une nuit sans fin, et cette saloperie de cancer dont je parle à mi-voix, comme on murmure un secret honteux. Tout ça me rend plus vieux que mes années, plus lourd que mes épaules. Les responsabilités se sont accolées à moi comme des étiquettes collantes : famille, traitements, comptes à rendre. On m'a mis des rôles sur le dos que je n'ai jamais demandés, des masques que je porte jusqu'à m'en étrangler.
Alors oui, je pourrais baisser les yeux et me planquer. Je pourrais disparaître petit à petit, laisser le monde faire son travail d'effacement. Mais quelque chose en moi refuse. Peut-être que c'est la lâcheté. Peut-être que c'est l'orgueil. Ou peut-être que c'est l'amour — ce putain d'amour qui me rend irrécupérable dès qu'il s'agit de lui. Gabriel est ma ligne de flottaison, le seul repère qui n'ait jamais vacillé quand tout le reste tombait en poussière autour de moi. Je veux profiter. Pas demain, pas quand tout sera plus simple — maintenant. Maintenant, alors que je peux encore sentir ses doigts se refermer sur les miens, je veux prendre le monde à pleines mains, aussi imparfait qu'il soit.
Je sens une boule dans la gorge, une lave froide qui menace d'exploser. Mes mains deviennent humides, mes yeux brûlants. Je n'ai jamais su pleurer proprement ; mes larmes arrivent toujours comme des accidents. Elles me surprennent, elles me trahissent. Et pourtant elles viennent. Elles coulent sans prévenir, chaudes et salées, et je les laisse faire parce qu'elles ont choisi le bon moment : quand il est là. Quand il est l'unique présence qui m'autorise la faiblesse.
— Nath, tu pleures ?!
Sa voix me heurte et me sauve en même temps. Il a ce ton d'étonnement paniqué qu'il a quand il ne sait pas comment faire pour ne pas me briser davantage. Il me sort de mes pensées comme on arrache une fleur d'un parterre : brutalement, mais avec une douceur inquiète.
Je sens le tissu de sa veste sous ma joue. Il me retire à peine de mon débordement de sanglots. Sa main se pose, maladroite et ferme à la fois, sur mon dos. Il me serre comme si, en me serrant, il pouvait avaler un peu de ma douleur.
— Je ne veux pas te perdre... Gabriel... je balbutie, presque sans souffle. Je t'en supplie, fais attention à toi.
Le « te » est tout ce que je peux prononcer de l'abîme qui nous entoure. Je ne peux pas déployer la carte entière, je ne peux pas l'écrire en toutes lettres parce que l'air, ici, est trop léger et pourrait tout emporter. Les mots ont des ailes. Ils volent, ils tombent, et parfois ils reviennent transformés. Alors je choisis des lambeaux, des bulletins secrets que seul lui pourra recoller.
Il me serre encore plus fort et je sens sa poitrine coller à la mienne, ses épaules trembler légèrement. C'est la première fois qu'il me voit pleurer ainsi — pas un éternuement de tristesse, pas un petit filet discret, mais des pleurs qui dégringolent et qui réclament. Sa main devient une ancre, et dans sa voix il y a mille bateaux prêts à se sacrifier.
— Nath... il souffle, la voix nouée.
Il est paumé, oui. Complètement. Son visage est un plan incliné entre la peur et la panique. Il ne comprend pas tout, pas autrement que moi je comprends parfois mes propres pensées. Mais il est là. C'est suffisant pour que mes larmes, un peu, perdent leur rage et prennent une couleur moins noire.
Je me remets tant bien que mal, essuie mes joues du revers de la main comme on efface une faute dans un cahier. Le geste est ridicule et tendre. Les dernières gouttes roulent encore, lentes, comme si elles voulaient s'attarder pour mieux marquer ce moment.
Le silence tombe entre nous, lourd et dense, mais jamais stupide. C'est un silence qui parle : il dit la peur qu'on préfère ne pas nommer, la loi muette qui nous interdit d'évoquer la chose. Nous avons appris à tourner autour du sujet comme des danseurs autour d'une flamme — on approche, on recule, on échange des regards qui valent des phrases.
— Je ne peux rien dire, je souffle enfin. Et toi et moi savons très bien qu'on ne pourra jamais en parler vraiment... à l'oral.
Ma phrase flotte, fragile. C'est une vérité que nous portons comme une cape trop lourde. Il hoche la tête, sans surprise, comme si nous avions toujours su que certains mots nous brûleraient s'ils franchissaient nos lèvres.
Puis, plus bas, avec cette prudence d'enfant qui va sur la pointe des pieds dans une maison interdite, je lui lance :
— Fais attention à... (EMY !!!) ...toi.
Je plante le prénom entre parenthèses, comme pour le protéger et l'exiler à la fois. Je sens mon pouls s'accélérer en même temps que je le prononce : c'est une tentation d'appeler la bête par son nom, et je recule aussitôt. Les trois points qui suivent laissent plus d'espace qu'un roman entier. Gabriel et moi nous regardons, et nos yeux se rencontrent dans un échange lumineux, télépathique, une petite explosion de compréhension qui nous rend complices contre le monde.
Dans ses iris perçants, je vois la réponse avant qu'il ne la donne : un éclat, un sourire à demi-formé qui est en réalité une affirmation. Il ne dit pas « d'accord », il me répond autrement : « Soulage-toi, Nathan. Je gère. »
La phrase n'est pas prononcée. Elle n'a pas besoin de l'être. Elle résonne en lui comme une promesse inscrite dans la chair. Ses doigts se referment sur les miens, ferme mais doux, et je perçois dans ce geste mille serments muets. Il me rend la confiance que je lui jetais, comme on lance une corde et que quelqu'un l'attrape.
Je voudrais hurler ma gratitude, ma peur, mes plans, mes petites conspirations ridicules contre le destin. Je voudrais lui poser des questions précises, le forcer à me dire « comment », « quand », « pourquoi ». Mais nous connaissons trop bien le prix des réponses. Alors à la place, je le regarde, je l'observe, et je lui raconte sans le dire : je lui montre mes mains, mes poings serrés, mon ventre qui se resserre, et mes yeux qui veulent rester collés aux siens.
Il me serre davantage, comme si en me tenant il pouvait repousser l'inévitable. Je sens, dans l'étreinte, toute la violence d'un amour qui refuse de s'éteindre. Entre deux respirations, je lui promets silencieusement des choses que je n'aurais jamais osé dire autrement : je promets des matins volés, des cafés trop sucrés, des chaussettes à rendre, des baisers en plein milieu d'une dispute. Je lui promets d'être vilain si nécessaire, de tricher avec les règles, d'écrire des mensonges qui protègent les vérités.
Il rit un peu, un rire qui ressemble à une négociation entre deux âmes fatiguées. Puis il dit, enfin, en articulant chaque syllabe comme on dépose une pierre précieuse :
— Reste.
Ce mot est un rempart et un écho. Il ne mentionne pas la peur, ni la malédiction. Il n'a pas à le faire. Il suffit. Je sens que dans sa demande il y a plus que l'ordre du cœur : il y a la stratégie, la résistance douce que nous avons choisie.
Je m'endors contre lui, le souffle encore secoué, le cœur battant comme un animal traqué mais reconnu. Dans cet instant qui penche, sous le ciel d'avril et les regards indifférents des passants, je me dis que pour l'instant — pour ces instants — nous pouvons être deux îlots de chaleur dans une mer qui gronde. Le plan restera dans ma tête, poli comme une pierre. Je soufflerai des instructions sans jamais prononcer le mot interdit. Il comprendra, parce qu'il l'a toujours fait.
Et même si demain notre monde recommence à trembler, même si la peur revient plus forte, il y aura ce soir : un soir où j'ai su dire sans parler, un soir où j'ai demandé à être gardé, et où on m'a répondu sans phrase. Voilà tout ce que je veux : un répit, une nuit, un baiser de temps volé. Je veux juste profiter. D'un sourire, d'une main qui serre la mienne, d'un souffle partagé.
Rien d'autre que lui.
Rien d'autre que nous.

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