Derniers rayons de soleil.

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(Aya) – À l'hôpital avec Léandre

Cela fait maintenant trois jours que je vis ici, enfermée dans une chambre d'hôpital, au chevet de Léandre. Trois jours à écouter les respirations lentes et régulières d'un corps endormi, trois jours à tenter de me persuader qu'il va ouvrir les yeux.
Et, pendant que lui dort, moi, je me perds.

Je suis coupée de tout. De mes amis, du monde, de mes habitudes d'avant. Coupée de mes rires, de mes petites folies, de mes insouciances. Tout semble s'être effacé derrière une vitre invisible. Je regarde le monde sans pouvoir le toucher.
Parfois, je me demande si je ne suis pas en train de disparaître, doucement, comme une photo qui se décolore au soleil.

J'ai l'impression que mon adolescence me glisse entre les doigts. L'insouciance s'envole, remplacée par une peur sourde. Tout effraie. Plus personne n'est en sécurité.
Les journaux, les visages, même les bruits du couloir... tout semble contaminé par une menace invisible.
Je ne sais plus vraiment qui je suis. Seulement que je ne suis plus celle d'avant.

Le soir, lorsque le couvre-feu tombe et que les infirmières me forcent à partir, je traverse seule la forêt des Trois Sapins. Ce passage nocturne est devenu mon rituel, une façon de me rappeler que je suis encore vivante. L'air y est glacé, humide, chargé d'ombres. Les branches s'étirent comme des doigts, mais je continue, droite, sans flancher.
Je crois que j'aime ça. Le danger. L'interdit.
C'est peut-être ma seule manière de me sentir encore libre.

Et pourtant, malgré tout, je ne ressens pas la peur. C'est étrange à dire, mais... je me sens protégée. Comme si quelque chose veillait sur moi.
Le Temps, peut-être. Oui, le Temps m'aide beaucoup. Je sais, ça paraît insensé de dire que le temps me parle, mais c'est vrai. Il murmure à travers les aiguilles de l'horloge, à travers les jours qui s'effilochent. Et même s'il ne peut rien contre le mal, sa voix me réconforte.
Savoir que je peux communiquer avec quelque chose d'aussi intangible m'apaise.

Mais la nuit... la nuit, tout devient plus sombre.
Je refais sans cesse le même rêve. Le même cauchemar, plutôt. Celui que j'ai eu au tout début de cette aventure.
Je le revis encore et encore, chaque détail plus net, chaque ombre plus humaine.

Cette fois, c'était pire.
L'ombre étranglée était assise sur une balançoire. Ses pieds effleuraient le sol, son corps se balançait doucement, et les cordes autour de son cou se resserraient lentement. Je pouvais entendre le craquement des fibres, la lutte désespérée, les suffocations.
Elle s'est débattue, encore et encore, jusqu'à ce que tout s'arrête.
Et moi... j'ai fui.
Je n'ai pas supporté de voir la fin.

Ce qui m'effraie le plus, c'est que dans ce rêve, je sais que je rêve.
Je peux bouger, penser, parler. J'existe là-bas. Et quand je me réveille... quelque chose reste.
Toujours.
Mes pieds sont humides. Trempés d'un liquide noir, visqueux. Le même que dans mon rêve.
Je n'ose pas en parler.
Mais je sais que ce n'est pas normal.

L'intangibilité... elle s'infiltre. Elle n'est plus un concept, ni une peur. Elle commence à interagir, à se mêler au monde des humains.
Je le sens.
Le voile qui séparait nos deux réalités devient de plus en plus mince.
Et la menace approche.
Nous sommes tous en danger.

Il m'arrive de douter de tout ça. Parfois, je me dis que je suis folle. Que tout est dans ma tête.
Que Léandre n'est pas dans le coma, que je me suis inventée ce monde pour fuir quelque chose de pire.
Mais quand je regarde sa poitrine se soulever lentement, quand j'entends le souffle fragile de la machine... tout me semble trop réel pour n'être qu'un mensonge.

Parfois, des souvenirs me reviennent.
L'an 2003.
Une balade en forêt, avec des gens dont les visages m'échappent.
Une découverte, étrange, marquante.
Et puis plus rien.
Comme si ma mémoire avait décidé de me protéger.
Je sais que le temps, tôt ou tard, me forcera à tout affronter.

Assise sur le petit tabouret bancal qu'on m'a attribué dans la chambre, je passe des heures à songer.
Je regarde Léandre respirer.
Je lui parle, même s'il ne répond pas.
Parfois, je crois qu'il essaie. Ses doigts bougent. Ses lèvres tremblent. Son cœur s'emballe. Les médecins accourent. Et moi, je reste là, impuissante, la gorge nouée.

La dernière fois qu'il a parlé, avant que la crise ne le replonge dans son silence, il a murmuré un mot.
"Liste."
Et ensuite : "Victimes."

J'ai compris.
Le carnage n'est pas terminé.
Le danger rôde encore, affamé.
Léandre a vu le mal, il a survécu. Il est notre seul témoin.
Peut-être même, notre seul espoir.

Je serre sa main froide entre les miennes.
Sa peau est pâle, glacée, mais il y a encore une vie au bout de ses doigts.
Je voudrais qu'il me parle, qu'il me raconte, qu'il me dise ce qu'il a vu.
Je voudrais qu'on rit encore, qu'on s'aime encore, qu'on soit des adolescents bêtes et heureux.
Mais tout ça, c'est fini.
Plus jamais ce ne sera comme avant.

(Capucine) – Retour à la maison

Enfin dehors.
Après des heures enfermés dans la salle de classe cachée — qu'on a surnommée, avec une fierté d'enfants, "la chambre des secrets" — Mathieu et moi avons retrouvé la lumière du couloir. On riait encore, essoufflés, comme si on venait de faire une bêtise qu'on ne regrette pas.

Jamais je n'aurais cru que ma journée finirait dans les bras de ce pot de colle. Et pourtant... ça m'a fait du bien.
Un bien immense.
Ça faisait si longtemps que je n'avais pas ressenti une légèreté pareille, ce petit vertige du cœur qu'on croit réservé aux films. Pour une fois, j'ai laissé mes pensées au vestiaire et j'ai simplement suivi ce que je ressentais.

Le soleil descendait déjà derrière les arbres. Le ciel prenait cette teinte orangée qu'on ne voit que les soirs de printemps. J'ai regardé ma montre : 19h30.
Le temps file, comme toujours.
J'espère que Cerise ne s'ennuie pas trop seule à la maison. Elle n'aime pas quand la nuit tombe sans que je sois là. Mais bon, on ne va pas tarder à rentrer.

Mathieu...
Il leva la tête, encore souriant, les joues un peu rouges.
Tiens.

Je lui tendis un petit bout de papier soigneusement plié.
Un billet d'entrée. Pas n'importe lequel : celui de mon concert de la semaine prochaine.

Il écarquilla les yeux.
Vraiment ? Je croyais que tu ne voulais pas que je vienne !

Je haussai les épaules avec un sourire malicieux.
J'ai jamais dit le contraire, gros bêta !

Et pour accompagner mes mots, je lui donnai une tape amicale derrière la tête.
Tu m'en donnais pas l'impression, pourtant, marmonna-t-il, faussement vexé.

Je partis devant, feignant l'indifférence, mais mon rire trahit vite mon amusement.
Ahlala, qui ne voudrait pas entendre la douce mélodie de mon violon ?

Il me rattrapa en quelques enjambées, glissa un bras autour de ma taille et me souffla à l'oreille, d'une voix douce et un peu tremblante :
Toi et ton violon êtes beaucoup trop irrésistibles pour ne pas être vécus.

Je crus que mon cœur allait s'arrêter net.
Ce genre de proximité, de chaleur, je n'y suis pas habituée. J'ai senti mes joues s'embraser aussitôt.

Eh bien, tu sais ce qu'il te reste à faire, lui lançai-je en lui adressant un clin d'œil, essayant de reprendre le dessus.

Le chemin du retour dura une bonne demi-heure. On roulait à vélo, côte à côte, dans cette lumière dorée de fin de journée. L'air sentait la terre humide et la résine. On croisait à peine quelques voitures, le vent s'engouffrait dans nos cheveux, et tout semblait étrangement paisible — comme si le monde, l'espace d'un instant, avait oublié ses malheurs.

Enfin, la maison apparut au bout du chemin.
Je mis pied à terre et frappai à la porte.

Cerise ? C'est Capucine ! Je suis avec ton frère !

Silence.
Pas de réponse.

Je fronçai les sourcils. D'habitude, elle accourt toujours dès qu'elle entend ma voix, avec son rire d'enfant et ses phrases précipitées.
Là, rien.
Peut-être qu'elle joue avec ses poupées, ou qu'elle s'est endormie devant un dessin animé.

Je sortis la clé, la glissai dans la serrure et entrai.
Un courant d'air tiède me frôla. La maison était calme. Trop calme.

La cuisine portait les traces d'une activité récente : un saladier, un fouet, un moule encore chaud.
Une odeur de gâteau flottait dans l'air, sucrée, rassurante.
Mais il n'y avait personne.

CERISE !

Ma voix résonna dans le vide.
Rien. Pas un bruit.

Mathieu échangea un regard inquiet avec moi.
Je vais voir à l'étage, dit-il avant même que je réponde.

Il grimpa les marches quatre à quatre, son pas résonnant dans l'escalier.
Je restai figée dans le salon, le cœur battant, observant les ombres s'allonger lentement sur le parquet.
Et si... non. Non, elle est simplement partie chercher quelque chose dans le jardin. Elle connaît les règles. Elle ne partirait pas sans prévenir.

Mais mon ventre se serra malgré moi.
Quelque chose clochait.

Mathieu redescendit en trombe, le souffle court, les yeux agrandis par la panique.
Putain, Capucine... je la trouve pas.

Sa voix se brisa sur la dernière syllabe.
Des perles de sueur glissaient sur son front.

Chiotte... murmurais-je. Tu veux dire qu'elle n'est pas ici ?

Il secoua la tête, les mâchoires serrées.
Elle est partie. Elle est dehors.

Je sentis un frisson glacé remonter le long de mon dos.

Ne perdons pas de temps, dis-je aussitôt. On va la chercher. Appelle les flics en route, ils pourront nous aider.

Il hocha la tête, déjà en larmes.
Je n'avais jamais vu Mathieu pleurer. C'était déroutant, bouleversant. Ses épaules tremblaient, sa voix se cassait à chaque mot.

Je me sens pas bien, Capucine... Cerise est obéissante, d'habitude. J'ai un mauvais pressentiment... un très mauvais pressentiment.

Je posai ma main sur son épaule, puis le pris dans mes bras, doucement, comme on apaise un enfant.
Ça va aller. Elle ne doit pas être loin. Respire, d'accord ? On va la retrouver.

Je sentis son souffle saccadé contre mon cou. Puis je le relâchai doucement.
Allez, viens. On prend les vélos. Le mien est dans le garage, tu prendras celui de ma sœur.

Il acquiesça sans un mot.
Son visage était pâle, ravagé par l'inquiétude.
Et moi, j'essayais de rester droite, calme, forte.

Mais au fond... j'avais peur aussi.
Une peur froide, sourde, qui s'insinuait dans ma poitrine.

Je ne comprendrai jamais pourquoi la vie a ce don de tout renverser en un battement de cils.
Un instant, on rit, on aime, on respire.
Et l'instant d'après, tout s'écroule.

(Gabriel) – L'anniversaire de Nathan

Aujourd'hui, c'est un jour particulier.
Le genre de jour qu'on voudrait figer dans le temps.
Le 29 avril. L'anniversaire de Nathan.

Il fait un temps superbe, un ciel d'un bleu presque irréel.
Je me dis que c'est comme un cadeau du monde pour lui.
Il mérite ça — la douceur, la chaleur, la lumière. Tout ce qui peut lui rappeler qu'il est encore vivant, qu'il a survécu à l'hiver, à la maladie, à la peur.

Je suis assis sur mon scooter, garé près du vieux portail de la maison familiale. J'attends, les mains dans les poches, le cœur un peu serré.
Il doit encore être chez ses grands-parents. Il y déjeune tous les ans pour son anniversaire, comme une tradition qu'il ne veut pas briser.
Je trouve ça beau, cette fidélité, mais aussi un peu triste : on dirait qu'il cherche à maintenir un fil invisible entre lui et le passé, comme s'il avait peur de tout perdre s'il changeait la moindre habitude.

Depuis quelques semaines, j'ai cette impression bizarre qu'un tic-tac résonne au-dessus de nous.
Un compte à rebours.
Je ne sais pas pourquoi.
Mais je sens qu'il faut profiter de chaque instant, comme si demain risquait de ne pas venir.

Alors aujourd'hui, j'ai décidé de faire les choses en grand.
De lui offrir une après-midi incroyable, inoubliable.

Ce qu'il ne sait pas, c'est que je vais aller le chercher en scooter.
Oui, moi, Gabriel, le type qui jusqu'à hier ne savait même pas attacher un casque correctement, j'ai enfin eu mon permis.
Et je compte bien lui faire la surprise.

Le cadeau que je lui ai préparé m'attend dans mon sac : un pull tricoté de mes mains.
Bleu turquoise, sa couleur.
Je n'en reviens toujours pas d'avoir réussi à faire quelque chose d'aussi propre.
Les mailles sont un peu irrégulières, mais c'est ce qui le rend unique, un peu comme nous.
Ce n'est pas juste un vêtement. C'est une part de moi que je lui offre.

On dit souvent que j'ai une tête de voyou, mais au fond, j'ai toujours eu un cœur d'artisan.
Un cœur tendre, que je cache sous des couches de sarcasmes et de bravades.
Nathan, lui, a toujours su voir à travers tout ça.

Je souris en pensant à lui.
Ses cheveux ras, tout doux depuis les traitements. Il m'avait fait toucher la dernière fois, riant de ma gêne, et j'avais rougi comme un idiot.
Ses cheveux d'avant me manquent, c'est vrai. Ces mèches fines qu'il faisait tomber sur son front.
Ses parents lui ont acheté une perruque, une coupe au bol modernisée — mais il refuse de la porter.
Et franchement, il a raison.
Il est beau, même sans. Peut-être même plus encore, parce qu'il ne triche pas.

Mais ces pensées me torturent un peu.
Parce qu'à chaque fois que je le regarde, que je l'écoute, j'ai cette vague brûlante dans la poitrine.
La honte. La peur. Le désir.
Trois émotions qui s'entrelacent et me déchirent de l'intérieur.

Je crois que je l'aime depuis toujours.
Et ça me fait peur.

Moi, Gabriel — celui que tout le monde croit sûr de lui, celui qui collectionne les conquêtes juste pour ne pas qu'on devine qui il est vraiment — j'ai peur d'aimer.
Peur de casser quelque chose de fragile et de beau entre nous.
Peur de ne plus être son ami.
Peur de le perdre.

Pourtant, quand je le vois, c'est comme si le monde se taisait.
Comme si tout devenait plus net, plus simple.
Et au fond de moi, je sais qu'il ressent la même chose.
Je le vois dans la façon dont il me regarde, dont il s'approche, dont il cherche ma présence sans jamais vraiment oser l'avouer.

Nathan, lui, a toujours été courageux. Il assume.
Il ne se cache pas derrière des apparences.
Il dit aimer les femmes et les hommes, sans honte, sans détour.
Et les gens le respectent pour ça.
Personne ne se moque de lui, personne ne le juge.
Il a cette aura, cette lumière tranquille qui fait taire la bêtise humaine.

Moi, je n'ai pas cette chance.
Un trait d'eye-liner et on me traite de "pédé", de "tarlouze".
Ils m'ont collé une étiquette avant même que je comprenne qui j'étais.
Alors j'ai joué leur jeu.
Je suis devenu "le rebelle", "le mec dangereux", celui qu'on ne provoque pas.
Et maintenant, j'en suis prisonnier.

Mais aujourd'hui, tout ça, je veux le jeter à la mer.
Je veux être moi, simplement.
Je veux être l'homme que j'ai toujours voulu être.

Et ce soir, je vais le prouver.
Je vais lui dire la vérité.
Je vais lui dire que je l'aime.

(Un peu plus tard)

Quarante-cinq minutes se sont écoulées.
Je suis garé devant chez lui.
Je klaxonne comme un idiot, juste pour le plaisir de le surprendre.

La fenêtre du premier étage s'ouvre brusquement. Nathan apparaît, les yeux écarquillés.
Gab... Gabi ?!

Je ris, fier comme un gosse.
T'as vu ça ? Pas mal le carrosse, hein ?

Il descend les escaliers à toute vitesse, déboule sur le porche, incrédule.
Mais pourquoi tu m'en as jamais parlé ?!

Je voulais te faire la surprise, répondis-je avec un clin d'œil. Comme ça, on pourra bouger sans se fatiguer.

"On" ? fit-il avec un sourire qui me fit fondre.

Je sortis un deuxième casque de mon sac à dos.
Eh ouais, je pense à tout, moi.

Pour une fois, répliqua-t-il en riant.

Je lui lançai le casque et il grimpa derrière moi, tout contre.
Je sentis la chaleur de son torse, sa respiration dans ma nuque.
Je crois que j'ai failli caler rien qu'à cause de ça.

Allez, roule ma poule ! hurla-t-il.

Le moteur rugit, ridicule, mais suffisant pour nous faire éclater de rire.
Et c'est ainsi qu'on quitta le village de la forêt des Trois Sapins, notre prison à ciel ouvert, pour la première fois depuis longtemps.
Je voulais lui offrir un peu de liberté, même pour une soirée.

Tu m'emmènes où ?
Au festival du printemps d'Oniron ! Tu vas voir, c'est magnifique.
J'en doute pas.

Il se colla un peu plus à moi. J'en eus presque le vertige.

Le festival d'Oniron battait son plein quand nous sommes arrivés.
Les guirlandes multicolores s'étiraient d'un stand à l'autre, les rires se mêlaient aux cris des enfants et à l'odeur du sucre chaud.
Nathan avait des yeux émerveillés, comme un gosse devant un sapin de Noël.

On acheta deux gaufres. Il dévora la sienne en deux bouchées.
Tes grands-parents t'ont pas nourri, ou quoi ? plaisantai-je.
À ton avis, pourquoi je vais jamais chez eux ? répondit-il, la bouche pleine.
T'aurais dû me le dire, je t'aurais ramené de quoi bouffer !
T'inquiète, dit-il en souriant. Je vais me contenter de gaufres... et de toi.

Mon cerveau fit un court-circuit.
Je devins rouge pivoine.
Et fais gaffe aussi, ajouta-t-il, t'es tout rouge, là.

Je préférai me taire. Sinon j'allais dire une connerie.

Pour détourner la conversation, je proposai d'aller au lac d'Oniron.
On y trouva une barque libre. L'eau était d'un calme presque irréel, les reflets dorés du soleil dansaient à la surface.
Autour, les rires, les oiseaux, les pétales de fleurs qui flottaient.
C'était parfait.

On parla peu.
On riait, on se taquinait, on se lançait des éclaboussures.
Le monde semblait loin, paisible, pur.

A la fin de la ballade, nous gagnons la rive opposée du lac où la foule était quasi inexistante. Un petit ponton nous narguait quelques mètres plus loin.

On resta longtemps là, sur ce petit ponton de bois rongé par le temps, les jambes pendant au-dessus du lac d'Oniron. L'eau miroitait sous la lueur rose et dorée du couchant, et tout semblait s'arrêter. Même le vent retenait son souffle.

Nathan frissonna. La fraîcheur du soir mordait sa peau nue, hérissant les poils fins de ses avant-bras. Je sentis mon cœur se serrer — ce besoin presque douloureux de le protéger, de le réchauffer.

Je sortis le pull de mon sac. Ce morceau de laine bleue turquoise que j'avais tricoté pour lui, rien que pour lui. Mes mains tremblaient légèrement en le dépliant. Tant d'heures passées à serrer ce fil entre mes doigts, à imaginer ce moment précis.

« Viens », murmurai-je.

Je n'attendis pas sa réponse. Je me rapprochai, glissai le pull au-dessus de sa tête. Mes doigts effleurèrent sa nuque et une décharge électrique me traversa. Sa peau était si douce, si chaude sous mes paumes. Je ralentis mes gestes, savourant chaque seconde, chaque contact. Le tissu descendit lentement le long de son torse et je sentis ses muscles se contracter sous mes mains.

Nathan baissa les yeux vers le vêtement. Ses doigts trouvèrent la petite plume cousue sur la poche et son sourire me transperça. Ce sourire rare qui me donnait envie de pleurer et de rire en même temps.

Il porta le pull contre son visage, inspira profondément. « Ça sent toi », murmura-t-il, sa voix rauque me vrillant le ventre.

Quand son regard remonta vers moi, l'air entre nous devint brûlant. Mon souffle se bloqua dans ma gorge. Je le voyais — cette envie dans ses yeux, ce désir qui reflétait exactement ce qui me consumait depuis des mois.

Il se rapprocha. Mon cœur cognait si fort que j'étais sûr qu'il pouvait l'entendre. Ses mains trouvèrent ma nuque, chaudes et légèrement tremblantes. Ses pouces caressèrent ma mâchoire et je fermai les yeux, submergé par cette simple sensation.

« Regarde-moi », souffla-t-il.

J'ouvris les yeux. Et alors il m'embrassa.

Le monde explosa.

Ses lèvres étaient douces, chaudes, affamées. Je sentis mon corps entier s'embraser, chaque terminaison nerveuse s'éveiller d'un coup. Mes mains agrippèrent ses hanches, le pull que je venais de lui enfiler, cherchant un ancrage dans cette déferlante. Il gémit doucement contre ma bouche et ce son me fit perdre toute raison.

Je l'attrai contre moi, éliminant le moindre espace entre nos corps. Je sentais sa chaleur à travers nos vêtements, son cœur battre contre mon torse, ses doigts s'enfoncer dans mes cheveux. Sa langue effleura la mienne et mes genoux faillirent céder.

Nous basculâmes sur le bois du ponton. Le choc me ramena une seconde à la réalité — le bois dur sous mon dos, le clapotis de l'eau — mais Nathan captura à nouveau mes lèvres et je sombrai. Il était au-dessus de moi, son poids délicieux m'écrasant contre les planches, ses mains partout à la fois — mon visage, mon cou, mes épaules.

Je fis glisser mes paumes sous le pull, cherchant sa peau nue. Il frissonna violemment quand je touchai son dos, cambra son corps contre le mien. La laine était douce sous mes doigts mais sa peau l'était infiniment plus — chaude, vivante, électrique.

« Mon Dieu », haletai-je contre sa bouche.

Il sourit, embrassa ma mâchoire, descendit vers mon cou. Chaque baiser me brûlait, laissait une traînée de feu sur ma peau. Je sentais son souffle chaud, rapide, saccadé. Mes mains remontèrent le long de sa colonne vertébrale et il gémit à nouveau, ce son grave qui me retournait les entrailles.

Je le fis rouler sur le côté, nos jambes emmêlées, nos souffles mêlés. Le soleil couchant drapait son visage de lumière dorée. Il était si beau que ça me faisait mal. Ses yeux brillaient, ses lèvres gonflées entrouvertes, ses joues rouges.

« Je te veux tellement », murmura-t-il, sa voix brisée me déchirant.

« Tu m'as », répondis-je en l'embrassant à nouveau, plus profondément, plus désespérément. « Tu m'as toujours eu. »

Mes mains exploraient son corps à travers la laine — la courbe de ses hanches, le creux de ses reins, la tension de ses muscles. Chaque courbe, chaque frémissement. Je voulais tout mémoriser, tout graver en moi. Le goût sucré de sa bouche, l'odeur de sa peau, le son de son souffle qui s'accélérait contre mon oreille.

Le monde avait disparu. Il n'y avait plus que nous, cette chaleur dévorante, ce besoin viscéral qui nous consumait. Ses doigts glissèrent sous mon t-shirt et je frissonnai violemment. Sa paume contre ma peau nue — c'était trop et pas assez en même temps.

« Nathan... » Sa main remonta, traçant des cercles brûlants sur mon torse. Je m'arquai contre lui, incapable de contrôler mon corps.

L'eau clapotait. Le ciel virait au violet. Mais rien n'existait vraiment, sinon ses lèvres sur les miennes, son corps contre le mien, ce feu qui nous dévorait tous les deux.

Pour la première fois depuis longtemps, je ne pensais plus au danger, à la peur, ni à l'ombre qui planait sur nous.

Il n'y avait que lui. Que nous. Que cette vérité absolue gravée dans la chaleur de nos corps enlacés

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