Le poids des révélations

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Chapitre - Le Poids des Révélations8h30 du matin - Nathan (avec Gabriel)

Nous avions décidé de nous isoler du monde. De créer le nôtre, idyllique, où paix et amour règneraient en maîtres absolus.

En réalité, cela faisait maintenant trois jours que nous n'étions pas revenus du village d'Oniri. Trois jours suspendus hors du temps, trois jours volés à la réalité qui nous attendait, implacable.

Nathan et moi nous étions laissés aller. Nous nous étions coupés de tout, isolés dans cette bulle fragile que nous avions créée. Nos journées s'étaient écoulées dans une douceur presque irréelle : baisers interminables, étreintes passionnées, moments d'intimité absolue... Comme si nous pouvions repousser indéfiniment le moment de faire face à ce qui nous attendait dehors.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Cette vérité universelle me frappa avec force ce matin-là.

Nous étions allongés dans le lit étroit de cet hôtel minable que nous avions réussi à dénicher avec nos maigres économies. Les ressorts du matelas grinçaient au moindre mouvement, les murs jaunis par le temps racontaient des histoires que je préférais ne pas connaître, mais rien de tout cela n'avait d'importance.

La chaleur du corps de Nathan contre le mien, la douceur de sa peau sous mes doigts, son souffle régulier dans mon cou... tout cela me donnait envie de ne jamais sortir de ce lit. De rester là, enlacés, protégés du monde extérieur et de ses horreurs.

Pourtant...

Cette nuit, quelque chose avait changé. J'avais préféré ne rien dire, ne pas briser cette bulle de bonheur précaire, mais sur mon bras, le chiffre 5 avait été remplacé par un 6.

Ce chiffre est pour moi, il m'attend.

Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Qui avait péri pendant que nous nous cachions lâchement du monde ? La culpabilité me rongeait, acide et implacable.

Je préférais ne pas savoir. Pas encore. Pas tout de suite.

Malgré la lourdeur de mes pensées, je me levai du lit doucement, avec précaution. Gabriel grogna immédiatement, son visage se fronçant dans son sommeil. Il tendit une main vers moi, cherchant instinctivement ma chaleur, me suppliant sans un mot de revenir près de lui.

Mon cœur se serra. Comment pouvais-je lui imposer de retourner là-bas ? De faire face à l'horreur qui nous attendait ?

Je me rallongeai contre lui, me laissant aller aux caresses qu'il avait entreprises presque inconsciemment sur ma tête. Ses doigts dans mes cheveux traçaient des motifs apaisants, comme s'il essayait de me retenir par ce simple geste tendre.

— Écoute... commençai-je doucement. On devrait revenir.

Les mots pesaient lourd dans ma bouche. Je les avais prononcés, mais une partie de moi aurait voulu les ravaler.

Gabriel se retourna brusquement, s'emmitouflant dans les épaisses couvertures de la chambre d'hôtel comme pour se protéger de mes paroles.

— Non, Nathan, murmura-t-il d'une voix étouffée. Je ne veux plus qu'on souffre. Je ne veux plus retourner là-bas. Je ne veux plus voir la mort partout autour de nous.

Sa voix tremblait légèrement. Je savais qu'il luttait pour garder contenance.

— Il faut être courageux, Gabi.

Je lui pris les mains et les serrai fort dans les miennes, cherchant à lui transmettre une force que je ne possédais pas vraiment moi-même.

— Nos amis... ils ont besoin de nous. On ne sait pas ce qui se passe pour eux. On ne peut pas les abandonner comme ça. Ils comptent sur nous.

Il me regarda alors, et ce que je vis dans ses yeux me brisa le cœur. Son regard était tendre, infiniment tendre, mais embué de larmes qu'il refusait de laisser couler.

— C'est trop court... souffla-t-il, sa voix n'étant plus qu'un murmure fragile. C'était pas assez... trois jours, ce n'est rien. J'aurais voulu une éternité.

Je portai ses mains à mes lèvres et déposai un baiser sur ses jointures.

— Ma vie entière passée à tes côtés ne serait pas encore assez longue pour profiter de toi, Gabi. Même si nous vivions cent ans ensemble, ce ne serait jamais suffisant. Mais nous devons être là pour les autres aussi. C'est ce qui nous rend humains.

Il esquissa un sourire tremblant, puis se leva brutalement, comme s'il voulait chasser l'émotion qui menaçait de le submerger. Il s'étira de tout son long, ses vertèbres craquant légèrement.

— Putain, ce lit était vraiment nul, lâcha-t-il avec un petit rire qui sonnait faux.

Nous nous préparâmes en silence, chacun perdu dans ses pensées. Nous rassemblâmes le peu d'affaires que nous avions prises avec nous : quelques vêtements froissés, nos téléphones éteints depuis trois jours, nos portefeuilles presque vides.

— Prêt à retourner dans le village des Trois Sapins ? demandai-je en tendant la main vers lui.

Gabriel la prit, entrelaçant ses doigts aux miens.

— Je ne serai jamais prêt pour aller reposer les pieds là-bas, marmonna-t-il. Mais avec toi, je suppose que je peux affronter n'importe quel enfer.

(Aya )- Le même matin

Ce matin, j'avais été obligée de laisser Léandre seul à l'hôpital. Cette décision m'avait déchirée, mais je n'avais pas eu le choix.

Capucine m'avait appelée aux aurores, sa voix brisée par les sanglots, pour me mettre au courant des horribles nouvelles concernant Cerise. Et la disparition de Tristan. Tristan qui avait été retrouvé assassiné dans la forêt des Trois Sapins, son corps mutilé d'une manière que Capucine n'avait pas pu me décrire sans vomir.

Il ne s'était en effet jamais rendu chez Emy. Emy qui était pourtant restée avec Capucine et Mathieu chez leur grand-mère. Là-bas non plus, il n'avait jamais fait son apparition. Quelqu'un – ou quelque chose – l'avait intercepté en chemin.

C'était horrible. Tout partait en décadence, tout s'effondrait autour de nous. J'avais l'impression de vivre une descente en enfer, chaque jour un peu plus profonde, chaque jour un peu plus désespérée.

Pourquoi deux morts d'un coup ? Cela faisait maintenant cinq personnes qui avaient péri en un laps de temps ridiculement court. Une série interminable, une hécatombe sans fin. Jusqu'où cela irait-il ? Qui serait le prochain ? Ces questions me hantaient, tournaient en boucle dans mon esprit épuisé.

Il fallait à tout prix que je me focalise davantage sur cette histoire d'intangibilité. Je savais que je pouvais potentiellement utiliser le pouvoir du Temps pour les faire revenir à la vie, pour inverser tout cela, mais mon intangible m'avait fait promettre de ne l'utiliser qu'à un moment critique. Elle avait insisté : un seul usage, au moment le plus crucial.

Je l'utiliserais quand le besoin nécessaire se manifesterait. C'était mon seul espoir pour sauver tout le monde, je ne pouvais pas me permettre de me louper. Pas de faux pas, pas d'erreur. Tout reposait sur ce choix unique.

J'avais donc décidé d'aller faire mes recherches dans la forêt. Seule.

Je n'avais mis personne au courant. Personne n'avait à subir cette merde, les temps étaient déjà trop durs à endurer pour mes amis. Ils avaient assez souffert. Il fallait que je retourne à l'endroit où j'avais trouvé la boule de cristal de Hannah, là où tout avait commencé à prendre sens.

Peut-être y aurait-il du nouveau. Peut-être trouverais-je enfin des réponses.

J'avais pris une belle paire de ciseaux aiguisés dans mon tiroir à couture – ce tiroir spécialement offert par Emy pour mon anniversaire, dans des temps plus heureux. Les ciseaux étaient lourds dans ma main, rassurants d'une certaine manière. Une arme dérisoire face à ce qui nous traquait, mais mieux que rien.

J'avais observé une dernière fois le jardin de mes voisines à travers la fenêtre de ma chambre. Le jardin de la terreur. Là où Cerise avait rendu son dernier souffle, où son sang avait irrigué la terre.

Tout cela me glaçait le sang, me donnait envie de me recroqueviller sous mes couvertures et de ne plus jamais sortir. Mais paradoxalement, cela me convainquait aussi de continuer à avancer dans ma quête.

Je le faisais pour eux. Pour Cerise, pour Tristan, pour tous les autres. Ils méritaient le plus beau des hommages : la vérité et la justice.

C'est en claquant la porte de ma maison que je sortis et pénétrai dans la forêt sombre et houleuse qui, d'ordinaire, était verte et fraîche. Aujourd'hui, elle semblait avoir absorbé toute l'horreur qui s'y était déroulée. Les arbres paraissaient plus tordus, les ombres plus menaçantes, l'air lui-même semblait vicié.

J'avais intérêt à prendre mon courage à deux mains. Et surtout à ne pas me faire tuer. Je n'en avais pas le droit. J'étais une des seules qui puisse arrêter la malédiction, peut-être même la seule.

Plus j'avançais, plus je ressentais un malaise grandissant en moi. C'était comme si je ressentais physiquement les horreurs qui s'étaient déroulées sur ces lieux. Des échos de souffrance, des murmures de terreur, des cris étouffés par la mort.

Enfin, je retrouvai l'arbre où j'avais inscrit un mot pour Hannah, il y avait une éternité de cela, me semblait-il.

Une trace sombre ornait désormais le tronc, et je ne voulais pas vraiment savoir ce que cela pouvait bien être. Du sang séché, probablement. Je détournai le regard.

La boule de cristal était toujours là, posée au pied de l'arbre.

Comme si elle était protégée par l'endroit lui-même, comme si elle n'avait pas été marquée par les événements et les intempéries. D'après ce que m'avait dit le Temps, j'étais la seule à pouvoir la voir. Un objet existant entre deux mondes.

Je la pris dans mes mains avec précaution. Elle était froide, presque glacée.

Le contenu était noir, rempli de spirales blanches qui tourbillonnaient lentement. Comme dans mes rêves. Une porte se dessinait au fond de la sphère, et l'ombre – cette silhouette que je connaissais trop bien maintenant – faisait inlassablement le même mouvement qui consistait à se jeter dans le vide derrière la porte.

Un suicide éternel. Une chute sans fin.

Je reposai délicatement la boule et tâtai la terre humide sous mes mains. L'herbe était plus jeune et plus fraîche qu'aux autres endroits, comme si quelque chose avait été enterré ici récemment, puis que la nature avait repris ses droits avec une vigueur anormale.

J'entrepris de retourner la terre avec mes mains, comme un petit chien grattant frénétiquement. Ma mère serait furieuse de me voir dans cet état en rentrant. Déjà que je n'étais pas censée sortir de la maison sans autorisation...

Mes ongles se brisaient, mes doigts s'écorchaient sur les cailloux, mais je continuais. Je devais savoir.

Après plusieurs minutes de fouille acharnée, je tombai enfin sur quelque chose de dur.

C'était ma montre à gousset. Identique à celle que le Temps m'avait donnée, mais usée par la rouille et la saleté. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-elle être ici, enterrée depuis des années apparemment, alors que je portais la même à mon cou ?

Je sortis deux autres objets de la terre. Une poupée dégueulasse, son visage de porcelaine fendu et ses cheveux collés par la boue. Et un miroir brisé, dont les éclats reflétaient mon visage déformé.

— J'aimerais tellement pouvoir voir le passé de ces objets, murmurai-je à voix haute, plus pour moi-même que pour quiconque.

Une main translucide se posa sur mon épaule. Je sursautai violemment.

— Aya.

C'était le Temps. Son apparence fantomatique me fit toujours le même effet : un mélange de fascination et de terreur.

— Prends mes mains, dépêche-toi.

Sa voix était pressante, presque paniquée.

— Qu'est-ce qu'il y a... ?

Elle regardait partout autour d'elle, comme si elle avait peur de se faire prendre par une force invisible. Ses yeux translucides scrutaient les ombres entre les arbres.

— Je vais te faire une faveur, m'expliqua-t-elle rapidement. Mais il va falloir payer un prix...

— Quel genre de prix ?

Elle avait piqué ma curiosité, malgré l'angoisse qui montait en moi.

— Je vais te donner une partie de mon pouvoir maintenant, car tu as trouvé des reliques importantes pour le cours de ton enquête. Cependant, tu n'arriveras à rien si tu te contentes juste de leurs cadavres... si tu ne comprends pas leur histoire, leur origine.

— Tu veux dire que tu vas me montrer leur passé ? Le passé de ces objets ?

Elle acquiesça d'un mouvement saccadé.

— On va aussi en profiter pour t'en montrer plus sur ton lien avec nous, les intangibles. Sur ce que tu es vraiment, Aya. Tu as le droit de savoir.

Elle me tendit ses deux mains, pressée que je les attrape. Ses doigts tremblaient légèrement.

— Allez, dépêche-toi. Je ne peux pas maintenir cette manifestation très longtemps. Les autres intangibles vont finir par sentir ma présence.

Et je pris ses mains.

03/03/2003 - Aya et le Temps dans le passé

Sans même avoir vu quoi que ce soit bouger, l'espace autour de moi avait changé radicalement.

Il faisait froid. Vraiment un temps de merde. Un froid humide de début mars qui vous pénètre jusqu'aux os.

Je regardai mes mains qui étaient à mon tour translucides, presque transparentes. Tout ce que je tentai de toucher me traversa le corps comme si je n'étais qu'un fantôme. C'était une sensation étrange, vertigineuse, presque nauséeuse.

— Eh bien putain...

Le Temps m'attendait derrière moi, immobile comme une statue. Elle ne semblait pas vouloir bouger.

— Bah tu viens pas ? lui demandai-je, surprise.

— Non, Aya, je ne peux pas. Suis ton toi du passé, et ne perds pas ton temps. C'est limité. L'intangibilité n'est pas censée intervenir directement avec l'humanité en général. Chaque seconde que nous volons au passé a un coût.

Je me dépêchai donc et cherchai mon autre "moi". Dans mes souvenirs – du moins, ceux qui me restaient –, j'étais en 4ème B à cette époque, ou quelque chose du genre.

Une petite fille asiatique aux cheveux mi-longs passa près de moi en courant, un grand sourire aux lèvres.

— Hannah !

Je la suivis instinctivement. C'était étrange de la voir si jeune, si innocente, si pleine de vie. Avant que tout ne bascule.

Quand j'étais plus jeune, je traînais plus souvent avec Hannah. On était plus aventurières, plus insouciantes. On croyait que le monde était un terrain de jeu infini.

Je me résolus finalement à la laisser tranquille quand elle se dirigea vers les toilettes des filles.

— Changement de plans...

Je repartis donc à la recherche de la petite Aya, de cette version de moi que je ne me souvenais plus être.

Je la trouvai enfin, assise sur un banc à l'extérieur du collège avec Capucine. Le soleil de ce début mars était timide, mais elles semblaient ne pas sentir le froid.

Elles discutaient toutes les deux d'un sujet apparemment très intéressant au vu de leur entrain. Leurs voix jeunes et excitées me firent presque sourire.

Je ne me gênai pas et me posai juste derrière elles pour les écouter, invisible et silencieuse.

Après tout, c'était une discussion que j'avais déjà eue par le passé. Normalement, je devrais m'en souvenir.

Hors, je ne me souvenais plus du tout de cette conversation. Je ne me souvenais plus de rien de la journée du 03/03/2003. Un trou noir complet dans ma mémoire.

Pourquoi ?

La petite Capucine prit la parole avec véhémence.

— Ah non, Aya ! Va pas t'approcher de ce mec, tu vois bien que c'est un gros goujat !

— Oh allez, Capucine, protesta la petite Aya. Il a l'air dément ! Et puis il est super mignon...

Non. Ne me dites pas que je parlais de ce que je pense...

— Non, non, non ! s'exclama Capucine. Tu as déjà assez de soucis à l'école comme ça, pas envie d'avoir un cas comme Gabriel dans ma bande !

Rougissant malgré moi, j'hésitai à me retirer de la conversation. Mais j'étais bien trop curieuse pour ça. Il fallait que je sache.

— Oh Capu, insista la petite Aya, il est trop craquant, vraiment ! Je veux trop que ce soit mon futur mec ! Tu imagines ? Moi et Gabriel ? Ce serait trop génial !

Et voilà. Qu'est-ce que je disais.

Au collège, j'avais eu la fichue manie de tomber amoureuse de Gabriel. J'avais déchanté assez vite quand j'avais appris qu'il était gay, évidemment. Mais je préférais largement que nous soyons amis aujourd'hui. C'était plus simple, plus sain.

— Hey Capucine, demanda la petite Aya avec un air de conspiratrice. Tu penses qu'il pourrait venir dans la forêt avec nous tout à l'heure ?

Attends, quoi ? J'avais déjà fait une balade en forêt avec d'autres personnes que Hannah dans ma vie ?

— Ah ça, c'est hors de question ! gronda Capucine. Non mais déjà que j'ai accepté cette sortie nocturne complètement folle, tu vas quand même pas me rajouter un boulet aux pieds !

— Bon, OK, OK ! Donc il y aura toi, moi, Hannah et ta sœur ? Elle veut venir ?

— Tu sais, je pense qu'elle est un peu vieille pour ce genre de connerie maintenant. Elle a d'autres préoccupations, des trucs de lycéenne.

— Ooooh allez, c'est pas la fin du monde ! Elle pourra te babysitter si tu as peur du noir, la taquina Aya.

— Ouais, bah toi et elle, vous êtes bien mes seules raisons de venir faire des explorations dans la forêt avec vous ce soir ! T'as de la chance que je t'aime, toi.

— Tu verras, tu ne le regretteras pas, promit la petite Aya avec un sourire éclatant. On va vivre une aventure incroyable !

Je décidai de me mettre en retrait pour digérer les nouvelles informations que je venais de récolter.

C'était comme si... je redécouvrais ma vie. Comme si cette partie de moi n'avait jamais existé, du moins dans mon esprit. Comme si quelqu'un avait effacé ces souvenirs de ma mémoire.

Mais pourquoi ? Et comment ?

Plus tard dans la journée - Le piège se met en place

Me voilà à présent transportée dans un moment plus avancé de cette journée maudite.

L'ambiance était totalement différente. Nous n'étions plus dans l'enceinte du lycée avec ses effluves adolescentes de parfum bon marché et de transpiration. Non, nous étions maintenant en pleine nature.

J'étais positionnée près d'une sorte de rivière dégueulasse, dont l'eau stagnante dégageait une odeur de pourriture. J'attendais de voir mon autre moi arriver avec sa clique.

Le soleil se couchait doucement mais sûrement, la nuit commençait à tomber comme un voile noir. Les ombres s'allongeaient, menaçantes.

Un garçon aux cheveux blond platine que je connaissais bien trop bien arriva alors, marchant avec une assurance arrogante.

Mais qu'est-ce qu'il foutait là, lui ?!

Gabriel était venu. Seul. À l'époque, il ne connaissait pas encore beaucoup Nathan, puisque celui-ci venait à peine d'arriver dans notre collège.

Il avait la dégaine du genre de mec qui, à présent, me répugnait profondément. Arrogant, sûr de lui, avec ce petit sourire en coin qui disait "je suis au-dessus de tout ça".

Normalement, il n'était pas censé être là. Capucine avait clairement mentionné qu'elle ne souhaitait pas de lui lors de cette sortie.

Mais il était pourtant bel et bien là, clope au bec et regard d'emmerdeur. Pourquoi avais-je été amoureuse de ce type ?!

Gabriel resta un peu en retrait du lieu de rendez-vous et se cacha derrière un buisson touffu. Ses mouvements étaient calculés, précis. Il savait exactement ce qu'il faisait.

Les filles, moi y compris, ne tardèrent pas à arriver dans un concert de rires et d'exclamations excitées.

La petite Aya avait ramené la totale : un sac à dos plein à craquer, et même un putain de détecteur de fantômes fait maison avec des fils qui pendaient de partout. Hannah, quant à elle, avait un énorme sac surchargé de bouquins – certainement pour faire des recherches sur les légendes locales. Et Capucine, quant à elle, tentait de se cacher sous les jupes de sa sœur, manifestement terrifiée à l'idée de ce qui les attendait.

Gabriel se fit discret dans son buisson, observant la scène comme un prédateur guettant sa proie.

Pourtant, un petit clic reconnaissable se fit entendre, moindre mais perceptible pour autant.

Le bruit d'un appareil photo.

La jeune Aya regarda immédiatement autour d'elle, sur ses gardes.

— Vous avez entendu ? lança-t-elle à la cantonade, ses yeux scrutant les ombres.

— Oh Aya, par pitié, râla Capucine. Commence pas à te faire des films. On est même pas encore entrées dans la forêt !

Tandis que les filles s'enfonçaient toutes ensemble dans la forêt sombre et sinueuse, leurs lampes torches perçant faiblement l'obscurité grandissante, Gabriel resta en arrière.

Il observait ses clichés fraîchement pris avec satisfaction.

Qu'est-ce qu'il foutait, putain ?!

Je me rapprochai de lui pour observer ce qu'il était en train de fabriquer, mon cœur battant plus vite.

Il attendit quelques instants, vérifiant que les filles s'étaient suffisamment éloignées, puis il sortit son téléphone et commença à se filmer.

— Hey, salut les gars ! lança-t-il à la caméra avec un grand sourire. Devinez qui va emmener les demoiselles du lycée dans de vraies histoires de fantômes ?

Il sortit alors un vieux miroir brisé de sa poche. L'objet que j'avais entre les mains quelques heures plus tôt – ou plutôt, quelques années plus tard.

— Vous savez ce que c'est ? railla-t-il en le montrant à la caméra. Je l'ai trouvé dans la forêt avec plein d'autres objets chelous ! Des trucs vraiment flippants !

Cette fois-ci, il sortit plusieurs clichés imprimés de ses autres poches. Des photos d'objets que je reconnaissais immédiatement.

— Une poupée dégueulasse, une montre à gousset, et une boule de cristal.

Il les aligna uns à uns sur le sol, comme des trophées.

— Vous savez ce que c'est ? continua-t-il, son sourire s'élargissant. Eh bien, vous n'êtes pas prêts à l'entendre... c'est des objets parfaitement normaux !

Il se plia de rire tout seul, manifestement très fier de sa blague.

— J'ai dispersé tout ça dans la forêt bien en évidence ce soir, et j'ai préparé tout un truc flippant ! Ça va être légendaire !

Il commença alors à expliquer son plan dans les moindres détails, comme un vilain de dessin animé trop confiant.

— Vous voyez, je vais faire plein de bruitages rien que pour les effrayer. Des hurlements, des grincements, peut-être même des chaînes qui traînent. Et je vais aller déposer ces objets à des arbres épars dans toute la forêt.

Il sortit alors un flacon rempli de liquide rouge de son sac.

— Faux sang maison, du bon gros ketchup, les gars ! Et vous savez quoi ? J'ai éparpillé plein de mots suspects un peu partout ! Des messages cryptiques, des avertissements... tout le tralala !

Les cases commencèrent à s'empiler dans mon esprit comme des pièces de puzzle qui s'assemblaient enfin. Gabriel serait-il... non, c'était impossible. Ou peut-être que si ?

— Je vous jure qu'elles vont avoir la frousse de leur vie, continua-t-il, ses yeux brillant d'excitation malsaine. Ça va être dément ! Elles s'en souviendront pour toujours ! Regardez-moi ce masque !

Il sortit un masque absolument ignoble de son sac et le posa sur son visage. Un visage déformé, grotesque, avec des yeux vides et une bouche tordue en un rictus terrifiant.

— Vous voyez ? Ça, c'est l'élément qui fera la différence ! Je vais être le maître du jeu, et elles, les grosses victimes ! Ce sera ma vengeance parfaite pour toutes ces connasses qui m'ont ignoré toute l'année !

Je m'éloignai petit à petit de Gabriel, le cœur battant à tout rompre.

Tout son petit jeu ressemblait à une grosse blague de collégien immature, certes. Mais il détenait en sa possession les fameux objets maudits mentionnés par le Temps. Les aurait-il trouvés par pur hasard, ou bien en savait-il plus que nous sur les intangibles ?

Et surtout : était-ce simplement une blague qui avait mal tourné, ou avait-il consciemment déclenché quelque chose qu'il ne comprenait pas ? Avait-il ouvert une porte qui n'aurait jamais dû l'être ?

Je frissonnai et me mis à courir aussi vite que possible à la recherche des filles qui allaient être victimes de la pire trouvaille de leur vie.

Il ne fallait pas qu'elles trouvent ces objets. Il ne fallait pas qu'elles les touchent. Il ne fallait pas...

Je manquai de me casser la gueule à plusieurs reprises sur les racines qui serpentaient sur le sol. Des branches basses me giflèrent le visage, et je pris un tas de feuilles mortes en pleine figure. Des branchages s'emmêlèrent dans mes cheveux longs.

— Aaargh, putain !

Mais au fur et à mesure que je courais, ma vision devint de plus en plus floue, de plus en plus brouillée. Les décors devenaient flous, comme si quelqu'un réglait mal la mise au point d'une caméra. Le sol sembla se dérober sous mes pieds.

— Mais qu'est-ce qui se passe ?! EH, le Temps, tu es là ?!

— Dépêche-toi, Aya ! m'ordonna une voix lointaine et déformée. Tu dois voir la suite !

— J'essaie, j'essaie ! criai-je, paniquée. Mais le monde autour de moi disparaît ! Tout s'efface !

— Il ne nous reste plus beaucoup de temps ! hurla la voix, de plus en plus faible. Chaque seconde compte !

— Nonnnnnn ! Je ne peux pas repartir maintenant ! Je dois savoir !

Dans une vaine tentative d'utiliser toutes mes forces restantes pour rester dans ce passé qui m'échappait, je tombai tête la première.

Mais au lieu de heurter l'herbe du passé, je me retrouvai allongée sur l'herbe fraîche de 2006. Le présent. Mon présent.

Le Temps se tenait à côté de moi, l'air sincèrement désolé. Elle semblait épuisée, presque translucide.

— Excuse-moi, souffla-t-elle. J'ai puisé dans mes limites... je ne pouvais pas tenir plus longtemps. Maintenir une projection dans le passé demande énormément d'énergie.

— C'est déjà un sacré avancement ! répondis-je en me relevant péniblement. Merci. Merci de m'avoir montré ça.

Mais mon esprit tournait à cent à l'heure.

Gabriel.

Il me fallait Gabriel tout de suite. Il savait bien plus de choses que nous ne le pensions. Il était la clé de tout cela.

Et si c'était lui depuis le début ?

Si sa putain de blague avait réellement marché ? Si en manipulant ces objets maudits, il avait déclenché la malédiction qui nous frappait aujourd'hui ?

Les objets... les avait-il ensorcelés sans le savoir ? Était-il en contact avec le monde de l'intangibilité ? Était-il complice de la Mort ?

Ou pire encore : était-il lui-même devenu quelque chose d'autre ? Quelque chose de dangereux ?

En tout cas, l'esprit du Gabriel que nous avions connu dans le passé était clairement mauvais. Manipulateur, cruel, prêt à tout pour s'amuser aux dépens des autres.

J'avais peur. Une peur viscérale qui me nouait l'estomac.

Gabriel était proche. Très proche de nous. Il avait toujours été là, depuis le début, comme une ombre qui nous suivait.

Il fallait l'arrêter.

Tout de suite.

Avant qu'il ne soit trop tard.

Avant qu'un sixième corps ne rejoigne les cinq autres dans la mort.

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