Le pont de nos confessions.
Le 13/05/2006 - Nathan (Un jour pas comme les autres)
Aujourd'hui, j'ai pris une décision.
Une décision qui va changer le cours des choses. Une décision définitive, irrévocable, terrifiante.
Le monde ne tourne pas rond, et je me dois de le remettre sur ses rails. De faire quelque chose, n'importe quoi, pour briser ce cycle infernal qui nous dévore tous un par un.
Tout est tendu autour de moi. L'ambiance est maladive, pesante, oppressante. Nous sommes tous au plus bas, comme des naufragés à bout de forces qui tentent encore de s'accrocher à leur épave qui coule.
Mathieu est en dépression sévère. Je l'ai vu hier, et ce que j'ai vu m'a glacé le sang. Il n'est plus que l'ombre de lui-même, un fantôme qui marche parmi les vivants. Ses yeux sont vides, son corps n'est plus qu'un squelette ambulant. La mort de Cerise l'a détruit de l'intérieur, rongé comme un acide qui consume tout sur son passage.
Emy n'a plus vu la lumière du jour depuis un certain temps. Elle reste constamment enfermée dans sa chambre, rideaux tirés, porte verrouillée. Ce qui ne me rassure pas du tout, ça pue vraiment la merde, cette histoire. Gabriel m'a confié ses inquiétudes, mais aucun de nous n'ose forcer sa porte. On a tous peur de ce qu'on pourrait trouver derrière.
Capucine essaie d'aller de l'avant, de tenir le coup, de rester forte pour les autres. Mais je la vois se fissurer de jour en jour. Elle est plus stricte que d'habitude, constamment sur les nerfs, comme un élastique tendu à se rompre. Elle crie pour un rien, s'emporte à la moindre contrariété. C'est sa façon à elle de ne pas s'effondrer complètement, je suppose.
Quant à Aya et Gabriel...
Ce sont les seuls qui tiennent encore debout. Les seuls qui semblent encore avoir une étincelle de vie dans le regard. Motivés par une force invisible aux yeux des autres, mais bien connue de moi-même.
Aya a Léandre. Malgré son amnésie, malgré le fait qu'il ne se souvienne plus d'elle, d'eux, de leur histoire, elle persévère. À eux deux, ils arrivent à s'aimer à nouveau, à se redécouvrir comme si c'était la première fois. Et je trouve ça magnifique d'un certain côté. Tragiquement magnifique. C'est comme s'ils avaient la chance de retomber amoureux, de revivre ces premiers moments d'excitation et de découverte.
Et moi... moi, je vis un bonheur parfait aux côtés de Gabi. Un bonheur que je n'aurais jamais osé imaginer possible. Chaque moment passé avec lui est précieux, intense, comme si nous savions inconsciemment que le temps nous était compté.
Mais je ne pourrai plus jamais rien connaître de nouveau avec lui. Je ne pourrai pas vieillir à ses côtés. Je ne pourrai pas le voir devenir cet homme qu'il est destiné à être. Je ne pourrai pas me marier avec lui – de toute façon, quelle loi l'autoriserait ? Nous sommes en 2006, deux hommes ne peuvent pas s'unir légalement. Nous sommes condamnés à rester dans l'ombre, même dans les meilleurs scénarios.
Et ce n'est pas que je n'en ai pas envie. Au contraire. J'en rêve chaque nuit.
Mais parce qu'aujourd'hui est le jour de ma mort préméditée.
Ces mots résonnent dans ma tête avec une clarté effrayante.
Oui, aujourd'hui, je vais mourir.
Je ne vais pas me suicider – non, ce serait trop simple, trop lâche. Je vais me battre et honorer la mémoire de tous les défunts. Je vais affronter la Mort elle-même et lui cracher à la figure. Je vais lui montrer qu'elle ne peut pas tout contrôler, qu'elle ne peut pas toujours gagner.
Car je suis de toute façon déjà cuit. Déjà condamné.
Le chiffre six scintillait malicieusement sur ma peau si pâle ce matin. Six. Le sixième mort. Mon numéro. Mon heure.
Malgré la rémission, le cancer continue de me faire souffrir en silence. Les douleurs reviennent par vagues, me tordant les entrailles, me coupant le souffle. J'ai refait une petite rechute ces derniers temps, mais je n'en ai parlé à personne. À quoi bon inquiéter les autres ? Ils ont déjà assez de soucis.
Et la Mort me veut. Je le sens. Elle me traque, me chasse, attend le moment parfait pour me cueillir.
Alors, à défaut qu'elle vienne me chercher comme une proie passive, je vais aller la chercher moi-même. Je vais briser ses règles, renverser la table de jeu. Je vais lui imposer mes conditions, mon timing.
Je vais mourir, oui. Mais à ma façon.
Gabriel (Quelques heures plus tôt)
J'étais avec Mathieu sur une terrasse d'un café du village des Trois Sapins.
Le soleil brillait mollement dans un ciel d'un bleu pâle, presque délavé. Une belle journée de mai qui contrastait cruellement avec nos états d'âme.
Nous n'étions aujourd'hui pas avec nos amants. Juste deux potes qui avaient besoin de se retrouver un peu à travers ce chaos ambiant. De se rappeler qu'avant tout ce merdier, nous étions amis. Que nous avions ri ensemble, vécu des moments simples et heureux.
Mathieu avait une sale mine. C'est peu de le dire. Il avait l'air d'avoir perdu énormément de poids depuis la dernière fois que je l'avais vu – et pourtant, ça ne remontait qu'à une semaine. Ses joues étaient creusées, ses yeux enfoncés dans leurs orbites, ses vêtements flottaient sur son corps décharné. Une sale affaire, la dépression. Elle vous dévore de l'intérieur, vous consume jusqu'à ne laisser qu'une coquille vide.
Mathieu est persuadé d'être le meurtrier indirect de sa défunte sœur. Cette culpabilité le ronge jour et nuit. Il n'a même pas été à son enterrement, ne se sentant pas digne d'y être présent, de lui dire au revoir. Il m'a confié qu'il restait des heures devant la porte du cimetière sans pouvoir franchir le seuil. Comme si une force invisible l'en empêchait.
J'avais donc entrepris de l'inviter à boire un café. Un geste simple, banal, mais qui me semblait important. Le sortir de chez lui, de cette chambre où il se terrait comme un animal blessé.
Le café qu'il avait commandé – un grand crème qu'il n'avait même pas touché –, il l'avait discrètement vidé petit à petit par terre pendant qu'il pensait que je ne le voyais pas. J'avais fait semblant de ne rien remarquer. À quoi bon le forcer ? À quoi bon insister ?
Mais au moins, il arrivait à prendre l'air. C'était déjà quelque chose. Un petit pas. Une petite victoire dans cette guerre qu'il menait contre lui-même.
Lui et Capucine ne pouvaient pas vraiment rester ensemble en ce moment. C'était trop douloureux. Ils se tiraient vers le bas, chacun avec sa peine envahissante, chacun se noyant dans sa propre culpabilité. Ensemble, ils formaient un poids trop lourd à porter. Séparément, ils avaient peut-être une chance de respirer un peu.
J'étais un des seuls, avec Aya, à faire le relais pour passer du temps avec lui. À essayer de lui redonner goût à la vie, à lui rappeler que le monde existait encore au-delà de sa douleur. Pendant ce temps, Capucine essayait de faire sortir sa sœur Emy de sa chambre. On se répartissait les tâches comme on pouvait.
Mathieu me regarda alors d'un œil vidé de tout espoir, cerné de noir. Ses yeux étaient injectés de sang, comme s'il n'avait pas dormi depuis des jours – ce qui était probablement le cas. Je ne l'avais jamais vu dans un état aussi pitoyable. Ce n'était plus Mathieu. C'était un mort-vivant.
— Mec, commençai-je avec un entrain forcé, essayant de briser l'atmosphère pesante. Tu devrais venir à la baraque avec Nathan et moi. On avait créé un vieux son qui mérite vraiment d'être écouté, tu verrais le bien fou que ça fait ! Les paroles que Nathan a écrites sont bourrées d'espoir, de lumière. Ça pourrait te faire du bien.
Il fixa le sol sans répondre, comme s'il n'avait même pas entendu mes paroles.
Je lui secouai les épaules doucement pour le réveiller un peu, le ramener à la réalité.
— Allez, mon gars ! On va réussir à s'en sortir, en se serrant les coudes ! Ensemble, on est plus forts. Tu n'es pas seul dans cette merde.
Ses lèvres bougèrent enfin. Sa voix était rauque, cassée, comme s'il n'avait pas parlé depuis des jours.
— Et pourquoi moi j'aurais le droit de m'en sortir, à ton avis ?...
Il leva enfin les yeux vers moi. Ce que j'y vis me glaça.
— Pourquoi elle, elle n'avait pas le droit ?... Pourquoi c'est moi qui respire encore et pas elle ? Pourquoi c'est moi qui peux encore sentir le soleil sur ma peau, manger, rire – enfin, si j'en étais encore capable – alors qu'elle est six pieds sous terre ? Explique-moi ça, Gabriel. Explique-moi pourquoi la vie est si injuste, pourquoi ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.
Je ravalai ma salive difficilement, réfléchissant à comment j'allais répondre à cette question si délicate, si impossible. Quelle réponse pouvais-je bien donner à ça ? Comment pouvais-je justifier l'injustifiable ?
— Parce que tu dois t'en sortir, Mathieu, répondis-je finalement, ma voix plus ferme que je ne l'aurais cru. Pas forcément pour toi, étant donné que tu t'obstines à penser que tu ne le mérites pas. Mais rien que pour Léandre, par exemple.
Je marquai une pause, laissant mes mots faire leur chemin.
— Tu n'es même pas venu le voir à l'hôpital... Je sais bien qu'il ne te reconnaît plus, que pour lui tu es un étranger, mais ce n'est pas une raison pour l'abandonner. Il a besoin de ses amis, même s'il ne s'en souvient pas. Tu lui dois au moins ça.
Mathieu se leva brusquement, faisant grincer sa chaise sur le sol. Il frappa la table de ses deux poings avec une violence qui me fit sursauter. La tasse de café trembla, le liquide éclaboussant la nappe blanche.
— JE NE DEVRAIS MÊME PAS ÊTRE ASSIS À CETTE TABLE ! s'emporta-t-il, sa voix montant dans les aigus.
Des clients se retournèrent, curieux d'assister à une altercation. Des murmures s'élevèrent. Des regards désapprobateurs nous transpercèrent.
— S'il te plaît, Mathieu, l'implorai-je à voix basse. Descends d'un cran... redescends, je t'en prie. Ne fais pas ça ici.
Mais il ne m'écoutait pas. Il ne m'entendait même pas. Il était ailleurs, perdu dans sa douleur, noyé dans sa culpabilité.
Il ne m'écouta pas et traversa le café d'un pas chancelant en hurlant à la cantonade, les bras levés comme un prédicateur fou.
— Vous me voyez ?! Oui, vous là, tout le monde ! J'espère que vous profitez bien de la vie, que vous savourez chaque instant, parce que ma sœur, elle, n'en a pas eu le droit ! On la lui a volée ! On l'a tuée alors qu'elle avait toute la vie devant elle !
Les gens se figèrent. Certains baissèrent les yeux, gênés. D'autres nous fixaient avec un mélange de pitié et de jugement.
Mathieu aperçut alors un vieil homme assis dans un coin, une bouteille de bière devant lui malgré l'heure matinale. Sans prévenir, il se dirigea vers lui et jeta le verre rempli d'alcool au visage du vieux, qui n'eut même pas le temps de réagir.
— T'AS PAS HONTE, TOI ?! hurla Mathieu, hors de lui. Tu bois et tu te détruis la santé en attendant patiemment la mort ! Et putain, tu ne respectes même pas la vie ! Tu la gâches ! Tu la gaspilles alors que d'autres la supplient de rester !
Le vieux se leva péniblement, son visage dégoulinant de bière, rouge de colère. Il s'apprêtait manifestement à lui en coller une. Ses poings se serrèrent, ses mâchoires se crispèrent.
Les patrons du bar-café arrivèrent à la rescousse pour... arranger la situation. Enfin, essayer. Mais c'était déjà en train de tourner au vinaigre.
— BORDEL, MAIS MATHIEU !
Trop tard. Le vieux alcoolique lui balança son poing en pleine figure avant que quiconque puisse intervenir.
Mathieu se faisait tabasser à plate couture, incapable de se défendre. Il tentait bien de se débattre, de mettre quelques coups, mais ses tentatives étaient vaines, pathétiques. Ça ne marche pas quand on n'a plus que la peau sur les os, quand on n'a plus de force, plus d'énergie vitale.
Le vieux le frappait avec une rage décuplée par l'alcool et l'humiliation publique. Chaque coup résonnait dans le silence horrifié du café.
Je me précipitai enfin et le ramassai, encore plus misérable qu'il ne l'était auparavant. Son visage était méconnaissable. Des ecchymoses violettes fleurissaient déjà sur ses joues, son nez pissait le sang – sûrement cassé –, sa lèvre était fendue.
Il me suffit de le traîner de force jusqu'à la sortie – ce qui ne fut pas très compliqué étant donné son poids plume, son corps si léger que j'avais l'impression de porter un enfant – et de le ramener à la réalité.
Dehors, à l'air libre, je m'agenouillai près de lui et sortis des mouchoirs de ma poche.
— Regarde dans quel état tu es, lui dis-je tout en épongeant délicatement le sang qui coulait de son visage. Tu ne peux pas continuer comme ça, Mathieu. Tu vas te tuer à petit feu.
Le vieux se tenait à l'encadrement de l'entrée du café, les patrons essayant de le retenir. Il balançait des insultes racistes et haineuses envers Mathieu, postillonnant de rage.
— Retourne dans ton pays, négro ! On ne veut pas de miséreux comme toi en France ! Tu viens foutre la merde ici, mais personne ne t'a rien demandé ! Casse-toi !
Une colère sourde monta en moi. Je levai mes deux doigts d'honneur bien haut en direction du vieux, puis nous partîmes, bras dessous bras dessus, Mathieu s'appuyant lourdement sur moi.
J'allais l'emmener voir Léandre, qu'il le veuille ou non.
Il en mourrait d'envie au fond de lui, je le savais. Il avait juste besoin qu'on le force un peu, qu'on le pousse hors de sa zone de confort autodestructrice.
Nathan (Quelques heures plus tôt)
Je me demandais comment ça se passait avec Mathieu et Gabriel.
Gabriel était parti il y a environ une heure, une heure et demie maintenant. Il m'avait embrassé sur le pas de la porte, m'avait dit de ne pas m'inquiéter, qu'il s'occupait de tout.
À mon avis, je doutais qu'il se ramène de sitôt. Mathieu était dans un état critique, ça allait prendre du temps.
C'était d'un certain côté rassurant – Gabriel était loin, il ne pourrait pas m'empêcher de faire ce que j'avais à faire – et d'un autre... effrayant. Terriblement effrayant. Je n'avais pas envie de mourir. Je ne voulais pas perdre Gabriel de sitôt, après toutes ces années passées à tourner autour de nos sentiments, à nous mentir, à nous cacher...
Maintenant que nous étions enfin ensemble, maintenant que nous avions enfin osé franchir cette ligne invisible qui nous séparait, j'allais devoir tout abandonner.
L'ironie de la situation me frappa de plein fouet. C'était presque comique. Presque.
Je me posai donc à mon vieux bureau en bois massif, un meuble récupéré de chez mes grands-parents après leur décès. Le bois était usé, griffé, raconté des dizaines d'années d'histoire. Combien de lettres avaient été écrites à cette table ? Combien de vies s'y étaient déroulées ?
Une feuille blanche était posée face à moi, immaculée, vierge. Pleine de possibilités.
Je tenais mon stylo plume si fort que de l'encre se déversa sur mes doigts, tachant ma peau d'un bleu sombre. Comme mon cœur qui avait envie de pleurer, de hurler, de trouver une autre solution.
Mais je n'en avais pas trouvé. J'avais retourné le problème dans tous les sens, cherché des alternatives, des échappatoires. Il n'y en avait pas.
C'est donc résigné, le cœur lourd, que je commençai à poser les mots sur le papier. Chaque lettre était une torture. Chaque mot me déchirait un peu plus.
"Cher Gabriel,
J'aurais aimé t'écrire un mot d'amour, un mot qui rimerait avec toujours, avec éternité.
Non, je ne serai pas mélodramatique. Non, je ne veux pas que les autres le soient. Pas de grandes scènes, pas de pleurs excessifs. Mais, vois-tu, j'ai été obligé de faire un choix. Le plus difficile de ma vie.
Tu ne l'as peut-être pas encore remarqué – ou si ? – Mais un chiffre d'encre est inscrit sur mon bras depuis quelques jours. Semblable à un tatouage indélébile, comme mon destin qui est lui aussi gravé dans le marbre.
Le six. Le sixième mort.
Que ce soit par le cancer, par la Mort elle-même, ou par mon propre choix, je ne resterai pas bien longtemps encore parmi vous. C'est une certitude mathématique à ce stade. Mon heure approche, je le sens dans mes os, dans chaque cellule de mon corps malade.
Le plus ironique dans l'histoire, c'est qu'avec toi, j'ai eu l'impression d'apprendre à te redécouvrir. Comme si je te voyais pour la première fois, comme si toutes ces années d'amitié n'avaient été qu'un préambule.
J'ai appris à t'aimer sous différents angles toutes ces années – l'ami, le confident, le complice – et il faut que ça s'officialise au moment le plus critique. Nous avons enfin admis nos sentiments au pire moment possible.
Cela me rend tout de même heureux, profondément heureux. Je suis vainqueur, Gabi, parce que j'ai gagné ton cœur. Et ça, personne ne pourra me l'enlever, pas même la Mort.
Après tout, j'ai envie de te dire : qu'est-ce que la vie ? Un amas d'événements imprévus, heureux ou malheureux, qui s'enchaînent sans logique apparente. On ne contrôle rien. On ne fait que réagir.
Ne m'en veux pas, s'il te plaît, mais il y a des choses que tu dois savoir. Des choses que j'ai découvertes et que je ne peux pas garder pour moi.
Emy est au centre de toute cette tuerie. Mais ce n'est pas totalement elle – pas la vraie Emy que nous connaissons. Elle est possédée, contrôlée, manipulée.
Aya est ton alliée. Fais-lui confiance. Elle t'aidera à l'affronter, à démêler cette histoire tordue.
Mais la vraie coupable se nomme Lou. C'est elle qui tire les ficelles depuis le début. S'il te plaît, trouve un moyen de l'arrêter. Ou trouve la poupée – cette poupée maudite dont vous avez parlé. C'est comme un truc vaudou, elle s'en sert pour tuer et possède la quasi-totalité des intangibles.
Gabi, je ne sais pas quel pouvoir tu possèdes exactement, mais je pense que j'en sais déjà trop. Je ne suis qu'un simple personnage secondaire dans cette histoire, et j'ai été trop curieux. J'ai fouillé là où je n'aurais pas dû.
Le chiffre dont je te parlais, ce six gravé sur ma peau, c'est la prémonition de ma propre mort. Elle va me traquer, me chasser, et j'ai pas envie de me faire torturer, tu comprends ? Je refuse de subir ce que les autres ont subi. Je refuse d'être une victime passive.
Comprends mon choix, Gabriel. Je n'ai pas envie de souffrir ou bien de te faire souffrir plus que nécessaire. Je pars à mes conditions, sur mes propres termes.
Je t'aime et je t'aimerai toujours, même à travers l'au-delà. Où que je sois, je veillerai sur toi.
Nathan."
Une larme perla au coin de mon œil et vint s'écraser sur le papier, juste en dessous de ma signature.
L'eau salée de mes larmes s'étala sur l'encre encore humide, formant de petites vagues irisées sur le papier. Elles se rejoignirent, fusionnèrent, et prirent la forme d'un cœur.
Un dernier signe. Un dernier message.
Je pleurais en silence maintenant, les larmes coulant librement sur mes joues. Mes épaules tremblaient. J'étouffais mes sanglots dans ma manche pour ne pas alerter mes parents à l'étage inférieur.
J'empaquetai soigneusement le papier dans une enveloppe neuve et bien fermée. Hors de question que n'importe qui tombe dessus avant le moment voulu. Il manquerait plus que mon sacrifice ne serve à rien, que tout cela soit vain.
J'entrepris ensuite de faire la même chose pour tout le monde. Une lettre pour Aya. Une pour Mathieu. Une pour Capucine. Une pour Léandre, même s'il ne se souviendrait probablement pas de moi.
Chacune contenait des indices, des informations, des pièces du puzzle.
De toute façon, à partir du moment où je serai mort, il ne pourra rien m'arriver de pire, n'est-ce pas ? La Mort ne pourra plus me torturer, me faire souffrir. Je serai hors de sa portée. Libre, d'une certaine manière.
C'était ma victoire à moi. Mon acte de rébellion ultime.
Gabriel et Mathieu (À l'hôpital)
Je traînais un Mathieu mou et flasque depuis maintenant une bonne demi-heure à travers les rues du village jusqu'à l'hôpital où se trouvait Léandre.
Le trajet m'avait paru interminable. Mathieu trébuchait constamment, s'appuyait lourdement sur moi, murmurait des choses incompréhensibles.
C'était obligé que ça lui fasse du bien de voir son pote. Du moins, un peu de baume au cœur. C'était tout de même son meilleur ami depuis l'enfance, celui avec qui il avait tout partagé.
Quand nous arrivâmes au guichet de l'accueil, la secrétaire – une femme d'une cinquantaine d'années aux cheveux grisonnants – nous regarda, ou plutôt regarda Mathieu, d'un œil inquiet et compatissant.
— C'est pour le jeune homme ? me demanda-t-elle en observant le visage blême et ensanglanté de Mathieu. Il a besoin de soins urgents. Que s'est-il passé ?
— Je ne suis pas contre l'idée de lui prodiguer quelques soins, lui répondis-je avec un soupir fatigué. Mais nous sommes d'abord venus voir un ami, Léandre Berthier. C'est important.
— Léandre Berthier, Léandre Berthier... marmonna-t-elle en tapotant sur son clavier d'ordinateur, ses lunettes glissant sur son nez. Ah, le voilà. Il se trouve chambre 25, au premier étage. Tenez.
Elle nous tendit deux badges pour visiteurs, puis ajouta avec un regard maternel et inquiet :
— Je vous demanderais de ne pas faire trop de bruit, s'il vous plaît. C'est l'heure du repos pour beaucoup de patients. Voulez-vous que l'on garde votre ami ? Son état semble vraiment inquiétant. Nous pourrions l'examiner pendant que vous rendez visite à votre autre ami.
Avant que je puisse répliquer quoi que ce soit, le principal intéressé répondit d'une voix rauque et agressive.
— Hors de question. Je ne veux pas être interné. Je vais bien.
— Monsieur, intervint doucement la secrétaire, votre IMC semble anormalement bas d'après ce que je peux voir. Vous êtes sûr de ne pas vouloir prendre au moins une tension ? Ou qu'un médecin vous examine rapidement ?
— Non, ça ira, merci, cracha Mathieu avec une hostilité mal dissimulée.
Je regardai la secrétaire d'un air compatissant, lui faisant comprendre par mon expression fatiguée que rien ne pourrait lui faire changer d'avis. Elle soupira, compréhensive, et me glissa discrètement un papier avec un numéro à appeler en cas d'urgence.
Je le rangeai rapidement dans ma poche avant que Mathieu ne se mette en rogne contre moi pour avoir osé parler de son état dans son dos.
Arrivés dans la chambre de Léandre après avoir déambulé un certain temps dans les couloirs aseptisés de l'hôpital – des couloirs qui sentaient le désinfectant et la maladie –, celui-ci nous attendait.
Il se tenait debout près de la fenêtre, et nous accueillit avec un sourire sincère et une bien meilleure mine que la dernière fois que je l'avais vu. Son visage avait retrouvé des couleurs, ses yeux brillaient d'une lueur nouvelle. L'amnésie semblait presque lui avoir donné une seconde jeunesse, le libérant du poids de tous nos traumatismes collectifs.
Aya se tenait derrière lui, assise sur une chaise. Son visage s'illumina en nous voyant, surprise et heureuse de cette visite inattendue.
— Oh, les gars ! s'écria-t-elle en se levant d'un bond. Quelle bonne surprise !
Léandre s'avança vers nous et nous serra la main chacun notre tour – un geste inhabituel de sa part, presque formel, comme s'il nous rencontrait pour la première fois. Ce qui était le cas, en quelque sorte.
— Yo, les gars ! nous salua-t-il avec un enthousiasme juvénile. Je suppose qu'on se connaît ? Aya m'a évidemment beaucoup parlé de vous. Vous êtes Gabriel et Nathan, c'est ça ?
Un silence gêné s'installa. Mon cœur se serra.
— Oh, rigolai-je nerveusement, essayant de masquer ma tristesse. Heuuu, tu y es presque, mon pote. Moi, c'est Gabriel, mais on m'appelle surtout Gabi. Et lui, c'est Mathieu. Ton meilleur ami depuis l'enfance. Ton frère de cœur.
Le visage de Léandre se décomposa légèrement. Il plaqua les mains contre sa bouche, visiblement embarrassé.
— Merde. Désolé, les gars ! Je pensais... Aya m'a dit que Gabriel et Nathan étaient très proches, et vu que vous vous teniez bras dessous bras dessus, j'ai cru... enfin, vous voyez. Désolé, Mathieu.
Mathieu s'empressa de se désemparer de mon emprise, comme si mon contact le brûlait soudainement. Mais dans son mouvement brusque, il tituba dangereusement, ses jambes ne le portant plus.
Léandre se précipita et tenta de le maintenir debout, ses bras soutenant son ami qui ne le reconnaissait même plus.
— Non, non... protesta faiblement Mathieu. Toi, tu te reposes. Tu es malade. Tu ne dois pas faire d'efforts.
— Je vais bien, maintenant, assura Léandre avec douceur. Mais toi, ça n'a pas l'air d'être la grande forme... Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Ton visage...
Il observait avec inquiétude les ecchymoses violacées qui ornaient le visage de Mathieu.
— Je suis désolé de ne pas avoir été là pour toi, continua Léandre. Aya m'a raconté un peu ce qui s'est passé ces derniers temps. Ça doit être vraiment dur de ne pas pouvoir parler à son meilleur ami, de le voir te regarder comme un étranger.
Mathieu s'était laissé tomber sur le lit d'hôpital. Aya lui fourra presque de force un biscuit dans la bouche, profitant de sa faiblesse.
— Mange, ordonna-t-elle. Tu ne sors pas d'ici tant que tu n'as pas avalé quelque chose.
Mathieu mâcha lentement, mécaniquement, comme un automate.
— Je suis d'un côté content que tu n'aies pas été là, Léandre, murmura-t-il finalement, sa voix brisée. Le monde est cruel. Vraiment cruel. Mais peut-être qu'il a voulu t'épargner de toutes les horreurs qui s'y passent. Peut-être que ton amnésie est une bénédiction déguisée.
Aya lui mit un coup de pied dans le tibia – pas fort, mais assez pour le rappeler à l'ordre – et le regarda avec de grands yeux réprobateurs qui disaient clairement "tais-toi, ne dis pas ça".
Léandre resta immobile un instant, ne semblant pas comprendre un traître mot de ce que racontait Mathieu. Il fronça les sourcils, perplexe.
— C'est marrant, ça, dit-il finalement. J'imaginais pas que mon meilleur ami était comme ça. Dans mes rêves – parce que je fais des rêves étranges où j'ai l'impression de me souvenir de fragments de ma vie –, tu étais différent. Plus joyeux. Plus vivant.
— Peut-être parce qu'il n'était pas comme ça dans le passé, répondit simplement Mathieu.
Cette phrase résonna dans la chambre comme une sentence. Elle me donna l'impression d'avoir avalé du plomb. Un poids écrasant s'installa dans ma poitrine.
— Mathieu... soufflai-je, ne sachant pas quoi ajouter.
Aya se leva alors et prit Mathieu dans ses bras pour le réconforter, le serrant fort contre elle comme on serre un enfant qui a peur.
Léandre et moi-même ne tardâmes pas à les rejoindre. Nous nous serrâmes tous les quatre dans une étreinte collective, silencieuse.
Nous étions à nous tous un bouclier. Une armure humaine contre l'horreur du monde extérieur.
Et pendant un instant, un bref instant, j'eus l'impression que nous pourrions peut-être nous en sortir. Que l'amitié, la solidarité, pourraient peut-être triompher de tout ce chaos.
Mais c'était une illusion. Je le savais au fond de moi.
Gabriel (Le soir)
J'étais reparti le premier de l'hôpital, laissant Mathieu avec Léandre et Aya.
Mathieu était resté là-bas. J'avais prévenu l'accueil, et le personnel médical avait accepté de faire une exception pour que lui et Léandre puissent rester dans la même chambre cette nuit. Ils avaient besoin l'un de l'autre, même si l'un ne se souvenait plus de leur amitié.
Les infirmières m'avaient assuré qu'ils allaient donner à Mathieu des compléments alimentaires et discuter avec lui d'un éventuel traitement antidépresseur. Un premier pas vers la guérison, peut-être.
C'était donc le cœur un peu plus léger que j'entrepris de rentrer chez moi, marchant dans les rues du village qui se vidaient à mesure que la nuit tombait.
Le ciel virait au violet sombre, les premières étoiles apparaissaient. Une belle soirée de mai, douce et parfumée.
Arrivé à la maison – chez mes parents, plus précisément –, je montai directement dans ma chambre. J'avais hâte de raconter ma journée à Nathan, de lui dire que Mathieu allait peut-être enfin accepter de l'aide.
Mais en entrant dans ma chambre, quelque chose attira immédiatement mon attention.
Sur ce qui me servait de bureau – c'est-à-dire un amas de bordel organisé, de partitions de musique éparpillées, de vêtements froissés et de CD empilés –, je trouvai un tas d'enveloppes soigneusement disposées.
Elles étaient toutes blanches, immaculées, presque irréelles dans leur perfection. Rien n'était signalé dessus. Ni nom, ni adresse. Juste du papier blanc.
C'était étrange. Inhabituel. Ma mère n'aurait jamais laissé du courrier comme ça dans ma chambre sans me prévenir.
Était-ce le courrier pour moi que ma mère avait décidé de déposer dans ma chambre ? Mais pourquoi ces enveloppes n'étaient-elles pas adressées ?
Intrigué, je m'approchai. Mes mains tremblèrent légèrement en prenant la première enveloppe.
Je décollai délicatement la partie collante qui avait été scotchée en supplément – quelqu'un avait pris soin de bien sceller ces lettres –, et rien qu'aux premiers mots, je reconnus immédiatement l'écriture de Nathan.
Son écriture élégante, légèrement penchée, que je connaissais par cœur.
Un poème ? Une lettre d'amour ?
Mon cœur s'emballa. Un sourire se dessina sur mes lèvres. Nathan était toujours si romantique, si...
Mais je déchanteai très vite au cours de ma lecture. Chaque phrase était comme un coup de poignard.
Emy. La Mort. Les intangibles. La poupée. Lou. Le chiffre six.
Et puis cette phrase qui me glaça le sang : "à partir du moment où je serai mort".
Ce fut à ce moment précis que je balançai la lettre à travers la pièce comme si elle me brûlait les mains.
— Putain, mais il est fou ! criai-je dans le vide de ma chambre.
Je restai immobile, comme pétrifié, fixant le papier sur le sol comme s'il s'agissait d'un testament maudit. D'une prophétie funeste.
Nathan m'avait piégé. Il savait exactement ce qu'il faisait.
Je compris soudain pourquoi les lettres n'étaient pas adressées. C'était pour que je ne puisse pas savoir laquelle était pour moi avant de les ouvrir toutes. C'était pour que je lise la sienne en premier, pour m'empêcher de réagir à temps.
Il m'avait manipulé. Par amour. Pour me protéger.
Mais je n'allais pas le laisser faire. Pas question.
Je sautai littéralement sur le téléphone fixe de ma chambre et composai le numéro de Nathan avec des doigts tremblants. Mes mains étaient moites, mon cœur battait si fort que j'entendais le sang pulser dans mes oreilles.
La sonnerie retentit. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Aucune réponse. Le répondeur s'enclencha.
— Bordel de merde, Nathan, décroche ! hurlai-je dans le combiné. DÉCROCHE !
Mais seul le silence me répondit.
J'entrepris alors d'appeler ses parents, mes doigts tremblant tellement que je composai deux fois le mauvais numéro avant de réussir.
Après plusieurs sonneries interminables, une voix féminine répondit enfin à travers le combiné. La voix de sa mère.
— Oui, allô ?
— Madame Mahey ?
J'essayai de contenir du mieux que je pouvais la panique qui montait en moi, qui m'étouffait, mais ce n'était pas une mince affaire. Ma voix tremblait malgré mes efforts.
— Dites-moi... commençai-je, la gorge serrée. Vous ne seriez pas avec Nathan, par pur hasard ? Est-il rentré ?
— Nathan ? répondit-elle, surprise. Il m'a dit qu'il était parti avec toi au lac d'Oniri pour la soirée. Vous ne deviez pas rentrer tard ? Rassure-moi, vous ne vous êtes pas perdus, j'espère ? Il fait nuit maintenant...
Mon sang se glaça dans mes veines.
Putain. Putain, putain, putain.
— Écoutez, Madame Mahey, articulai-je lentement, essayant de garder mon calme. Votre fils n'est pas avec moi et ne m'a jamais proposé de faire cette sortie avec moi. C'est un mensonge. Je vais de suite aller voir au lac d'Oniri et je vous rappelle immédiatement quand j'ai des nouvelles. Ne paniquez pas, je m'en occupe.
Sa mère sanglotait maintenant à travers l'appareil, sa respiration devenant erratique. Elle hyperventilait, je pouvais l'entendre.
— Je... je vais appeler la police... bégaya-t-elle entre deux sanglots. Mon bébé... où est mon bébé ?
— D'accord, mais je m'en charge aussi, Madame. Je suis déjà en train d'enfiler ma veste, je pars tout de suite. Je vous promets que je vais le retrouver. Il a peut-être juste fait une petite sortie seul pour se ressourcer, vous savez comment il est...
Mais elle pleurait de plus belle, et je sus au fond de moi que je n'étais pas du tout rassurant, étant donné que moi aussi j'étais complètement paniqué. Ma voix trahissait mon angoisse.
Je raccrochai, attrapai les clés de mon scooter et dévalai les escaliers quatre à quatre.
— Gabriel ? Qu'est-ce qui se passe ? cria ma mère depuis le salon.
— Pas le temps ! Je sors !
Je fis vrombir le moteur de mon scooter et démarrai à toute allure dans la nuit qui tombait.
Je n'avais même pas pris le temps de mettre mon casque – une première pour moi qui étais toujours si prudent –, mais le stress l'emportait largement sur la raison, il faut croire.
Dis-moi qu'il n'a pas fait cette connerie. S'il te plaît, Nathan. S'il te plaît.
Je mis ma main dans ma poche pour vérifier que les lettres étaient toujours présentes, que je ne les avais pas imaginées, que ce cauchemar était bien réel...
Mais elles avaient disparu.
Les enveloppes n'étaient plus là.
Elles s'étaient évaporée, littéralement.
Gabriel (30 minutes plus tard - Le lac d'Oniri)
J'étais enfin arrivé au lac après un trajet qui m'avait paru durer une éternité.
Chaque seconde comptait. Chaque battement de cœur résonnait comme un compte à rebours.
Je ne tardai pas à hurler le nom de mon copain dans la nuit qui était maintenant complètement tombée.
— NATHAN ! NATHAN, TU M'ENTENDS ?! RÉPONDS-MOI !
Ma voix se perdit dans l'immensité du lac, avalée par le silence de la nature.
L'endroit était bondé du côté de la plage aménagée où se déroulait une fête étudiante. De la musique électronique résonnait, des rires et des cris joyeux s'élevaient. Des jeunes dansaient autour d'un feu de camp. La vie continuait, insouciante.
Mais je savais pertinemment que Nathan n'était pas de ce côté-là. Il n'aurait jamais choisi la foule, le bruit, l'agitation.
Il avait été dans la partie sauvage du lac. Il avait toujours préféré la nature, le calme, la solitude. C'était là qu'il fallait chercher.
Je m'enfonçai dans l'obscurité des sentiers qui longeaient la rive sauvage, ma lampe de poche balayant frénétiquement les alentours.
Je savais au fond de moi que c'était la fin. Une partie de moi l'avait toujours su, depuis le moment où j'avais lu cette lettre. Mais mon instinct, mon cœur, voulait encore y croire. Voulait encore espérer un miracle.
Une partie de mon inconscient rationalisait, tentait de me convaincre qu'il était tout bonnement impossible de trouver la mort à travers de simples mots écrits sur du papier. Mais l'intangibilité avait déjà remis en doute maintes et maintes fois cette question que je ne cessais de me répéter.
Les règles normales ne s'appliquaient plus. Plus depuis longtemps.
Et puis je le vis.
Nathan était pourtant bel et bien là, allongé sur notre pont. Le pont de nos confessions. Le pont où nous nous étions avoué nos sentiments, où nous nous étions embrassés pour la première fois.
Sans vie.
Son corps était immobile, ses bras le long du corps, ses yeux ouverts fixant le ciel étoilé.
Je sautai littéralement sur lui et le secouai frénétiquement, de toutes mes forces.
— MAIS PUTAIN, BORDEL, MEC, MAIS T'ES CON OU QUOI ?!! hurlai-je de toutes mes tripes, ma voix se brisant. NATHAN ! RÉVEILLE-TOI ! C'EST PAS DRÔLE ! ARRÊTE TON DÉLIRE !
Évidemment, le faciès dénué de vie de Nathan ne me répondit pas.
Seuls ses yeux encore ouverts me parlèrent – vitreux, vides, sans cette étincelle qui faisait de lui Nathan. Ils me fixaient sans me voir, regardant à travers moi vers un ailleurs que je ne pouvais pas atteindre.
Ils m'affirmaient qu'il n'y avait plus aucune once d'espoir. Que c'était fini. Terminé. Que je ne pourrais plus jamais entendre sa voix, sentir ses lèvres sur les miennes, me perdre dans ses bras.
Mon monde s'écroula. Mon corps aussi. Et mon esprit.
Je m'effondrai sur lui, le serrant contre moi comme si je pouvais le ramener à la vie par la seule force de mon étreinte.
— Non, non, non, non, non... scandai-je comme une litanie. C'est pas vrai. Dis-moi que c'est pas vrai.
Je savais que ça arriverait, une partie de moi l'avait anticipé. Mais là, c'était différent. C'était concret. C'était réel. C'était moche.
C'était moche d'avoir échappé à la mort pour la rencontrer à nouveau, mais cette fois sans détours, sans possibilité de fuite.
Le chiffre six sur son bras avait disparu, effacé comme s'il n'avait jamais existé.
La Mort avait rempli sa sale mission.
— On n'a même pas pu profiter assez de temps ensemble, sanglotai-je sur sa chemise que j'avais ouverte dans un dernier espoir insensé. On venait tout juste de comprendre notre amour ! On venait juste de commencer ! C'est injuste ! C'est tellement injuste !
J'avais posé mon oreille contre sa poitrine, cherchant désespérément ne serait-ce qu'un faible battement de cœur. Un signe de vie. N'importe quoi.
Mais il n'y avait rien. Juste le silence. Le silence absolu et terrifiant de la mort.
J'ignore combien de temps je restai là, prostré sur son corps froid. Des minutes ? Des heures ? Le temps n'avait plus de sens.
Mais quelqu'un finit par m'attraper par derrière, m'arrachant brutalement à mon grand amour.
Un flic. Ou un pompier. Je ne sais plus. Un uniforme.
— C'est fini, garçon. On ne peut plus rien faire pour lui. Je suis désolé.
— NON ! hurlai-je en me débattant. LÂCHEZ-MOI ! LAISSEZ-MOI AVEC LUI !
Mais d'autres mains me saisirent. On me traîna de force loin du corps. Loin de Nathan.
On me mit une couverture de survie sur les épaules – argentée, qui crissait à chacun de mes mouvements. On m'entraîna dans le camion des pompiers.
Je les laissai faire. J'étais vide. Vidé de toute énergie, de toute volonté.
Autour de moi, c'était le chaos. Des sirènes, des radios qui grésillaient, des voix qui donnaient des ordres, des gyrophares qui trouaient la nuit.
Mais moi, je n'entendais plus rien.
Au fond de mon esprit, la voix de Nathan résonnait comme un écho lointain. Ses derniers mots écrits sur cette lettre maudite.
"Même une vie entière ne suffirait pas pour t'aimer encore et toujours plus fort."
Et pour la première fois de ma vie, je compris vraiment ce que signifiait avoir le cœur brisé.
Ce n'était pas une métaphore. C'était une douleur physique, réelle, insoutenable.
Mon cœur venait littéralement de se briser en mille morceaux dans ma poitrine.
Et je savais qu'il ne serait plus jamais entier.

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