Traquée
Chapitre - La FuiteCapucine
J'étais restée seule à la maison. Complètement seule.
C'était devenu impossible de rester avec Mathieu ces derniers temps. Physiquement impossible. Chaque fois que je le voyais, chaque fois que nos regards se croisaient, je sentais le poids de notre douleur commune nous tirer vers le fond. Comme deux noyés qui s'accrochent l'un à l'autre et finissent par couler ensemble, plus vite, plus profondément.
Sinon, j'allais vraiment finir par sombrer. Définitivement. Sans retour possible.
Le problème, c'est que cette fois-ci, je n'avais personne pour m'accompagner dans ma solitude. Personne pour alléger le fardeau, pour me faire oublier ne serait-ce qu'un instant la noirceur qui nous engloutissait tous.
La petite Cerise me mettait tellement de peps dans ma vie quand j'y repense. Son rire cristallin qui résonnait dans toute la maison. Ses blagues pourries qui me faisaient quand même sourire. Sa façon de débouler dans ma chambre sans prévenir pour me raconter ses dernières aventures.
Tout ça n'existait plus. Envolé. Effacé.
Mon violon se tenait entre mes mains tremblantes. L'instrument était froid, lourd, comme chargé de tout le chagrin que je n'arrivais pas à exprimer avec des mots.
Je n'arrivais pas à jouer quoi que ce soit de gai en ce moment. Même pas les morceaux les plus légers de mon répertoire, ceux que je jouais les yeux fermés d'habitude. Une seule note me suffisait pour fondre en larmes. Le moindre son qui s'échappait des cordes déclenchait en moi une avalanche d'émotions que je ne pouvais plus contenir.
Je ne savais pas si j'irais au concert me présenter vendredi soir. Ce concours pour lequel je m'étais tant préparée, pour lequel j'avais tant travaillé. Personne dans mon entourage n'aurait le cœur de s'y rendre, et je croyais que moi-même je ne tiendrais pas trois secondes sur scène. Comment pourrais-je jouer alors que Cerise ne serait pas dans le public à m'encourager ? Comment pourrais-je accepter les applaudissements alors qu'elle ne serait pas là pour sauter dans mes bras à la fin ?
C'était donc résignée que je remis le violon dans sa pochette, après l'avoir soigneusement astiqué une dernière fois. Le bois brillait de mille feux sous la lumière de ma lampe de chevet, comme un dernier adieu à cette passion qui m'avait tant définie.
À côté de ma chambre, dans la pièce adjacente, Emy se morfondait dans la sienne.
Elle n'en était pas sortie depuis un certain temps maintenant, et je commençais à m'inquiéter sérieusement. Vraiment. Mange-t-elle au moins ? À aucun moment je n'avais entendu ses pas descendre les escaliers pour aller chercher à manger. Pas un bruit. Pas un signe de vie.
Le silence de sa chambre était assourdissant, menaçant, anormal.
Nous étions revenues à la maison familiale depuis l'incident. Après l'enterrement de Cerise, après les interrogatoires de police, après tout ce cirque médiatique insupportable.
Cependant, Tata et Tonton avaient décidé d'héberger nos grands-parents quelque temps afin d'avoir de la compagnie. Ils ne voulaient pas rester seuls dans leur grande maison vide où résonnaient encore les rires de Cerise.
Ce que je comprenais parfaitement. Personne n'avait envie de rester seul dans cette situation. La solitude amplifiait la douleur, la rendait insupportable.
Aujourd'hui, le ciel était d'un bleu éclatant, parfaitement ensoleillé. Il semblait nous narguer cruellement. Comme si le monde entier se moquait de notre souffrance. Comme si la nature nous faisait signe que nous n'avions pas le droit de nous amuser, de vivre, de respirer, pendant que les autres jeunes de notre âge sortaient, s'amusaient, riaient... s'aimaient.
Comment le soleil osait-il briller alors que notre monde s'était effondré ?
Le calme de la nuit qui approchait me réconforta quelque peu, m'autorisant enfin à me reposer un peu. L'obscurité était moins hostile que cette lumière joyeuse et inappropriée.
Moi, je me sentais vraiment seule. Terriblement, douloureusement seule. Personne ne tenait vraiment le coup autour de moi. Nous étions tous en train de nous noyer, chacun à notre rythme, chacun dans notre coin.
Sauf Aya, peut-être. Aya qui venait me rendre visite régulièrement, et heureusement j'avais envie de dire. Elle était ma bouée de sauvetage, la seule qui arrivait encore à me parler sans que tout parte en vrille.
J'avais envie de retrouver le Mathieu calme que je connaissais avant. Fort, mature, un homme sur qui je pouvais me reposer. Cet homme qui me rassurait par sa seule présence, qui trouvait toujours les mots justes.
Pour ma part, j'essayais d'aller de l'avant, de garder la tête hors de l'eau. Et j'aurais aimé l'emmener avec moi dans mon élan de positivité, le tirer vers le haut. Mais comment sauver quelqu'un quand on est soi-même en train de se noyer ?
Un bouquin me passa sous la main alors que je faisais les cent pas dans ma chambre. C'était un roman que Cerise m'avait offert pour mon anniversaire. Elle avait écrit une dédicace à l'intérieur : "À ma grande sœur de coeur préférée, qui joue du violon comme une déesse. Je t'aime fort !"
Prise d'une soudaine compulsion impulsive, d'une rage incontrôlable qui montait du plus profond de mes entrailles, je le balançai de toutes mes forces à travers la pièce.
Le livre traversa l'air dans un sifflement.
Malheureusement, il frappa violemment contre le mur et détruisit en partie le papier peint fleuri pour venir faire un trou dans les murs fins comme du papier à cigarette.
— Oh putain ! m'exclamai-je, les deux mains plaquées sur ma bouche qui formait un O de surprise horrifiée.
Le trou donnait directement sur la chambre d'Emy. J'avais complètement oublié à quel point les murs de cette vieille maison étaient fragiles.
Mais je n'eus même pas le temps de demander si tout allait bien, si je l'avais blessée par accident, qu'un truc – je ne saurais pas dire quoi exactement – vint boucher le trou qui maintenait l'espace entre nos deux chambres.
Quelque chose de sombre. De dense. D'anormal.
— Emy, je suis vraiment désolée... m'excusai-je à travers la fine séparation, ma voix tremblante. Je ne voulais pas... je ne sais pas ce qui m'a pris. Ça va ?
Aucune réponse.
Juste un silence pesant, malsain.
Je posai ma tête contre le mur frais, fatiguée d'endurer tant de malheurs. Épuisée jusqu'à la moelle. Mes mains caressaient le papier peint, comme si elles cherchaient désespérément à y trouver un réconfort qu'aucun être humain n'était capable de me fournir en ce moment.
C'est alors qu'un bruit se fit entendre de l'autre pièce où se trouvait ma sœur.
Un grattement, plus précisément. Insistant. Régulier. Obsessionnel.
Elle grattait contre le mur. Encore et encore. Comme un animal qui cherche à creuser.
— Emy ?! appelai-je, une pointe d'inquiétude perçant dans ma voix.
Aucune réponse. Juste ce grattement incessant qui me donnait la chair de poule.
— Allez, arrête de faire le chat, et viens me parler ! m'énervai-je, ma patience s'amenuisant. Je vais pas te bouffer ! Il faut que tu sortes de cette chambre. Tu ne peux pas rester enfermée comme ça indéfiniment !
Mais le grattement continuait. Et pire encore, à travers la fine couche de plâtre, j'entendais maintenant une sorte de suffoquement guttural, profond, inhumain.
Un bruit qui me glaça littéralement le sang.
— Emy, tu t'étouffes ?! m'inquiétai-je soudainement, mon cœur s'accélérant. Emy ! Réponds-moi ! Est-ce que ça va ?!
Un blanc. Un silence interminable.
Puis une réponse, simple, mais qui me rassura momentanément.
— Non, répondit-elle d'un ton glacial, monocorde, vide d'émotion.
— Va pas me faire peur comme ça ! l'engueulai-je, soulagée mais aussi frustrée. Ce cirque dure depuis trois jours maintenant ! J'en peux plus, moi ! C'est le seul son que t'arrives à me sortir depuis tout ce temps ? T'étais devenue muette ou quoi ? On se fait un sang d'encre pour toi ! Tata et Tonton sont inquiets, les grands-parents demandent de tes nouvelles sans arrêt !
Le retour de l'ignorance. Le silence assourdissant.
Énervée, frustrée, à bout de nerfs, je décidai d'en faire tout autant. Si elle voulait jouer à ce petit jeu, très bien. Deux pouvaient y jouer.
Je me dirigeai vers ma chaîne hi-fi et mis ma musique à fond dans ma chambre. Du rock alternatif qui déchirait les tympans. Les basses faisaient vibrer les murs, les aigus perçaient l'air.
Si on ne pouvait même pas se soutenir les uns les autres avec sa propre famille – qui était à présent plus très nombreuse –, on était vraiment dans la merde, putain.
J'entrepris de faire des pas de danse pour accompagner la musique. Des mouvements brusques, agressifs, libérateurs. Il me fallait du défoulement, sinon j'allais péter un câble toute seule dans ma chambre. J'allais devenir folle.
Ma tante râla depuis sa chambre au bout du couloir. Sa voix étouffée me parvint malgré la musique.
— CAPUCINE ! BAISSE CETTE MUSIQUE ! IL EST TARD !
C'était vrai qu'il se faisait tard et que tout le monde avait envie de se reposer. Mais puisque personne n'en avait rien à foutre de mon mal-être, je croyais que je n'en avais pas grand-chose à carrer non plus.
Au bout de quelques minutes pourtant, je m'effondrais sur mon lit et éteignis la radio, complètement exténuée. Le sport, ce n'était vraiment pas fait pour moi, et ça ne le serait jamais.
Mon cœur battait à tout rompre. Ma respiration était saccadée, bruyante.
Tout en m'affalant sur mon lit, je tentai de reprendre mon souffle, bloqué au fond de mes entrailles. Les larmes menaçaient sans arrêt de couler, de déborder, mais elles ne venaient pas. Elles restaient coincées quelque part derrière mes yeux, refusant de sortir.
Pas encore. Je devais être forte. Je n'avais pas le droit de craquer.
C'est alors que la poignée de ma porte de chambre bougea.
D'abord doucement. Puis plus insistamment.
— Non, Emy, ce n'est pas le moment de venir me voir maintenant ! criai-je. Je ne suis pas d'humeur ! Il fallait venir avant, quand je te le demandais gentiment !
À défaut de mes avertissements, elle continua de s'acharner sur la poignée comme une folle. La porte tremblait dans son cadre. Le métal grinçait.
— T'es débile ou quoi ?! Tu vas tout péter !
Je me levai dans le but d'aller ouvrir cette fichue porte moi-même, pour mettre fin à ce cirque insupportable.
Mais j'eus un violent geste de recul quand j'aperçus quelque chose d'anormal.
Un liquide noir coulait sous la porte de la chambre. Épais, visqueux, comme du goudron vivant. Il s'infiltrait lentement, formant une mare sombre qui s'élargissait à vue d'œil.
Effrayée, terrifiée, je restai donc en retrait, appelant ma famille dans l'espoir désespéré d'avoir une réponse, une explication rationnelle à ce qui se passait.
— Tata ?! Tonton ?! Emy ?! C'est pas drôle, votre blague ! Répondez-moi ! RÉPONDEZ-MOI !
Ma voix montait dans les aigus, virait à l'hystérie.
Mais malgré mes supplications, malgré mes cris, personne ne me répondit.
Le silence de la maison était total. Comme si j'étais soudainement seule au monde.
C'est alors que, telle une enfant effrayée cherchant à se protéger du monstre sous son lit, je me précipitai vers mon bureau et vins placer le lourd meuble en bois devant ma porte.
Mes muscles brûlaient sous l'effort. Le bureau grinça sur le parquet.
— Voilà ! Plus personne ne viendra me faire chier maintenant ! hurlai-je, autant pour me convaincre moi-même que pour défier ce qui se trouvait de l'autre côté.
Mais les coups se firent entendre. De plus en plus forts. De plus en plus... violents. Méthodiques.
BOOM. BOOM. BOOM.
Chaque impact faisait trembler le bureau, faisait vibrer le sol sous mes pieds.
Je compris alors que ça ne servirait à rien d'attendre ici, immobile comme une plante verte, comme une proie passive attendant son sort.
Je devais agir. Maintenant.
Je me ruai sur la fenêtre de ma chambre et l'entrepris de l'ouvrir avec des gestes frénétiques. Le loquet résistait, rouillé par les années.
— Allez, allez, allez ! Ouvre-toi, putain !
Les coups contre ma porte ne cessaient pas. Au contraire, ils s'intensifiaient. Et aucun signal de mes oncles, tantes et grands-parents ne se fit entendre. Aucun cri. Aucun appel à l'aide.
Nous n'étions manifestement pas seuls dans cette maison. Et encore moins en sécurité. Je devais aller chercher des renforts auprès de la police. C'était ma seule chance.
Mais au moment où mon regard se riva sur le vide en contrebas – nous étions au deuxième étage –, de violents étourdissements et une sale nausée s'emparèrent de moi.
Le sol sembla se dérober sous mes pieds. Ma vision se troubla.
Saloperie de vertige. Pourquoi maintenant ? Pourquoi fallait-il que ça m'arrive maintenant ?!
Mais je n'avais pas de temps à perdre. Le bois de ma porte de chambre était en train de céder. Pourtant, c'était du chêne massif ! Du bois solide, épais, résistant ! Mais des fissures apparaissaient, s'élargissaient comme des éclairs noirs.
Et puis, à travers l'une de ces fissures, un visage apparut.
Pas n'importe quel visage.
Un mélange horrifiant entre celui de ma sœur et celui d'une autre fille que je ne connaissais pas. Une fille folle. Les deux visages étaient mêlés, scellés, fusionnés par une sorte de substance noirâtre servant de "colle" pour les unir en une seule entité cauchemardesque.
Les yeux étaient exorbités, dilatés de manière anormale, inhumaine. Ils ne clignaient pas. Ils me fixaient avec une intensité dévorante.
La bouche – ou plutôt les deux bouches qui se superposaient – s'ouvrit dans un sourire tordu.
Prise d'une panique absolue, viscérale, le vertige ne devint qu'un désagrément secondaire, presque insignifiant face à l'horreur qui déferlait sur moi.
Je sautai de sang-froid à travers la fenêtre ouverte.
La chute fut brutale, interminable. Le temps sembla se dilater.
Les impacts contre les branches du grand arbre qui jouxtait la maison m'arrachèrent des cris à chaque secousse. Les branches me griffaient, me lacéraient la peau, déchiraient mes vêtements.
J'atterris finalement sur la terre humide du jardin dans un bruit sourd et mat qui me retourna l'estomac.
Le craquement sinistre de mon bras droit résonna dans mes oreilles. Un son que je n'oublierai jamais. Un son qui signifiait que quelque chose en moi s'était brisé.
Je sus immédiatement qu'un miroir n'était pas nécessaire pour constater les dégâts. Je sentais mon visage blêmir petit à petit, mes lèvres devenir blanches, tandis que la douleur commençait à se frayer un chemin à travers le choc initial.
Pour le moment, j'étais encore sous l'effet de l'adrénaline, encore à froid. Mais je sentais que dans quelques minutes, quelques heures, ça ne serait pas aussi simple. La douleur viendrait. Implacable.
Mon bras formait un angle qui ne devrait pas exister dans la nature.
Par une pure pulsion de survie, portée par l'adrénaline qui circulait à flots dans mes veines, je me ruai vers le garage en titubant.
Je saisis mon vélo – ce vieux vélo bleu que j'avais depuis le collège – et tentai, malgré l'angle étrange et douloureux de mon bras, de pédaler à toute vitesse.
Il fallait fuir cette maison maudite. Et surtout... fuir ce monstre qui s'était emparé de ma sœur. Ce n'était plus Emy. Ce n'était plus ma sœur. C'était autre chose. Quelque chose d'abominable.
Je crus bien que chaque mouvement que je faisais allait me faire tourner de l'œil et m'évanouir. Ma vision était brouillée, floue, déformée. Mon esprit divaguait, oscillant entre conscience et inconscience. Mes oreilles bourdonnaient comme si des milliers d'abeilles y avaient élu domicile.
Jusqu'à ne plus en pouvoir, je pédalai. Je pédalai comme si ma vie en dépendait – ce qui était probablement le cas.
Les rues du village défilaient autour de moi dans un brouillard. Je ne savais même plus où j'allais. Je fuyais, c'est tout ce qui comptait.
Mon portable sonna soudainement dans ma poche, me faisant sursauter.
Inconsciemment, d'un geste maladroit, je l'attrapai avec ma main valide et aperçus une notification de Gabriel.
"T'es où ? Ça va ? j'ai besoin qu'on discute"
Mes doigts tremblaient tellement que je mis plusieurs essais avant de réussir à taper une réponse cohérente.
"Aide-moi. En danger. Ne sais pas où je suis. Suis l'appel GPS."
Je réussis, par une force que je ne me connaissais pas, par une volonté surhumaine de survie, à lui envoyer ma position.
Mais la douleur s'empara enfin de moi. Une vague déferlante, écrasante, insupportable.
Et je tombai.
Le vélo bascula. Mon corps heurta le sol.
Et tout devint noir.
Gabriel (Milieu de la nuit)
Nathan m'avait laissé un autre mot dans le courrier qui m'était destiné.
Un petit bout de papier que je n'avais pas remarqué lors de ma première lecture. Il était glissé dans l'enveloppe, plié en quatre, presque invisible.
"Accueille Capucine chez toi, et cache-la. Ne laisse personne savoir où elle est. Sa vie en dépend. Fais-moi confiance."
Je ne l'avais jamais remarqué, ce message supplémentaire. J'avais été tellement submergé par cette lettre d'adieux, tellement détruit par la douleur, que ce petit bout de papier plié n'avait pas capté mon attention sur le moment.
Mais cette nuit, rongé par le chagrin qui me dévorait de l'intérieur, incapable de dormir, hanté par les images du corps sans vie de Nathan, j'avais voulu comprendre plus en profondeur les derniers mots de mon ami.
Relire ses lettres. Chercher des indices. Trouver un sens à tout cela.
Et c'est là que je l'avais trouvé. Ce message. Cette mission.
Et c'est là que j'avais compris.
Je ne devais pas abandonner. Je ne pouvais pas. Je n'en avais pas le droit.
Je devais terminer ce que Nathan avait entrepris de faire jusqu'au bout. C'était mon devoir envers lui. Envers sa mémoire.
La paix ne reviendrait en moi que quand j'aurais pu accomplir ma vengeance. Quand j'aurais fait payer la Mort pour ce qu'elle nous avait pris. Quand j'aurais détruit ce qui nous détruisait.
Mais le message de Capucine qui était arrivé sur mon téléphone il y a quelques minutes m'inquiétait profondément.
Elle disait être en danger immédiat. Elle ne savait pas où elle était. Elle avait activé son GPS, mais sa position bougeait, signe qu'elle était en mouvement.
Emy l'avait-elle attrapée ? Était-ce déjà trop tard ?
Je devais arriver au plus vite. Chaque seconde comptait.
C'est donc le cœur battant, inquiet, que je pris la moto et fis le tour de la forêt des Trois Sapins pour la retrouver.
Je roulais vite. Trop vite. Dangereusement vite. Les virages défilaient. Le moteur rugissait dans la nuit.
Mais je m'en foutais. Il fallait que je la trouve.
Avec un coup de chance inespéré, guidé par le point GPS qui clignotait sur mon téléphone, je la trouvai inconsciente sur un chemin de campagne isolé.
Elle était étendue sur le bas-côté, son vélo renversé à côté d'elle. Ses vêtements étaient déchirés, couverts de terre et de sang. Son bras formait un angle anormal qui me donna immédiatement la nausée.
Je stoppai net la moto et me précipitai vers elle.
— Capucine ! Capucine, tu m'entends ?!
Délicatement, avec une infinie précaution, je pris sa tête dans mes mains et me rapprochai d'elle pour entendre son souffle.
Il était régulier, faible mais présent. Elle était toujours vivante. Dieu merci.
Mais son bras était dans un sale état. Vraiment sale. La fracture était évidente, probablement ouverte sous les vêtements. Il fallait agir vite.
J'entrepris de chercher autour de moi des matériaux. Je trouvai quelques branches suffisamment solides et costauds dans les buissons environnants.
Je les attachai tant bien que mal à son bras avec des morceaux de tissu arrachés de ma propre chemise pour faire office d'attelle de fortune.
Ce n'était pas parfait, loin de là, mais c'était mieux que rien.
Dans mon sac à dos – que j'avais heureusement pris avec moi –, des cachets de Doliprane traînaient. Je lui en fis tant bien que mal avaler deux lorsqu'elle ouvrit légèrement les yeux, à peine consciente.
— Avale... lui murmuré-je. Ça va aller. Je suis là.
Elle gémit faiblement mais obéit.
Puis, avec une douceur infinie, je la plaçai derrière moi sur la moto. J'avais essayé d'emmailloter du mieux que je pouvais son bras difforme avec ma veste pour le maintenir immobile.
Elle s'appuya lourdement contre mon dos, à peine consciente de ce qui se passait.
— Accroche-toi à moi, Capucine. On rentre à la maison. Tu es en sécurité maintenant.
Gabriel (De retour chez lui)
Arrivés à la maison de mes parents – qui dormaient profondément à l'étage inférieur, inconscients du drame qui se jouait –, j'emmenai Capucine directement dans le grenier aménagé que j'utilisais parfois pour jouer de mes instruments, surtout la guitare.
C'était mon refuge personnel. Un endroit isolé, calme, où personne ne venait jamais me déranger.
C'était l'endroit parfait pour la cacher.
Je pris soin d'elle du mieux que je pus avec mes maigres connaissances en premiers secours. Je nettoyai ses blessures, désinfectai les coupures, refis correctement son attelle.
Petit à petit, elle retrouva ses couleurs habituelles. Le rose revint à ses joues. Sa respiration se fit plus régulière.
Le fait de me raccrocher à elle, de me concentrer sur son bien-être pour qu'elle aille mieux, me forçait à tenir bon. À rester dans le monde des vivants. À ne pas me laisser sombrer dans le désespoir qui menaçait de m'engloutir.
Nathan n'aurait jamais voulu que je me morfonde sur son sort. Il aurait voulu que je continue. Que je me batte.
— On est où ? bafouilla Capucine à moitié dans le gaz, ses yeux papillonnant.
Je lui avais donné des cachets de morphine que j'avais retrouvés dans l'armoire à pharmacie de ma mère. Elle gardait toujours précieusement les médicaments qu'on lui donnait après une opération ou un autre problème quelconque. Une véritable pharmacie ambulante.
— Ne t'inquiète pas, la rassurai-je doucement. Tu es en sécurité ici. Personne ne sait que tu es là.
— Je dois aller à l'hôpital, Gabriel... murmura-t-elle, ses mots s'emmêlant. Je suis folle... ma sœur est folle... j'ai mal... tellement mal...
Elle tenta de se relever, de s'asseoir, mais je la repoussai doucement sur le lit improvisé que je lui avais préparé avec des coussins et des couvertures.
— Je suis désolé, Capucine. J'aimerais beaucoup pouvoir t'emmener à l'hôpital, vraiment. Mais tu es en danger. On est tous en danger. L'hôpital ne pourrait rien faire pour te protéger de ce qui te traque.
— Donc... c'est vrai, tout ça ? souffla-t-elle, ses yeux s'écarquillant malgré la morphine qui l'engourdissait. C'est réel ?
La frayeur dans ses yeux se ralluma comme une flamme qu'on attise. Et je ne pus m'empêcher de compatir avec elle, de ressentir sa terreur comme si c'était la mienne.
— Oui, avouai-je simplement. Mais n'en parlons pas trop ouvertement. C'est un sujet interdit, dangereux. Parler d'eux pourrait te coûter la vie. Plus tu en sais, plus tu es en danger.
Capucine n'était pas encore au courant pour Nathan. Mais je préférais ne rien lui dire pour le moment. Elle était trop sonnée, trop choquée par ce qu'elle venait de vivre. Elle ne pourrait pas encaisser une nouvelle comme celle-là.
Pas maintenant. Plus tard. Quand elle serait plus forte.
— Écoute, repris-je avec fermeté. Je suis vraiment désolé de devoir faire ça, mais il faut que tu restes ici. Cache-toi. Personne ne doit savoir que tu es là. Personne. Tu comprends ? C'est vital.
Elle s'emporta soudainement, une énergie nouvelle – probablement la panique – chassant momentanément l'effet de la morphine.
— Mais ma famille ! Mes grands-parents ! Aya ! Mathieu ! Les autres ! Ma sœur...! Il faut les aider ! Il faut faire quelque chose, tout de suite ! On ne peut pas les abandonner !
Je saisis ses mains tremblantes dans les miennes.
— Crois-moi, Capucine. Crois-moi quand je te dis que ta famille serait encore plus en danger si tu restais auprès d'eux. Tu deviendrais une cible. Et eux aussi, par ricochet.
De gros sanglots s'emparèrent d'elle, faisant trembler ses épaules. Ses magnifiques yeux bleus se remplirent de larmes qui débordèrent et coulèrent sur ses joues sales.
— Mathieu... déjà que je ne sais pas comment lui remonter le moral en temps normal... alors sans moi à ses côtés ! Il va complètement sombrer... il va se laisser mourir...
Je la pris dans mes bras pour la réconforter. Elle s'accrocha avec une force désespérée à mon blouson en cuir, comme si j'étais la seule chose solide dans un monde qui s'écroulait.
— Si Mathieu apprend que je loge chez toi en plus, murmura-t-elle entre deux sanglots, il va s'imaginer qu'il se passe des choses entre nous. Il va mal le prendre. Il va penser que je le trompe, que je l'abandonne...
Je ne pus m'empêcher de réprimer un rire jaune face à cette situation absurde. Un rire forcé, amer, qui sonnait faux.
— Eh bien putain, si tu savais, ma belle... lâchai-je avec une ironie désabusée. Tu serais loin de te douter de ce qui se passe réellement dans ma vie amoureuse. Plus jamais je ne pourrai aimer comme j'ai pu le faire. Et encore moins avec une fille. Plus jamais.
Elle me regarda alors avec deux grands yeux ronds, surpris, presque choqués.
— T'es homosexuel ? demanda-t-elle directement, sans détour.
— J'aime les hommes, oui, avouai-je simplement. Mais pour l'amour de Dieu, s'il te plaît, quand tout rentrera dans l'ordre – si un jour les choses rentrent dans l'ordre –, ne va pas directement coller des étiquettes sur moi. N'en fais pas tout un plat. Je souffre déjà assez comme ça.
— Moi aussi, souffla-t-elle doucement. Moi aussi je souffre. Et tu sais quoi ? J'ai bien d'autres choses à penser que tes préférences en matière de sexe. Mais... je crois que ça me fait aussi du bien de pouvoir parler avec toi sur un ton plus léger, même si le sujet est personnel. J'en peux plus de cette ambiance de mort constante. On va tous finir à l'asile, fous et dépressifs...
Un petit silence s'installa. Pas désagréable. Juste... lourd de sens.
— Crois-moi, lui affirmé-je avec une conviction que je ne ressentais pas vraiment, que toute cette terreur va bientôt s'éteindre. Je te le promets. Je vais faire en sorte que ça s'arrête.
Elle sembla croire au regard déterminé que je lui lançai. Ou du moins, elle voulait y croire.
— Et dire qu'au moment de l'accident de Léandre, tout le monde te pensait être l'auteur de... ce carnage, reprit-elle pensivement. Toi et Nathan, vous en preniez plein la gueule dans les discussions au lycée. Les gens disaient des choses horribles. Certains voulaient même vous lyncher.
Surpris par cette information que j'ignorais complètement, je me remémorai les événements de cette période et je compris soudainement les jugements hâtifs qui avaient pu être portés sur moi. Sur nous.
C'était effectivement la période où je me battais avec l'intangibilité, où je luttais contre les reflets et les ombres. J'avais vraiment une sale gueule à force de me battre avec lui – avec eux. Ou plutôt avec les reflets dans les miroirs, si je voulais être précis...
Mais comment expliquer à quelqu'un que nous étions innocents quand on racontait un récit aussi farfelu que le mien ? Qui croirait une histoire pareille ?
— Eh bien maintenant, répondis-je avec un sourire triste, je suppose que tu as compris que je n'avais absolument rien à voir avec cette histoire. Que j'ai toujours été du côté des victimes, jamais du côté des bourreaux.
Elle prit un air de dédain, presque amusé.
— Il n'empêche que tu restes ultra chelou quand même, me taquina-t-elle faiblement. M'enfermer chez toi comme ça, agir aussi bizarrement tous les jours... Tu avoues que c'est pas normal comme comportement.
— Alors là, rétorquai-je, crois-moi que je ne serais pas aussi chelou si tout se passait bien dans ma vie actuellement.
Si elle savait.
Si elle savait comment j'avais envie de crever de l'intérieur. Comment chaque respiration me coûtait un effort surhumain.
Comment je regardais le vide avec envie. Comment je traversais les routes sans regarder, espérant inconsciemment qu'une voiture me percute. Comment je faisais des fixettes bien trop souvent sur les objets tranchants de la cuisine.
Mais j'avais encore besoin de vivre. Pour Nathan. Pour terminer ce qu'il avait commencé.
Et je savais qu'il m'attendait quelque part, dans l'au-delà.
Un jour, je le retrouverais.
Mais pas aujourd'hui.
Aujourd'hui, je devais me battre.

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