Le début de la fin
Chapitre - La Confrontation FinaleGabriel (Quelques jours plus tard)
Le temps était passé depuis tous ces événements tragiques, et pour le moment, plus personne n'avait vraiment de nouvelles d'Emy. Enfin, plutôt de Lou – cette entité maudite qui avait pris possession du corps de mon amie.
Emy était toujours présente dans la vie de tous les jours, en apparence du moins. Elle continuait sa routine comme si de rien n'était, s'occupait constamment de rassurer Aya par rapport à Capucine qui vivait toujours cachée chez moi dans le grenier.
Cette salope de Lou... elle savait exactement ce qu'elle faisait, putain. Elle jouait son rôle à la perfection. C'était comme si la vraie Emy n'existait plus depuis bien longtemps, comme si elle avait été effacée, consumée de l'intérieur par cette chose qui l'habitait.
Et Aya, bordel... était-elle aveugle ? Pourquoi ne voyait-elle pas la vérité, elle qui était si souvent en contact avec Emy à présent ? Pourquoi ne remarquait-elle pas les signes, les anomalies, les changements subtils dans le comportement de son amie ?
Et surtout, pourquoi me fuyait-elle comme la peste ? Pourquoi refusait-elle de me parler, de m'écouter ? J'avais besoin d'elle. Nous devions nous allier, travailler ensemble. Mais elle me traitait comme si j'étais l'ennemi.
Ce matin, un putain de 7 avait été gravé sur ma peau durant la nuit, comme une marque au fer rouge invisible. Je m'étais réveillé en sueur, le cœur battant, et j'avais découvert ce chiffre maudit sur mon avant-bras.
Et je savais malheureusement très bien ce que ça voulait dire. J'étais le prochain à passer à la casserole. Le septième mort. Mon tour était venu.
Je n'avais plus de temps à perdre, et j'avais un peu la frousse, à vrai dire. Non, pas un peu – j'avais terriblement peur. Une peur viscérale qui me nouait l'estomac et me réveillait en pleine nuit, trempé de sueur froide.
Capucine, elle, n'était toujours au courant de rien. Je lui avais menti, simplifié la situation. Je lui avais dit que j'allais m'occuper des monstres qui rôdaient autour de sa maison, que tout allait pour le mieux avec Emy et Aya.
Pour elle, le monstre qu'elle avait vu cette nuit-là n'était pas Emy, mais bel et bien une créature horrible venue d'ailleurs. Ce qui n'était pas tout à fait faux, qu'on se le dise. Le problème, c'est que l'enveloppe physique d'Emy était habitée par une horreur surhumaine. Deux êtres en un seul corps.
C'était donc avec une conviction mêlée de désespoir que j'organisais mon plan. Mon dernier plan.
Je restais de moins en moins avec la pauvre Capucine qui devait vraiment se faire chier à passer sa vie enfermée dans un grenier poussiéreux. Mais tant mieux pour moi, quelque part. Elle n'était pas très causante ces derniers temps, et je pensais qu'elle avait peur de l'extérieur maintenant. Traumatisée par ce qu'elle avait vu.
Vraiment, j'avais pensé qu'elle aurait eu beaucoup plus de mal à croire en mes paroles, qu'elle aurait douté, qu'elle aurait voulu rentrer chez elle. Mais je pensais juste qu'elle était à un point dans sa vie où elle avait simplement envie de se reposer et de se faire dorloter. Alors je m'en occupais du mieux que je pouvais, et c'était très bien comme ça.
C'est dans le sous-sol de la maison de mes parents que je récupérai mon arme pour me battre.
Un vieil arc. Pas n'importe lequel – celui de Nathan, celui qu'il utilisait quand il était plus jeune, avant que la maladie ne le fragilise trop.
Ses parents avaient bien voulu me le léguer après sa mort. Ils savaient que de toute façon, tout ce qui appartenait à Nathan me reviendrait en grande majorité. C'était ce qu'il avait écrit dans son testament de dernière minute, griffonné à la hâte quelques heures avant de partir.
Nathan ne faisait jamais vraiment de sport – son corps malade ne le lui permettait pas –, mais il portait une attention particulière à cette discipline. Le tir à l'arc était sa passion secrète, son échappatoire.
La flèche symbolisait pour lui l'amour, m'avait-il confié un jour. Et la cible était un cœur à atteindre – soit pour soigner, soit pour être aimé en retour. Soit pour sauver, soit pour toucher l'âme.
C'était donc l'occasion parfaite pour moi de l'utiliser. Un symbole. Un hommage.
Je comptais m'en servir pour tuer Lou. Et pour tenter de soigner Emy, de la libérer de cette emprise. J'avais envie de croire en ce que Nathan croyait, de perpétuer sa philosophie, son espoir.
Il me suffirait juste d'accomplir ma tâche quand le moment serait venu. De ne pas trembler. De ne pas hésiter.
Et c'est là que je ferais appel à mon ennemi d'intangibilité – ce miroir maudit qui me permettait de devenir invisible. L'ironie de la situation ne m'échappait pas : utiliser le pouvoir qui m'avait tant torturé pour accomplir ma vengeance.
Aya (Le même jour)
Les temps se faisaient de plus en plus durs, pesants, oppressants.
Léandre allait bientôt revenir parmi nous en cours, les médecins ayant jugé qu'il était suffisamment rétabli. Mais je ne savais pas si j'avais vraiment envie qu'il voie le désastre du monde extérieur, cette réalité cauchemardesque qui était devenue notre quotidien.
Je lui avais parlé de nous tous le plus positivement possible lors de mes visites. J'avais menti, enjolivé, dissimulé. Mais ce n'était pas tellement le cas dans la vraie vie. Même si Mathieu faisait des efforts – de vrais efforts – et me remplaçait souvent quand il s'agissait de rester au chevet de Léandre.
En quelque sorte, ça me soulageait. Il saurait ainsi que je n'étais pas la seule qui était là pour lui, que son meilleur ami l'avait toujours été aussi, malgré l'amnésie.
Mais j'avouais que sans Capucine qui avait disparu mystérieusement, c'était dur. Vraiment dur. Elle me manquait terriblement.
Elle n'était pas morte, je le savais. Je le sentais dans mes tripes. La police n'arrivait pas à mettre le petit doigt sur elle – aucune trace, aucun indice, rien. Et je pariais qu'elle était partie quelque part pour se protéger, pour se mettre à l'abri. Capucine ne se laissait pas avoir aussi facilement. Elle était forte, débrouillarde.
Mais Gabriel... je ne le sentais pas. Vraiment pas.
Nathan avait été déclaré mort suite à des complications médicales – c'était la version officielle, celle qui avait été communiquée à la presse et aux autorités. Et depuis, on voyait Gabriel très peu souvent au lycée. Il séchait les cours, disparaissait pendant des journées entières.
On avait très peu parlé du décès dans les journaux – juste un petit entrefilet en page locale. Et j'avais l'impression que Gabriel n'était pas si atteint que ça par la mort de son meilleur ami. De son petit ami, même, je pensais...
Ça me dérangeait. Ça sonnait faux. Personne ne réagissait comme ça après la mort de l'amour de sa vie.
La situation devenait critique, et j'avais tenté de me confier plusieurs fois à mon intangibilité – le Temps – en ce qui concernait mes doutes grandissants sur Gabriel.
En fait, ce que j'avais vu la dernière fois, quand elle m'avait fait faire ce voyage dans le passé, avait renforcé mon appréhension, ma méfiance envers lui.
Pourquoi avoir voulu faire une blague aussi pourrie à nous toutes ? Nous étions censées être amis avec Gabriel à l'époque... du moins, dans mes souvenirs – ceux qui me restaient –, nous l'avions toujours été.
Et qu'était-il arrivé après cette nuit dans la forêt ?
Qu'avions-nous trouvé ? Avions-nous démasqué qu'il était dans le coup ? Avait-il fait quelque chose d'horrible que ma mémoire avait effacé ?
Je n'en savais trop rien. Putain, j'aurais limite préféré ne rien savoir, ne jamais voir ce passé enfoui. Car maintenant, ça me torturait jour et nuit. Ça me rongeait de l'intérieur.
Chaque nuit, le même rêve revenait sans arrêt, obsédant, oppressant. Et je ne voyais plus que la dernière partie de celui-ci, comme si mon esprit se concentrait sur la fin imminente.
À chaque fois, j'étais tout près de la porte. L'ombre sautait toujours à temps pour m'échapper, pour se jeter dans le vide. Mais j'étais persuadée que quelque chose allait arriver. Et là, c'était imminent. Je le sentais.
Toutes les morts que je voyais dans mon rêve étaient arrivées dans la réalité, une par une, comme une prophétie qui se réalisait. Et je savais que maintenant, c'était au tour du boss final de mourir. La dernière ombre. Le dernier sacrifice.
En fait, ce qui me rassurait – si on pouvait parler de réassurance dans cette situation –, c'est que personne ne mourait après cette fameuse ombre dans mon rêve. Tous les mannequins étaient déjà passés, tous les corps étaient déjà tombés. Et c'était en partie pour cela que je savais que tout roulait pour Capucine. Elle était en sécurité quelque part.
Mais si c'était vraiment Gabriel le meneur de tout ce sale spectacle, l'orchestrateur de cette mascarade morbide...
Est-ce que c'était moi qui allais le faire tomber dans le vide ? Est-ce que j'étais destinée à devenir son bourreau ?
Cette pensée me glaçait le sang.
Gabriel (Midi, au lycée)
Mon esprit en moi bouillonnait, tournait en boucle sur les mêmes pensées obsessionnelles.
J'avais la rage de voir Aya sans arrêt aux côtés d'Emy plutôt qu'aux miens. Ça me rendait fou. Littéralement fou.
Je savais qu'elle n'avait plus vraiment personne d'autre avec qui rester – Capucine avait disparu, Mathieu passait son temps avec Léandre, les autres étaient morts. Mais bordel de merde, j'étais là, moi ! Je pouvais l'aider ! Nous devions nous entraider !
Franchement, je n'étais pas rassuré. Pas du tout.
Ce midi, le temps s'était prêté à nous. Il faisait beau et chaud, un soleil éclatant brillait dans un ciel sans nuages. Les autres élèves profitaient de cette belle journée, riaient, discutaient, mangeaient dehors.
Mais moi, je restais seul à manger mon casse-croûte sous le saule pleureur, à l'écart de tout le monde. Isolé. Évité.
La situation était plus que lunaire, surréaliste. Aya et moi, c'était comme si nous cherchions à la fois à nous rapprocher et à nous éloigner. Un jeu du chat et de la souris dont nous étions tous les deux les victimes.
Je l'observais, et elle m'observait. Nos regards se croisaient parfois. Mais elle fuyait systématiquement la conversation avec moi, comme si j'étais porteur d'une maladie contagieuse.
Tandis que l'autre connasse – Lou déguisée en Emy – restait constamment à ses côtés, feignant l'ignorance et l'inquiétude. Jouant à la perfection le rôle de l'amie attentionnée et préoccupée.
Les élèves étaient tout sauf tendres avec moi ces derniers temps. Ils pensaient que je n'étais plus rien sans Nathan, que j'étais fini, brisé, pathétique.
Mais à partir du moment où j'avais cette flamme vengeresse en moi – cette rage qui me consumait et me maintenait en vie –, je vivrais au travers de ma vengeance, que les autres le veuillent ou non.
Tout le monde me toisait du regard. Tout le monde était étonné de me voir encore debout. Les professeurs voulaient me parler, m'emmener voir le psychologue scolaire, mais je refusais systématiquement.
Je voulais pouvoir coopérer avec Aya, créer un plan d'attaque commun contre Emy. Mais elle ne me laissait aucune chance.
Elle était vraiment aveugle, bordel. Comment ne voyait-elle pas la vérité ?
Je jetai rageusement le reste de mon sandwich dans la poubelle – je n'avais de toute façon plus d'appétit depuis des jours – et m'avançai résolument vers elle pour lui parler. Pour forcer la confrontation.
Elle resta immobile en me voyant approcher, et sembla prête à se pétrifier à tout moment. Ses épaules se raidirent. Son visage se ferma.
— Qu'est-ce que tu veux ? me cracha-t-elle quand j'arrivai à sa hauteur.
Sa voix était dure, coupante. Elle avait un ton méchant que je ne lui avais jamais connu auparavant. Aussi loin que mes souvenirs remontaient, nous n'avions jamais été en conflit. Jamais. À vrai dire, je ne me souvenais absolument plus de nos débuts, comme si ma mémoire avait été effacée, manipulée.
Mais tout ce que je savais, tout ce dont j'étais certain, c'est qu'on avait toujours été des amis proches. Des alliés naturels.
— J'aimerais parler avec toi sérieusement, Aya, déclarai-je fermement. C'est important. Vraiment important.
Elle me regarda de haut en bas avec méfiance, puis jeta des coups d'œil furtifs à Emy qui se tenait à quelques mètres, observant la scène avec attention.
— Je ne peux pas te parler seule à seul, Gabriel... murmura-t-elle, presque comme une excuse. C'est... compliqué.
Mais elle croyait quoi ? Qu'Emy était en train de la rouler dans la farine ou quoi ? C'était pas moi le salopard de l'histoire ! C'était elle !
— Bah bien sûr ! m'exclamai-je avec une ironie mordante. Vous voulez peut-être qu'on aille prendre un café tous les trois docilement en discutant des circonstances trèèès rassurantes ?
Vexée, blessée par mon ton, Aya partit en trombe, la tête dans les mains, visiblement à deux doigts de péter un câble. Ses épaules tremblaient.
Je me retrouvai seul face à face avec Emy. Ou plutôt Lou.
Le monde autour de nous continuait sa vie normale. Les gens parlaient, discutaient, s'enjaillaient, riaient de blagues stupides.
Mais un silence pesant, presque palpable, planait entre cette créature et moi. Comme si une bulle invisible nous isolait du reste du monde.
— Je ferais mieux d'aller la rejoindre, me dit-elle d'une voix doucereuse en se triturant nerveusement les cheveux. Elle m'inquiète vraiment, la pauvre. Elle est si fragile en ce moment...
Oh, la connasse. J'avais envie de l'étriper sur place. De lui arracher ce masque d'hypocrisie.
— Joue pas à ça avec moi, Lou, grondai-je à voix basse pour que personne d'autre n'entende. Toi autant que moi, on sait très bien que je suis le prochain de ta funeste mission. Le septième. Mon tour est venu.
Elle arqua les sourcils d'incompréhension feinte et les larmes lui montèrent aux yeux avec une facilité déconcertante. Quelle actrice.
— Comment ça ?... Gabi ? bégaya-t-elle. C'est déjà assez compliqué comme ça avec tout ce qui se passe... Je... je ne comprends pas de quoi tu parles. Pourquoi tu me dis des choses pareilles ?
— Mon cul, ouais.
Je partis en lui faisant ouvertement un doigt d'honneur au milieu de la cour de récréation, devant tout le monde.
Malheureusement, un prof passa justement près de moi à ce moment précis. Il ne me manquait plus que ça.
— Monsieur Artaud, déclara-t-il d'un ton sévère, je pense que vous savez où se trouve mon bureau, non ? Je vous prie de vous y rendre immédiatement. Je vous rejoindrai après avoir discuté avec cette demoiselle qui semble bouleversée.
Emy fut tout de suite accostée par le professeur, jouant parfaitement la victime éplorée. Elle me lança un sourire plus que malsain, triomphant, avant de se tourner vers le prof avec des yeux de biche effarouchée.
J'en profitai pour filer à toute vitesse – non pas vers le bureau du CPE, mais vers mon casier.
C'était maintenant ou jamais. Je n'aurais pas d'autre occasion.
Le miroir faillit se briser quand je le sortis précipitamment de mon casier, mais je le retins de justesse, le cœur battant.
Je passai trois fois la main devant sa surface réfléchissante, récitant mentalement la formule que j'avais apprise. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Jusqu'à ce que je ne puisse plus voir mon reflet. Jusqu'à ce que mon image disparaisse complètement, absorbée par le verre sombre.
La magie opérait. J'étais à présent invisible aux yeux de tous. Un fantôme parmi les vivants.
— Wow, lâchai-je, émerveillé malgré la gravité de la situation par ce qui venait de se produire.
Un élève qui passait par là se retourna brusquement, cherchant dans tous les sens la provenance de ce bruit, de cette voix sans corps.
Visiblement, j'étais tout de même audible aux oreilles de tout le monde. Il fallait que je me taise.
Je me dépêchai de partir le plus vite et le plus silencieusement possible à la recherche d'Emy, sans oublier de prendre le vieil arc de Nathan avec moi. Je l'avais caché dans mon sac ce matin, démonté en plusieurs parties.
Le temps filait dangereusement. Je ne devais pas perdre une seconde. Il me semblait que j'avais trente minutes devant moi avant que les effets de l'invisibilité ne s'estompent. Peut-être moins.
Pas de chance pour moi, ça me prit un temps fou de la trouver. Je fouillai tout le lycée, vérifiai chaque recoin, chaque salle vide.
Cette emmerdeuse faisait vraiment chier son monde jusqu'au bout. Elle se cachait exprès, j'en étais convaincu.
Je la trouvai finalement sur le toit du bâtiment principal, alors que les cours de l'après-midi allaient bientôt commencer. La cloche sonnerait dans quelques minutes.
Mais le point positif, c'est qu'elle était seule. Complètement seule. Comme ça, ce serait plus pratique – pas de témoins, pas de complications avec les autres élèves qui n'auraient rien compris de la situation.
Et de toute façon, j'étais invisible. Personne ne me verrait commettre l'acte.
Elle était posée près de la rambarde du toit, observant tranquillement le paysage qui s'étendait devant elle. Le village, la forêt au loin, les montagnes à l'horizon.
En parlant de paysage, quelque chose d'étrange et d'inquiétant sembla se produire sous mes yeux.
C'était comme si le ciel commençait à prendre des teintes rougeâtres de fin de soirée, comme un coucher de soleil précoce. Des nuances cramoisies, sanglantes, se mélangeaient au bleu. Mais nous étions en plein milieu d'après-midi. Le soleil était encore haut dans le ciel.
Ce n'était pas normal. Rien n'était normal.
Tant bien que mal, je gardai tout de même mon sang-froid et entrepris de préparer mon matériel en silence. Je montai l'arc de Nathan, fixai la flèche, bandai la corde.
Le plus doucement possible, évidemment. Le moindre bruit pouvait me trahir.
Mais mon corps tremblait de tout son être. Mes mains étaient moites, mes doigts glissaient sur le bois de l'arc. À tout instant, j'avais l'impression de perdre tous mes moyens, de m'effondrer.
Mais je tins le coup. Pour Nathan. Pour tous les autres.
Et j'achevai ce que j'entreprenais de faire depuis si longtemps.
Je pointai Emy – plutôt Lou – dans un angle qui visait directement ses points vitaux. Le cœur. Où ce qui devait se trouver à la place.
J'avalai difficilement ma salive qui eut du mal à descendre dans mon œsophage tant ma gorge était serrée, nouée par la peur et l'adrénaline.
C'était la fin. La fin du cauchemar. Le retour au monde réel.
Mais une part de moi culpabilisait terriblement de tuer Lou en même temps qu'Emy. Et si la vraie et gentille Emy ne revenait jamais ? Et si elle mourrait définitivement, pour de bon ?
Pouvais-je vivre avec ça sur la conscience ?
Mon cerveau cessa de réfléchir, court-circuité par l'urgence du moment.
Puis je tirai.
Maladroitement. J'avais fait trop de bruit en relâchant la corde. Le sifflement de la flèche fendit l'air.
Le reste des événements sembla se dérouler plus vite que la lumière, dans un ralenti cauchemardesque.
Emy se retourna juste à temps – une fraction de seconde –, alertée par le bruit. Ses yeux s'écarquillèrent.
Et d'un simple mouvement de la main, presque désinvolte, elle renvoya la flèche qui lui était destinée... vers moi.
Comme si elle avait un pouvoir télékinésique. Comme si elle contrôlait les objets par la pensée.
Je n'eus même pas le temps de réagir, de comprendre ce qui se passait.
Une douleur accrue, fulgurante, explosive, s'empara de mon globe oculaire gauche. La flèche s'enfonça profondément, transperçant l'œil, le cerveau derrière.
Le sang coula à flots, sans s'arrêter, en longs fleuves bordeaux chauds qui dégoulinaient sur mon visage. Le liquide visqueux me dégoûta, m'étouffa presque.
Je tombai au sol comme une masse. Un blanc abrupt vint flouter instantanément ma vision de mon autre œil valide – celui qui me restait.
Emy – ou bien Lou, je ne saurais plus dire à ce stade – s'avança fièrement vers moi, savourant sa victoire.
Elle me mit au sol d'un coup de pied violent. J'étais démuni, faible, sans défense. Un animal blessé à mort.
Son pied m'écrasa ensuite la poitrine avec une force surhumaine, ce qui rendit encore plus difficile mon souffle qu'il ne l'était déjà. Chaque inspiration était une torture.
Chaque bouffée d'air à inspirer était un calvaire. Mes poumons brûlaient. Mon cœur cognait irrégulièrement.
Elle me regardait de haut, triomphante, vainqueur de cette putain de mascarade qui durait depuis trop longtemps.
— Tu as fait preuve de trop de bon sens, Gabriel, déclara-t-elle d'une voix qui n'était plus celle d'Emy. Une voix plus grave, plus ancienne, surnaturelle. Tu n'aurais pas dû hésiter et me tuer directement, sans réfléchir. Ça aurait été beaucoup plus simple pour toi. Mais il faut croire que l'humanité a encore du bon en elle, même dans ses pires représentants.
Elle appuya encore plus fort son pied sur ma poitrine, y mettant tout son poids. J'entendis quelque chose craquer – une côte, probablement.
Entre-temps, mon miroir avait glissé de mes mains et avait disparu de mon champ de vision limité. Mais je l'avais vu glisser loin derrière moi, sur le sol du toit.
Et j'avais vu une main l'attraper. Une main que je reconnaissais.
Aya.
Ça me redonnait un infime espoir. Peut-être que je n'allais pas mourir pour rien.
— Tu vas mourir perdant, Gabriel, me nargua Lou avec un sourire cruel. Tu vas mourir en ayant échoué. Tu vas mourir comme Nathan – inutilement.
Je lui crachai au visage avec le peu de forces qui me restaient. Du sang se mélangait à ma salive et atterrit sur son visage parfait, le souillant.
J'en avais plus rien à foutre des conséquences. Je savais que j'allais mourir de toute façon. Autant partir avec dignité.
Le ciel autour de moi s'assombrit de plus en plus, virant au rouge sang, au noir d'encre. Le visage d'Emy se déforma alors sous mes yeux horrifiés.
Sa peau se mit à fondre, à couler comme de la cire. Une substance noire, visqueuse, dégoulinait de ses pores. Son visage se mélangeait avec celui d'une autre – Lou, probablement. Deux visages fusionnés en une seule entité monstrueuse.
Ses yeux se multiplièrent. Sa bouche s'élargit de manière inhumaine.
Je lançai un dernier regard de défi à cet être abominable, refusant de baisser les yeux.
Derrière elle se trouvait Aya, que la créature n'avait pas remarquée. Elle avançait à pas de loup, tenant le miroir comme une arme, prête à lui assener un violent coup sur le crâne.
Mais je n'eus pas le temps de dire ouf, de crier une mise en garde, de faire quoi que ce soit.
Le monstre arracha ma flèche de mon œil avec une violence inouïe – j'hurlai de douleur – pour me la planter immédiatement en plein dans la poitrine.
Directement dans le cœur.
J'hurlai de toutes mes forces, un cri primitif, animal, désespéré.
Et je tentai un dernier sourire satisfait, un sourire de victoire paradoxale, quand la dernière chose que je vis fut Aya à deux doigts de fracasser le crâne de Lou avec le miroir.
Ma vision se troubla. Tout devint noir.
Et je pensai à Nathan qui m'attendait.
Enfin, je le retrouverais.
Enfin, nous serions réunis.
Pour toujours.

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