Un mal pour un bien
Aya : Suite sur le toit
Le verre se fracassa contre le crâne d'Emy dans un bruit sinistre qui me glaça le sang.
Son corps s'affaissa instantanément, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Elle bascula en avant et s'écrasa lourdement sur Gabriel, déjà au sol. Un cri monta dans ma gorge, étouffé, prisonnier depuis si longtemps que sa libération me brûla de l'intérieur. Mes mains se plaquèrent contre ma bouche pour contenir ce hurlement de terreur et d'impuissance.
J'ai assisté à tout. Depuis le début, je suis là, cachée dans l'ombre.
Tout avait commencé plus tôt dans l'après-midi, après cette confrontation étrange avec Gabriel. Mes nerfs étaient à vif, tendus comme des cordes de violon prêtes à se rompre. J'avais besoin de m'isoler, de retrouver un semblant de calme dans le chaos qui envahissait progressivement le lycée. Le toit m'avait semblé être le refuge idéal.
Mais mon repos fut de courte durée.
Quelques minutes à peine après m'être installée, j'aperçus Gabriel qui revenait dans le couloir. Pourtant, il était censé se rendre dans le bureau du professeur. Pourquoi était-il déjà de retour ? Son attitude me parut étrange, furtive même. Ses regards nerveux à droite et à gauche, sa démarche pressée... quelque chose clochait.
Une curiosité incontrôlable s'empara de moi. Je ne pouvais pas rester là sans comprendre. Silencieusement, je me glissai hors de ma cachette et me postai à l'intersection d'un couloir adjacent, dissimulée derrière l'angle du mur. Mon cœur battait fort dans ma poitrine tandis que j'observais ses moindres gestes.
Gabriel s'arrêta devant son casier. Ses mains tremblaient légèrement lorsqu'il composa la combinaison. Il jeta un dernier coup d'œil autour de lui, puis ouvrit la porte métallique. À l'intérieur, il attrapa un objet que je reconnus immédiatement : un vieux miroir au cadre terni, aux bords ornés de gravures anciennes.
Mon sang se figea dans mes veines.
C'était un des intangibles. Plus précisément, celui qui conférait l'invisibilité.
Gabriel sortit le miroir avec une précaution presque religieuse et le tint devant lui à deux mains. Puis, à voix basse mais distincte dans le silence du couloir, il commença à réciter une incantation. Je reconnus immédiatement le rituel – le même que j'effectuais avec mon propre intangible, cette formule répétée trois fois pour activer le pouvoir de l'objet.
" Rends-moi invisible aux yeux du monde..."
Il répéta les mots une deuxième fois, puis une troisième.
À la dernière syllabe, son corps commença à vaciller, comme un mirage sous la chaleur du désert. Les contours de sa silhouette devinrent flous, translucides, puis... plus rien. Gabriel avait disparu.
Toutes mes théories, tous mes doutes, toutes les pistes que j'avais échafaudées depuis le début s'effondrèrent d'un coup. Les pièces du puzzle que j'avais soigneusement assemblées se dispersèrent comme des feuilles mortes dans le vent. Gabriel possédait un intangible. Gabriel pouvait devenir invisible. Mais Gabriel n'était pas la mort.
Un frisson glacé me parcourut l'échine. Je ne pouvais pas m'arrêter là, pas maintenant. Pas après avoir découvert quelque chose d'aussi crucial. Je devais savoir ce qu'il comptait faire.
Le suivre n'allait pas être simple. Comment pister quelqu'un d'invisible ? Je tendis l'oreille, concentrée au maximum. Le moindre bruit de pas, le moindre froissement de vêtement, le moindre souffle... tout pouvait me trahir sa position.
Heureusement pour moi, Gabriel ne semblait pas maîtriser parfaitement l'art de la discrétion. Ses pas résonnaient faiblement sur le sol, son souffle était légèrement haletant, comme s'il était nerveux. Je le suivis à distance, collée aux murs, prête à me cacher au moindre signe de danger.
Le trajet me parut interminable. Gabriel serpenta dans les couloirs déserts, monta plusieurs volées d'escaliers, puis s'engagea dans le corridor menant à l'accès du toit. Mon cœur tambourinait si fort que j'avais peur qu'il ne l'entende.
Lorsque la porte du toit s'ouvrit puis se referma dans un grincement métallique, je compris où il se rendait. Je patientai quelques secondes avant de le suivre, poussant doucement la porte pour éviter tout bruit suspect.
Le vent du soir me gifla le visage. Le ciel était teinté de nuances orangées et roses, beau et paisible en totale contradiction avec l'angoisse qui m'étreignait. Et c'est là que je la vis : Emy, debout près de la rambarde, le regard perdu dans le vide.
Je me plaquai immédiatement derrière une structure de ventilation, invisible moi aussi, mais d'une autre manière. Mon intangible était dans ma poche, ma montre à gousset que je serrais convulsivement. Si les choses dégénéraient, je pourrais toujours...
Mais quoi ? Qu'est-ce que je pouvais faire, exactement ?
Je restai là, impuissante, spectatrice d'une scène qui allait basculer dans l'horreur. Gabriel s'approchait d'Emy, invisible, silencieux comme un prédateur. Et moi, je ne pouvais rien faire d'autre qu'observer, terrorisée, les poings serrés jusqu'à ce que mes ongles s'enfoncent dans mes paumes.
La suite, je l'ai vue se dérouler comme un cauchemar au ralenti. Les gestes, les paroles, la violence, la chute de Gabriel, puis...
Le verre qui se brisait sur le crâne d'Emy.
Lorsque Gabriel tomba et que son corps heurta le sol, je vis le miroir lui échapper des mains et rouler sur le bitume du toit. Il fallait que je l'attrape avant Emy. C'était ma seule chance d'intervenir, de changer quelque chose à cette tragédie.
Je me précipitai hors de ma cachette, les jambes tremblantes mais déterminée. Mes doigts se refermèrent sur le miroir juste avant qu'Emy ne puisse le saisir. Sans réfléchir, mue par une rage et une peur mêlées, je brandis l'objet au-dessus de ma tête et l'abattis de toutes mes forces sur son crâne.
Le choc résonna dans mes bras. Emy s'effondra.
Mais c'était trop tard. Tellement trop tard.
Je restai là, pétrifiée, le miroir encore dans mes mains tremblantes. Devant moi gisaient deux corps : Gabriel, immobile, le visage déformé par la souffrance de ses derniers instants, et Emy, assommée mais encore vivante. Vivante... mais pour combien de temps ? Et surtout, était-ce vraiment encore elle ?
Mon ami était mort. La sœur de ma meilleure amie était possédée par quelque chose de démoniaque. Et moi, j'étais là, incapable d'avoir empêché quoi que ce soit.
Un gémissement me sortit de mes pensées. Emy reprenait connaissance, ses paupières papillonnant faiblement. Je n'hésitai pas une seconde. Je me jetai sur elle de tout mon poids, plaquant mes genoux contre ses épaules pour l'immobiliser au sol.
Elle se débattit faiblement, encore sonnée par le coup.
— Petite garce... tu vas me le payer, cracha-t-elle d'une voix rauque, étranglée, qui n'était pas la sienne.
Son regard était différent. Froid. Vide de toute humanité. Ce n'était pas Emy qui me fixait à travers ces yeux, mais quelque chose d'autre. Quelqu'un d'autre.
— Je sais très bien que tu n'es pas Emy, répondis-je d'une voix que je voulus ferme malgré la peur qui me paralysait.
En maintenant fermement son corps au sol d'une main, je plongeai l'autre dans ma poche pour en sortir ma montre à gousset. Le métal froid glissa entre mes doigts engourdis par l'adrénaline. Je la tins fermement et, avec une lenteur presque cérémonielle, je fis tourner les aiguilles trois fois dans le sens inverse des heures.
Le familier picotement du pouvoir m'envahit instantanément. Je sentis le temps se plier autour de moi, s'enrouler comme un serpent invisible. Ma vision commença à se troubler, les contours du monde réel se dissolvant progressivement dans une brume épaisse et cotonneuse. C'était comme tomber dans un puits sans fond, où les repères habituels n'existaient plus.
Je fermai les yeux et murmurai d'une voix tremblante :
— Ramène-moi aux origines de tout ce chaos.
Le monde explosa en une myriade de sensations contradictoires. Les formes devinrent indistinctes, les couleurs se mélangèrent en un kaléidoscope chaotique. Ma tête tourna violemment, la nausée me souleva l'estomac. Le voyage temporel me sembla durer une éternité et un instant à la fois – le temps lui-même perdait tout son sens quand on le traversait ainsi.
Puis, aussi brusquement que cela avait commencé, tout s'arrêta.
J'atterris maladroitement dans une chambre que je ne reconnaissais pas. Mes jambes flageolèrent et je dus m'appuyer contre un mur pour ne pas tomber. La pièce était petite, étouffante, encombrée de meubles vieillots. Des posters jaunis pendaient aux murs, des piles de livres s'entassaient dans les coins. L'odeur de renfermé me prit à la gorge.
Et là, assise à un bureau branlant, se tenait une fille.
Je la reconnus immédiatement, même si je ne l'avais jamais vue qu'à travers Emy. C'était elle, l'entité qui possédait mon amie. Mais ici, dans ce passé révolu, elle était vivante. Humaine.
Elle portait d'énormes lunettes rondes qui lui mangeaient la moitié du visage, le genre qu'on appelait cruellement « cul de bouteille ». Ses cheveux pendaient en mèches grasses et ternes de chaque côté de son visage, comme si elle ne les avait pas lavés depuis des jours. Un appareil dentaire métallique brillait entre ses lèvres pincées. Ses vêtements – un uniforme scolaire démodé avec une jupe longue et informe – étaient froissés, tachés par endroits.
Elle me fixait sans ciller, les yeux écarquillés derrière ses verres épais. Surprise, oui. Mais pas choquée. Comme si... comme si elle avait l'habitude de voir des apparitions surgir dans sa chambre.
Un long silence pesant s'installa entre nous.
— Hey... tu es ? tentai-je finalement, d'une voix qui se voulait amicale mais qui sonnait faux même à mes propres oreilles.
Elle pencha la tête sur le côté, m'observant comme on observe un insecte curieux.
— Lou, répondit-elle d'un ton neutre. T'es qui, toi encore ?
Le « encore » me glaça. Combien de voyageurs temporels avait-elle déjà croisés dans sa misérable existence ?
Sans me quitter des yeux, elle attrapa une poupée posée sur son bureau. L'objet était répugnant – sale, déchiré par endroits, avec des yeux de verre qui semblaient vous suivre. D'un geste brutal et calculé, Lou saisit le bras de la poupée et le tordit violemment, comme si elle voulait le briser.
Je retins mon souffle, attendant... quoi exactement ?
Rien ne se produisit.
Lou fronça les sourcils, perplexe. Elle répéta le geste, plus fort cette fois, arrachant presque le membre du jouet. Toujours rien.
— C'est toi qui es à l'origine de cette chose ? me demanda-t-elle d'une voix soudainement tendue, méfiante.
— J'aimerais bien pouvoir te retourner la question, répondis-je en essayant de garder mon calme. Mais vois-tu, moi, je viens du futur.
Les mots avaient à peine franchi mes lèvres que Lou bondit de sa chaise. Elle se jeta sur moi avec une violence animale, toutes griffes dehors. Heureusement, j'étais plus grande qu'elle, plus forte aussi. Je la saisis par les poignets et la repoussai fermement contre le mur.
— Espèce de salope ! hurla-t-elle en postillonnant au visage. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi en ce moment ?! Pourquoi ça ne marche plus ?!
Des gouttelettes de salive m'éclaboussèrent. Je grimaçai de dégoût et m'essuyai le visage du revers de la main.
— Écoute, dis-je en durcissant le ton. Il va falloir que tu me parles. Sinon, je vais être obligée de te tuer.
Mes yeux se posèrent sur le bureau et j'aperçus une paire de ciseaux métalliques. Sans lâcher Lou, je tendis le bras et m'en emparai. Je braquai les lames pointues vers son visage, assez près pour qu'elle en sente le danger.
— Et tu subiras le même sort que ce que tu as fait subir à mes amis, ajoutai-je d'une voix glaciale que je ne me connaissais pas.
Un rire nerveux, presque hystérique, s'échappa de sa gorge. Ses yeux brillaient d'une lueur étrange derrière ses lunettes.
— Ah, parce que ça y est ? cracha-t-elle. Maintenant, c'est moi la grande méchante ? On s'intéresse enfin à moi ? C'est ça qui aura fallu ? Que je devienne un monstre pour qu'on me remarque enfin ?
Je rapprochai les ciseaux de son visage, assez près pour que le métal frôle sa joue.
— Écoute-moi bien. Je ne compte pas perdre davantage de temps avec toi, parce que justement, je n'en ai pas beaucoup. Si je le voulais, je pourrais te tuer sur-le-champ, ici et maintenant, et effacer tout ce que tu vas devenir. Mais si tu ne veux pas finir en charpie, tu vas devoir parler. Tu vas tout me dire.
Lou me regarda longuement, puis un sourire amer étira ses lèvres.
— Oh, ne t'inquiète pas pour moi, ironisa-t-elle. Je parie que les tarés de l'école vont s'occuper de moi très prochainement de toute façon. Ils attendent juste le bon moment, tu sais. Ils me regardent déjà comme si j'étais de la merde.
— Lou, déclarai-je en plantant mon regard dans le sien. Je viens de l'année 2006.
Le silence qui suivit fut assourdissant.
Puis Lou éclata d'un rire strident, presque douloureux à entendre. Elle se tordit de rire malgré le fait qu'elle soit coincée sous mon poids, malgré les ciseaux qui menaçaient toujours son visage.
— Elle est drôle, celle-là ! hoqueta-t-elle entre deux éclats de rire. J'espère que je ne suis pas une grand-mère trop laide, alors ! Dis-moi, est-ce que j'ai au moins réussi à me marier ? À avoir des enfants ? Ou bien je suis devenue une vieille folle solitaire entourée de chats ?
Mon estomac se noua.
— Le problème, Lou, c'est que tu es déjà morte.
Le rire cessa instantanément. Le silence retomba comme une chape de plomb.
— Je suppose que tu es morte à l'âge que tu as actuellement, continuai-je d'une voix plus douce. Parce que tu as exactement la même apparence aujourd'hui qu'en 2006. La même gueule, les mêmes lunettes, les mêmes habits. Tu n'as jamais vieilli.
Je vis ses gestes devenir moins brusques, moins désespérés. Elle se calmait progressivement, comme si l'information mettait du temps à pénétrer dans son cerveau. Se savoir morte devait produire un drôle d'effet, j'imagine. Comment réagir à une telle nouvelle ?
Lou détourna son regard de moi et attrapa sa poupée. Elle la contempla longuement, fixant ses yeux noirs et vides comme s'ils détenaient les réponses à toutes ses questions.
— Si j'avais su que toute mon existence allait servir à faire le ménage parmi les ordures de cette planète, murmura-t-elle, j'aurais préféré ne jamais naître. J'aurais préféré que ma mère m'avorte. Que mon père n'ait jamais posé les yeux sur elle. N'importe quoi, plutôt que... ça.
Il y avait une profondeur insondable dans ses yeux à cet instant. Une tristesse si ancienne, si enracinée, qu'elle semblait faire partie de son ADN même. Je relâchai légèrement ma prise sur elle et pris un peu plus de distance. Je doutais qu'elle tente encore de m'attaquer maintenant. Et après tout, j'étais un peu intouchable, non ? On ne peut pas mourir quand on n'est pas encore née. C'était logique... en théorie.
— Si tu me tues aujourd'hui, déclara soudain Lou en me fixant intensément, peut-être que je ne m'attaquerai pas à ton groupe d'amis dans le futur. Qui sait ? C'est tentant, non ?
Elle me narguait, un sourire de défi aux lèvres.
— Mais si j'étais toi, poursuivit-elle, je ne jouerais pas aussi facilement avec le temps. On dit souvent qu'il vaut mieux ne pas modifier le cours de l'existence. Les conséquences peuvent être... imprévisibles.
— Un peu comme dans « Retour vers le futur » ? demandai-je malgré moi.
Lou leva les yeux au ciel.
— Eh, n'oublie pas que nous sommes dans les années 70, je connais pas ça moi.
Je serrai les dents. Je détestais être prise de haut par une personne aussi ignoble qu'elle, mais je devais garder mon sang-froid. J'étais venue chercher des réponses, pas me disputer sur des références cinématographiques.
— Pourquoi tu tues, Lou ? demandai-je de but en blanc, sans détour.
— Et pourquoi je devrais te répondre ? répliqua-t-elle du tac au tac.
Nous nous regardâmes un long moment dans le blanc des yeux, comme deux combattantes jaugeant leurs forces respectives. Je sentais ma patience s'effriter seconde après seconde.
Puis Lou soupira, comme si elle prenait une décision importante.
— Tout simplement parce que l'univers me dégoûte, dit-elle enfin.
Elle désigna sa poupée qu'elle tenait toujours entre ses mains tremblantes.
— Pourquoi est-ce que je suis tombée sur cet objet, à ton avis ? Ce n'est pas le hasard. J'ai été élue. J'ai été missionnée par l'univers lui-même. Il veut que je venge le monde de toute la souillure qui existe. Toute la crasse, toute la méchanceté, toute la laideur de l'humanité... je dois la nettoyer. C'est mon rôle, tu comprends ?
Un frisson me parcourut l'échine.
— Est-ce que... est-ce que tu as des contacts avec des êtres semi-humains qui te parlent ? tentai-je de lui demander prudemment.
Lou tourna lentement son visage vers moi, et je vis dans ses yeux une lueur que je n'aimais pas du tout.
— La Mort me parle, voyageuse, murmura-t-elle comme si elle révélait un secret sacré. J'ai toujours communiqué avec Elle. Depuis que je suis toute petite. J'ai voulu La rejoindre tant de fois, tu sais. J'ai essayé. Mais Elle m'en a toujours empêchée. La Vie ne veut pas de moi et me tient prisonnière de son monde pourri. J'en peux plus de vivre, tu vois. Et pas forcément que moi... Je ne comprends pas l'être humain. Je ne comprends pas comment on peut être aussi cruel, aussi égoïste, aussi... horrible.
— Tu subis du harcèlement ? demandai-je doucement, essayant de saisir l'origine de sa folie.
— Non, coupa-t-elle sèchement. Et arrête de me couper, tu veux ? Je ne subis pas du harcèlement. Je subis le monde. Nuance. Je suis toujours témoin d'atrocités humaines. J'ai vu des choses que personne ne devrait voir. Des violences, des trahisons, des mensonges, de la cruauté gratuite... Et cette poupée que tu vois là ?
Elle la souleva devant mon visage.
— C'est une messagère de la Mort elle-même. Tu te rends compte de ce que ça signifie ? La Mort en personne m'a choisie ! Elle veut que je crée un monde meilleur. Elle me chuchote de tuer, de trier le bon du mauvais dans l'humanité. Le monde parfait pourrait exister grâce à ce merveilleux plan ! Un monde sans violence, sans cruauté, sans souffrance... Un paradis enfin débarrassé de toute la vermine qui l'infeste !
Elle commençait à partir dans des délires de plus en plus lunaires. Ses yeux brillaient d'une ferveur quasi-religieuse. Peu à peu, je perdais pied dans la conversation.
— Toi aussi, tu es une messagère ? demanda-t-elle soudainement, brutalement.
La question me prit au dépourvu.
— Tu ne tues pas que l'humanité, Lou, dis-je en pesant chaque mot. Tu tues aussi l'inhumain. Les intangibles. Et je ne pense pas que tu en sois encore consciente.
— Ah, tu veux parler des intangibles ? Bien sûr que j'ai besoin d'eux ! La messagère me l'a demandé. Je ne les tue pas, je les utilise. Pour les laisser en liberté ensuite, quand le monde sera enfin en meilleure santé. Ils m'aident à accomplir ma mission, c'est tout.
Depuis le début de notre discussion, tout semblait irréel, impossible. Et pourtant, c'était bel et bien en train de se produire sous mes yeux. La folie humaine était incarnée devant moi, palpable, terrifiante. À force de haïr l'humanité à ce point, Lou était devenue exactement comme ceux qu'elle détestait tant. Pire, même. C'était terrible à constater.
— Pardon ?
Lou s'était coupée net dans son discours rocambolesque. Elle me regardait maintenant, en attente d'une réponse.
— Quoi ? fis-je, désorientée.
— Tu viens de me qualifier... de « comme eux » ?
Merde. J'avais pensé tout haut.
— Putain, marmonnai-je. Je ne voulais pas dire ça à voix haute...
La colère envahit instantanément le regard de Lou, brûlante comme des braises. Si ses yeux avaient été des couteaux, je serais morte sur-le-champ, déchiquetée en mille morceaux. Je sentis le danger imminent. Si je ne me cassais pas rapidement d'ici, elle allait m'attaquer pour de bon.
Mais déjà, le décor autour de moi commençait à se brouiller. Les contours de la chambre devenaient flous, indistincts. Les paroles de Lou s'éloignaient, de moins en moins distinctes, comme si quelqu'un baissait progressivement le volume.
— Bordel ! criai-je, frustrée. J'ai servi à RIEN !
Et dans un dernier élan, un dernier espoir désespéré qu'elle m'entende, je hurlai de toutes mes forces :
— MAIS POURQUOI EN ARRIVER À LA VIOLENCE POUR OBTENIR LE BIEN ?!
Trop tard.
Le voyage de retour vers la réalité me rattrapa, inexorable. Le monde de Lou se dissout complètement autour de moi.
Lorsque je revins à moi, j'étais allongée sur le sol froid du toit. Mon corps tout entier me faisait souffrir, comme si chaque cellule protestait contre le voyage temporel que je venais d'effectuer.
J'entrouvris péniblement les yeux. Le ciel au-dessus de moi était d'un noir d'encre, parsemé d'étoiles qui semblaient trop brillantes, trop proches. Quelque chose clochait dans l'atmosphère. L'air lui-même semblait vibrer d'une énergie étrange, apocalyptique. Comme si l'univers ne tenait plus qu'à un fil ténu, prêt à se déchirer à tout instant.
Emy se trouvait à côté de moi. Ou plutôt, Lou à travers le corps d'Emy.
Son visage était comme mort, figé dans une expression vide de toute vie. Seule la partie habitée par Lou demeurait animée, expressive. Cette dichotomie était profondément dérangeante à observer – moitié cadavre, moitié possédée.
Elle tenait dans ses mains le miroir et la montre. Les deux intangibles. Mes intangibles.
Elle ne parlait pas. Ne bougeait pas. Me regardait simplement, sans un mot, sans un geste.
Je restai au sol, incapable de me relever. J'étais à bout de souffle, à bout d'espoir, à bout de tout. C'était la fin. Il n'y avait plus rien à faire. Plus rien à tenter. J'avais échoué.
Mais au lieu de me tuer, au lieu d'utiliser les objets contre moi, Lou fit quelque chose d'inattendu.
Elle les posa délicatement à côté de moi.
— Tu prendras ceux qui se trouvent chez Emy, dit-elle d'une voix étrangement calme, presque douce. Et tu les enterreras à l'endroit où ils ont été trouvés. Les trois que vous possédiez. Mais cette fois-ci, tout ensemble. Au même endroit. Et le cours de l'intangibilité reprendra son cycle normal.
Je restai immobile, pétrifiée, estomaquée par ce qui venait de se passer. Mon cerveau refusait de comprendre.
— Mais... mais tu as parlé d'un monde meilleur, balbutiai-je. De détruire pour reconstruire. Il s'est passé quoi ? Pourquoi tu... ?
Lou se retourna pour me faire face. Dans la semi-obscurité, son visage – le visage d'Emy déformé par sa présence – semblait fantomatique.
— Parce que j'ai compris que la pourriture humaine ne disparaîtra jamais complètement, Aya, répondit-elle simplement. J'en suis une moi-même. Et même si le monde parfait existait, tout le monde garderait en soi de la pourriture. Moi y compris. Je pense que je ne pourrais pas vivre en tant que démon parmi les anges. Ce serait... insupportable.
— Tu m'as entendue... au dernier moment ? Au moment où je criais dans le passé ?
Un sourire triste, presque mélancolique, étira ses lèvres autant qu'elles le pouvaient dans ce corps qui ne lui appartenait pas vraiment.
— Il se peut que j'aie eu 33 années pour réfléchir à cette phrase, murmura-t-elle. Trente-trois ans à me la répéter, encore et encore. Et pourtant, je ne la comprends que maintenant. Maintenant que tout semble enfin rouler dans mon plan, où j'obtiens enfin ce que je veux. Mais ce que je veux vraiment, Aya... ce que je veux, c'est que des gens comme toi existent. Que vous viviez. Que vous entraîniez les autres à être des gens meilleurs. Pas par la violence. Pas par la mort. Mais par l'exemple. Par la bonté. Par l'espoir.
Je clignai des yeux, et soudain, Lou était déjà au bord de la barrière du toit. Je ne l'avais même pas vue se déplacer, trop absorbée par ses paroles, trop sonnée par tout ce qui venait de se passer.
Difficilement, je tentai de me relever, mes jambes tremblantes peinant à me soutenir. Mais elle avait déjà eu le temps de grimper sur la rambarde, en équilibre précaire au-dessus du vide.
— Attends ! criai-je. Lou, non ! Descends de là !
Elle me regarda une dernière fois. Le vent faisait voler ses cheveux – les cheveux d'Emy – autour de son visage.
— J'ai fait trop de chaos pour redevenir celle que j'ai toujours voulu être, dit-elle doucement. Trop de sang. Trop de morts. Trop de souffrance. Il n'y a plus de retour possible pour moi.
— Non ! hurlai-je en tendant la main vers elle. On peut trouver une solution ! On peut...
Mais mes mots se perdirent dans le vent.
Lou ferma les yeux.
Et elle sauta.
Un cri s'échappa de ma gorge, déchirant, animal. Je me précipitai vers la rambarde, mes mains agrippant le métal froid. En contrebas, plusieurs étages plus bas, un bruit sourd retentit. Un son que je n'oublierais jamais, qui hanterait mes cauchemars pour toujours.
Le corps d'Emy – ou ce qu'il en restait – gisait au pied du lycée, immobile dans une mare sombre qui s'élargissait lentement.
Je m'effondrai à genoux, les mains toujours cramponnées à la rambarde. Des sanglots me secouèrent tout entière. J'étais seule. Totalement seule sur ce toit où tant de choses horribles s'étaient produites.
Gabriel était mort.
Emy était morte.
Lou était... enfin en paix, peut-être ?
Et moi, j'étais là, survivante malgré moi, spectatrice impuissante d'une tragédie que je n'avais pas su empêcher.
Mais je ne pouvais pas rester là. Pas encore. Il me restait une tâche importante à accomplir. La dernière volonté de Lou. La seule chose qui pouvait peut-être donner un sens à tout ce gâchis.
Je ramassai le miroir et la montre, les serrant contre ma poitrine comme des trésors précieux. Puis, sur des jambes encore tremblantes, je me dirigeai vers la sortie du toit.
Il fallait que je trouve les autres intangibles. Il fallait que je les enterre tous ensemble, à l'endroit exact où ils avaient été découverts.
C'était la seule façon de mettre fin à ce cycle de violence et de mort.
La seule façon de ramener un semblant de paix dans ce monde brisé.
Je descendis les escaliers un à un, chaque marche me semblant insurmontable. Mes larmes brouillaient ma vision, mais je continuais d'avancer. Je devais continuer.
Pour Gabriel.
Pour Emy.
Pour Lou.
Et pour tous ceux qui n'avaient pas survécu à cette maudite histoire d'intangibles.
L'aube commençait à poindre à l'horizon lorsque je sortis enfin du lycée. Le ciel se teintait de rose et d'or, magnifique et indifférent à la tragédie qui venait de se jouer.
La vie continuait, impitoyable.
Et moi aussi, je devais continuer.
Coûte que coûte.

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