Chapitre 2 - Le masque de la mercenaire
Les premiers toits apparurent derrière la brume, suivis par les silhouettes des falaises couvertes de pins. La mer, encore grise de la nuit, se teinta peu à peu de reflets dorés. Les mouettes se multiplièrent dans le ciel, striant l’air de leurs cris.
Samira resta immobile près du bastingage. Ses doigts jouaient machinalement avec la boucle de son plastron. Les heures passées dans l’ombre de galions ennemis pesaient encore sur sa nuque. Noxus rôdait toujours dans ses pensées, même si l’horizon s’illuminait.
À mesure qu’ils approchaient, Fragorde se révéla : des pontons de bois clair, des maisons basses aux toits incurvés, de larges bannières flottant dans la brise. Rien à voir avec les pierres sombres de Noxus ou les ports saturés de Piltover. Ici, tout semblait respirer la lenteur et l’harmonie.
L’équipage exultait, criant, riant, comme si le danger de la nuit n’avait jamais existé. Samira, elle, restait silencieuse. Ses yeux balayèrent le rivage. Les Ioniens les observaient déjà depuis les quais : silhouettes calmes, immobiles, presque figées. Aucune hostilité, mais pas d’accueil chaleureux non plus. Une méfiance polie, inscrite dans chaque regard.
Arthur Simmons murmura, assez bas pour que seule elle entende :
— Voilà votre nouveau terrain de jeu.
Samira inspira profondément l’air marin qui portait déjà des senteurs de fleurs et de terre humide. Un monde si paisible… et pourtant, elle savait qu’il cachait ses propres cicatrices.
Samira descendit la passerelle sans un mot, le pas assuré malgré le roulis encore présent dans ses jambes. La nuit avait été lourde, mais elle s’était achevée sans effusion de sang. C’était tout ce qui comptait.
Au bas du quai, un homme ventru, moustache lustrée et habit de soie un peu trop serré, agitait les bras comme un sémaphore.
— Mes très chers voyageurs ! Je suis Alphonse ! Officier de liaison, guide, ami fidèle des visiteurs étrangers !
Il s’inclina si profondément que son ventre manqua de l’emporter. Samira arqua un sourcil.
— Vous avez une chambre, du travail, de la nourriture ? Je fournis tout, tout, tout ! À des prix… modestes, bien sûr, ha !
Quelques marins ricanèrent. Samira resta de marbre. La démarche enjouée de l’homme jurait trop avec ses bottes de cuir usées : derrière le masque de notable, elle flairait un ancien soldat reconverti.
Un jeune garde à la lance rafistolée lui fit signe en direction de la ville.
— Si vous cherchez un gîte, suivez donc Alphonse.
Samira hocha la tête sans répondre. Elle préférait garder ses mots pour plus tard.
La petite troupe s’engagea sur la route menant à Fragorde. Le chemin serpentait entre des collines couvertes de pins et de fleurs sauvages. Les caravanes croisaient les voyageurs sans crainte : pas d’escorte armée, pas d’yeux fuyants. Ici, on vivait comme si la guerre n’avait jamais atteint les rivages.
Samira observa, sceptique. Cette confiance béate lui semblait irréelle. Elle repéra pourtant les cicatrices d’un vieux pont de pierre, des runes effacées au sol — des traces de conflits anciens, ignorées par ceux qui y passaient sans les voir.
Alphonse, intarissable, parlait d’auberges accueillantes, de marchés fleuris et de temples parfumés. Samira n’écoutait qu’à moitié. Ses doigts caressaient la cicatrice qui barrait son œil gauche : une habitude, comme pour s’assurer qu’elle n’était pas en train de rêver.
L’auberge d’Alphonse se trouvait au centre du village : bâtisse de bois clair, lanternes de papier flottant dans la brise. L’aubergiste, une femme robuste aux bras couverts de farine, leur servit sans attendre un repas fumant.
Samira mangea en silence. La salle bruissait de conversations, mais à mesure que les heures s’écoulaient, les clients partirent un à un, jusqu’à ce que seuls demeurent le craquement du bois et la respiration de l’aubergiste endormie dans son fauteuil.
Elle posa son assiette, se leva et avança vers la vieille femme. Une main glissa machinalement vers le couteau à sa ceinture : pas pour menacer, mais pour se rassurer.
La vieille ouvrit les yeux. Pas un mouvement, pas une surprise. Simplement ce regard direct, inaltérable, qu’on n’oubliait jamais.
Samira inspira. Son masque de mercenaire se fendilla une seconde, laissant paraître quelque chose de plus profond : le souvenir d’un autre temps, d’un autre champ de bataille.
Elle s’assit en face, et sa voix claqua dans le silence :
— Bonsoir, Commandant.
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