Chapitre 3 - Ombres et chuchotements

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— Ne m’appelle pas ainsi, intima la vieille dame d’une voix sèche. Pas ici.

Samira leva les yeux au ciel et s’étira, accoudée à la table.
— Détendez-vous, Commandante. Il ne reste plus que nous.

— Quand même, répliqua Ubessa en détachant chaque syllabe comme un avertissement.

La mercenaire grinça des dents. Elle avait l’impression d’être rabaissée à une gamine écervelée. Pourtant, elle ravala sa répartie. Avec Ubessa, l’orgueil était une perte de temps. Sous les rides profondes et la carcasse voûtée, les yeux de son ancienne supérieure gardaient encore une vivacité tranchante, comme si rien n’échappait à leur éclat.

Ubessa Lise-Burge, autrefois au sommet du commandement prézurien, menait ses troupes avec poigne. Samira, quatorze ans à peine, avait grandi sous son regard exigeant, sur les champs de bataille comme dans les couloirs des casernes. Mais les guerres n’épargnent personne : un assaut manqué, une lame perdue dans la mêlée, et Ubessa s’était retrouvée clouée à ce fauteuil. Depuis, elles erraient toutes deux dans le monde des mercenaires.

— Le mioche n’est pas avec vous ? demanda Samira pour détourner la conversation.

— Non. Il doit dormir à cette heure. Ce n’est qu’un enfant.

Samira serra les lèvres. Elle se souvenait très bien qu’à son âge, on ne l’avait pas ménagée.

— Alors ? Vous avez trouvé des informations utiles ?

Ubessa hocha la tête avec lenteur.
— Les totems ne sont plus que des contes pour les habitants. Mais malgré ça, ils respectent encore les lieux sacrés. Personne n’ose s’y aventurer.

— Donc, rien de concret. Je vous l’avais bien dit.

La vieille femme resta muette. Son silence pesait plus qu’un aveu. Samira fronça les sourcils. Depuis quelques mois, elle avait remarqué que les contrats confiés par son ancienne commandante se faisaient… tièdes. Trop sûrs. Trop simples. Une manière de la ménager, sans doute. Mais pour Samira, un œil de moins ne l’empêchait pas de viser juste. Elle sentait son sang battre plus fort quand il y avait du danger, et cette mise à l’écart la rongeait.

— Alors, dans le “pas grand-chose” ? relança-t-elle.

— Nous avons trouvé un chasseur, répondit Ubessa, un éclat de fierté dans la voix. Onil Rivelda. Il sillonne les forêts de l’île depuis des années. Certains le prennent pour un paria, d’autres pour un dévot. Mais… disons qu’il est difficile à approcher.

Elle leva ses mains tremblantes, montrant son fauteuil.

— La région n’est pas à mon avantage.

Samira croisa les bras. Elle soupçonnait Ubessa de se forcer à voyager uniquement pour masquer son ennui, pour oublier la guerre et son corps brisé. Mais à ses yeux, cette quête avait un autre goût.

— J’ai eu les mêmes infos en arrivant. Vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit-elle en haussant une épaule.

— Marlot et moi avons trouvé les vestiges de l’ancienne mine de Prézuri au sud, poursuivit Ubessa. Le port est encore praticable. J’ai contacté la frégate de Mhyrli, il accepte de charger la cargaison.

— Bien sûr qu’il accepte. Il m’en doit bien plus qu’une, ce petit merdeux arrogant, lâcha Samira avec un rictus. C’était lui que j’ai croisé au port.

— Et toi ? Que comptes-tu faire ?

— Interroger le chasseur. Directement. La manière forte.

Ubessa secoua la tête.
— Trop risqué. Tu braquerais les villageois, peut-être toute l’île. Et il nous faut agir sans éveiller de soupçons.

Ses yeux se firent plus durs.
— Le chasseur est le seul à arpenter l’île. Il en connaît les recoins mieux que quiconque. Il cherche des bras pour traquer le gibier. Tu pourrais te joindre à lui. Et apprendre… davantage.

Samira arqua un sourcil.
— Davantage, hein ? Sur le gibier ?

Un silence. Puis, un léger sourire énigmatique de la vieille femme.
— Un problème à la fois, Samira. Un problème à la fois.

La mercenaire s’appuya contre le mur, intriguée. Ubessa avait toujours ce don pour tisser des phrases qui semblaient simples, mais qui vibraient de sous-entendus.

Avant que Samira ne réponde, un fracas contre la porte coupa court à l’échange. Le loquet céda sous une lame maladroite, et deux silhouettes ivres entrèrent en traînant un corps. L’aubergiste déboula, furieuse, en robe de chambre. Cris, gémissements, jurons : le chaos envahit la salle.

Samira n’attendit pas l’orage. Elle saisit les poignées du fauteuil et fit glisser Ubessa vers les escaliers. Les ivrognes ne les remarquèrent qu’au dernier moment, plissant les yeux vers elles.

— B’soir, lança l’un.
— B’soir, répondit Samira, le ton sec.

Un silence tendu. Puis l’aubergiste les houspilla, accaparant à nouveau leur attention. Tant mieux. Samira n’avait pas envie de traîner là.

Quelques instants plus tard, elles rejoignirent le garçon. Marlot dormait déjà, encore habillé, la bouche entrouverte. Samira eut un soupir. Pas un pli de couvert pour lui, pas un soin pour ses armes. Il s’était effondré comme un gamin après une corvée trop lourde. Elle le redressa un peu, sans le réveiller, puis se détourna.

Ubessa, elle, grimpait avec peine dans son lit, refusant obstinément toute aide. Samira détourna le regard. Sept mois déjà, et elle n’arrivait toujours pas à voir son ancienne commandante ainsi diminuée. Les souvenirs de campagnes victorieuses s’entrechoquaient à cette image trop fragile.

Quand Ubessa eut enfin atteint son duvet, Samira souffla la bougie.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, répondit la vieille, haletante.

Samira sortit, songeant qu’au matin, il faudrait bien trancher : suivre le chasseur… ou forcer les choses à sa manière.

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