Chapitre 5 - La Balance
La forge d’Onil baignait dans la chaleur étouffante du métal en fusion. Le bruit régulier du marteau sur l’enclume résonnait comme un cœur mécanique, battant au rythme d’un artisan qui se voulait maître de son art, et gardien de ses secrets. Samira s’était avancée dans la pénombre vibrante de la pièce, fascinée malgré elle par la précision de chaque geste.
Elle avisa un objet étrange posé sur l’établi : une mécanique circulaire, lourde, comme une pièce de rouage trop perfectionnée pour un outil banal. Mais avant même qu’elle n’en saisisse les détails, Onil posa sa main dessus et le fit glisser hors de sa portée.
— Celle-là n’est pas pour vous, dit-il sèchement. Ni pour personne, encore.
Samira arqua un sourcil, amusée par tant de prudence.
— On m’avait vanté les mérites d’un chasseur. Je ne savais pas que vous forgiez aussi des armes… intéressantes.
Onil la fusilla du regard mais ne répondit pas. Elle laissa planer un silence avant de pointer du menton un fusil suspendu contre le mur, un modèle plus sobre mais robuste.
— Si celle-là m’est refusée, j’aimerais bien essayer… celle-là. Pour la chasse, évidemment.
Le vieil artisan se tourna vers elle, méfiant.
— Est-ce que vous sauriez seulement vous en servir ?
Samira eut un sourire qui dévoila toute la morgue de Shurima.
— Donnez-la-moi et vous verrez bien.
Le temps sembla se figer. Les braises craquaient, le métal rougeoyait dans le four, et Onil, malgré sa retenue, finit par décrocher le fusil. Il le posa lourdement sur l’établi entre eux, comme un pacte qu’il regrettait déjà.
— Trois cartouches, pas une de plus. Ça devrait largement suffire pour vous sustenter d’un chevreuil.
Il hésita, puis ajouta malgré lui :
— Les lapins, les cerfs… vivent trop paisiblement ici. Pas de prédateurs. Alors ils prolifèrent. Ça déséquilibre tout. Un de moins, ça ne fait pas de mal. Mais pas plus. Compris ?
Samira fit tourner le fusil entre ses mains, apprécia le poids, le fit glisser sur son épaule avec aisance.
— Compris, répéta-t-elle, sans perdre son sourire.
Elle sortit, laissant derrière elle le martèlement de l’enclume.
La lumière du jour l’aveugla un instant lorsqu’elle quitta la forge. Le village vibrait d’activité : le marché s’était étalé dans les rues, avec ses étals colorés, ses odeurs de fruits mûrs, de poissons séchés, de pain chaud. Les voix des marchands se mêlaient aux cris d’enfants qui couraient entre les paniers et les cages d’oiseaux.
Samira se fraya un chemin, observant distraitement, jusqu’à ce qu’elle aperçoive Marlot. Le gamin riait avec d’autres enfants, insouciant, les joues rouges de soleil. Mais lorsqu’il la vit, son rire s’éteignit aussitôt. Il se redressa, reprit un sérieux presque adulte, et vint à sa rencontre avec une gravité étrange pour son âge.
Sans un mot, il lui tendit un petit jouet de bois : un chevalier grossièrement sculpté, mais dont la lame miniature portait un signe gravé, discret. Un code, pas une simple fantaisie d’enfant.
— J’ai pas besoin de ça, dit Samira d’un ton neutre.
— Ce n’est pas pour jouer, répondit Marlot.
Elle serra le jouet dans sa paume, comprenant. Le gamin s’était déjà éloigné, reprenant son rôle d’enfant parmi les autres, courant, riant, comme si rien n’avait eu lieu.
Le soleil était encore haut quand Samira retrouva Ubessa, à l’écart, près d’un vieux puits abandonné qui servait de point de rendez-vous. La vieille femme l’attendait, adossée à une pierre, les bras croisés.
— Tu t’en vas ? demanda-t-elle en voyant le fusil sur l’épaule de Samira.
La mercenaire eut un clin d’œil.
— Je vais chasser. Ça fait longtemps que je n’ai pas traqué du gibier. Du gibier pour se nourrir, précisa-t-elle. Je le faisais dans les plaines de Shurima. Je n’avais pas besoin qu’un chasseur m’instruise sur les rudiments. Et puis, ce vieux-là est dur d’oreille… Alors je vais faire du repérage, si je ne peux pas compter sur lui.
Ubessa esquissa un sourire, presque imperceptible.
— Tu n’es pas simple à cerner, Samira. Et lui non plus. Garde ça en tête.
Samira hocha la tête. Elle avait déjà compris : Onil protégeait plus que son atelier. Il protégeait une vérité enfouie, un équilibre fragile. Mais elle aussi était venue pour autre chose que la simple chasse.
Elle passa le fusil en bandoulière, resserra sa cape, et quitta le village ensoleillé par un petit sentier, laissant derrière elle le brouhaha des marchands et le rire des enfants. Le bois l’attendait, avec ses ombres épaisses, ses animaux trop paisibles… et peut-être, bien plus encore.
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