Chapitre 6 - Sang et poudre

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Le vent de la montagne portait une fraîcheur vive, qui glissait sur la peau de Samira comme une caresse ancienne. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas chassé ainsi. Non pas des primes, ni des ennemis armés, mais du gibier, du vrai. Elle avait l’arme d’Onil calée sur son épaule, un fusil lourd et bien équilibré. Dès les premiers instants, elle en apprécia la prise en main.

— Robuste, précis… souffla-t-elle pour elle-même, en testant la crosse contre son épaule. Pas mal pour un vieil ours des montagnes.

Elle s’accroupit dans les fourrés, les yeux fixés sur un cerf à l’orée d’un bosquet. Son doigt caressa la détente. Elle attendit que le vent tourne, que l’animal lève la tête. Le coup partit, sec, net. Le projectile fit mouche. Le cerf s’effondra dans un sursaut brutal.

Samira s’autorisa un sourire. Les bêtes avaient cette forme de prévisibilité rassurante : un pas trop lourd, une oreille qui frémit, une trajectoire presque écrite. Les hommes, eux, étaient bien plus incertains. Trahir, fuir, supplier. Parfois ils rendaient le combat exaltant, parfois décevant. L’imprévisibilité des cibles humaines, voilà ce qui l’avait toujours attirée. Mais cette simplicité de la chasse avait aussi sa beauté.

Un peu plus loin, elle surprit un lapin. Le second tir claqua. L’animal s’effondra. Elle le ramassa, le dépiauta grossièrement et fit un feu de fortune. L’odeur de chair grillée emplit l’air. Elle mangea, seule, les yeux fixés sur la ligne des montagnes.

Trois cartouches. Deux suffisaient déjà. Elle rangea soigneusement la dernière dans sa besace. Puis elle chargea le cerf sur ses épaules, le sang chaud dégoulinant le long de son dos, et reprit le chemin du village.

Pendant ce temps, Onil discutait à voix basse avec son frère dans l’arrière-boutique de la forge.

— Tu crois qu’elle va vraiment s’y mettre ? demanda l’autre, sceptique.
— Si elle soulage un peu ma tâche… alors oui, répondit Onil, le regard fixé sur les flammes du four. Mais je me méfie.

Un brouhaha monta du dehors. Les voix des villageois, étouffées puis soudain plus claires. Onil se retourna juste à temps pour voir Samira traverser la place, un cerf sanglant en travers des épaules. Les enfants écarquillèrent les yeux, les femmes se détournèrent avec un frisson de dégoût. Mais Samira, elle, riait presque de la scène. Elle marchait avec fierté, savourant chaque regard outré.

Onil sentit quelque chose serrer en lui. Il connaissait trop bien ce poids : celui de ceux qui portent la mort, et que les autres préfèrent éviter. Comme le croque-mort qu’on salue de loin. Comme lui, le chasseur dont on chuchote le nom mais qu’on n’invite jamais aux fêtes.

Samira posa le cerf devant la forge.
— Trois cartouches pour un cerf ? lança Onil, le ton neutre mais piqué. Ça fait beaucoup.

Samira eut un sourire en coin.
— J’avais un petit creux en montagne. Un lapin y est passé. Mais… deux cartouches, deux cibles. Le calcul est vite fait.

Elle tira de sa besace la troisième cartouche intacte et la posa sur l’établi.
— Celle-là, je vous la rends.

Onil prit le fusil. Il l’examina avec son œil d’artisan. Les chambres étaient marquées de deux tirs seulement. Les rainures du canon portaient sa signature. Elle avait dit vrai.

Il hocha la tête, malgré lui impressionné.
— Pas mal, admit-il. Tu as la main sûre.

Samira se fendit d’un sourire franc.
— Et vous, un vrai talent. Cette arme est un bijou. Vous avez de l’or dans les doigts, Onil.

Il détourna le regard, mal à l’aise devant le compliment.
— C’est juste du travail, répondit-il sèchement. Rien de plus.

Onil observa Samira s’essuyer les mains encore tachées de sang sur son pantalon. Elle attrapa le cerf par les bois et le fit basculer sur l’établi de la forge dans un bruit sourd.

— Bon, dit-elle d’un ton narquois. On m’a dit que ça valait quelques pièces quand on ramenait une paire de cornes. Alors… j’attends ma prime.

Les villageois qui s’étaient massés autour échangèrent des regards outrés. Onil, lui, resta impassible. Il tira une petite bourse de cuir d’un tiroir, la fit sonner dans sa main puis la posa sèchement sur le bois.

— Dix krugs. Pour toi.
— Dix krugs, répéta Samira avec un sourire satisfait. Voilà qui me plaît.

Derrière Onil, une silhouette s’était avancée dans l’ombre de la forge. Un homme plus jeune, massif, le visage à moitié caché par la pénombre. Il se tenait droit, les bras croisés, observant la scène en silence. On distinguait à peine les traits de son visage, seulement l’éclat de ses yeux qui suivaient Samira avec une méfiance muette.

Samira ramassa la bourse et tourna les talons. Elle était déjà sur le seuil quand Onil l’interpella :
— Hey… C’est quoi ton nom, déjà ?
Elle se retourna, un sourire en coin.
— Samira.

Un bref silence, puis la voix grave d’Onil résonna, tranchante :
— Samira… tu commences demain.

Elle quitta la forge, le pas léger, la bourse tintant à sa ceinture. Un sourire satisfait flottait sur ses lèvres : la partie venait tout juste de commencer.Mais en la voyant repartir, le cerf sur l’épaule, Onil sentit au fond de lui qu’il avait trouvé en elle une chasseresse différente. Pas seulement une étrangère. Quelqu’un qui, comme lui, savait porter le poids du sang.

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