Chapitre 10 - Les Roches aux Offrandes

4 minutes de lecture

Un mois s’était écoulé.
Samira ne savait plus si elle comptait encore les jours, ou si elle s’était simplement laissée bercer par le rythme des montagnes. Chaque matin, au lever du soleil, elle retrouvait Onil. Ensemble, ils harnachaient les chevaux, chargeaient les chiens, et prenaient le chemin des hauteurs. La chasse était devenue une habitude, presque une seconde nature. Les tirs précis s’enchaînaient, les carcasses revenaient au village, et les tables de l’auberge n’avaient jamais été aussi garnies.

La routine lui plaisait, même si elle ne l’avouait pas. Elle n’était plus seulement une mercenaire en couverture : elle devenait chasseresse parmi les chasseurs.

Un soir, elle quitta discrètement la forge et rejoignit Ubessa, installée sous une pergola de bois clair en retrait du marché. Marlot jouait avec des enfants, riant aux éclats, avant de retrouver son sérieux dès qu’il rejoignait sa « tante ».
Ubessa croisa les bras, un regard sombre sous les mèches blanchies par l’air marin.

— Cette mission prend trop de temps, lâcha-t-elle sèchement.
— On s’y attendait, répondit Samira. Et puis… je profite un peu du cadre. La chasse commence à devenir plaisante.

Ubessa haussa un sourcil, ironique.
— Tu ne lui donnerais pas un coup de main quand même ? On n’est pas venues pour ça.
— Toi aussi, profite du cadre, répliqua Samira. Ça te fera du bien… et à Marlot aussi. C’était ta couverture, non ? Regarde-le. Il n’a pas ri comme ça depuis longtemps.

Elle marqua une pause, puis ajouta dans un sourire en coin :
— Ça nous change des champs de bataille.

Ubessa cracha à côté de son fauteuil.
— Ça te ramollit.

Samira ravala une réponse plus acide. Tu n’avais pas besoin de cette mission pour te ramollir. Mais cette pensée, elle la garda pour elle.
Elle regarda Ubessa, son fauteuil aux compartiments dissimulés, son bras toujours assez solide pour tirer avec précision. Elle observa aussi Marlot, qui maniait un petit couteau en cachette, précis comme une vipère. Ce n’était pas des poids morts. Pas vraiment. Mais ils restaient une gêne si la mission tournait mal. Bah, ils se débrouilleraient, pensa-t-elle.

Le lendemain, sur le chemin des hauteurs, Onil l’arrêta d’un geste brusque.
— Ne mets jamais un pied là-dedans, dit-il en désignant un bosquet épais.

Samira plissa les yeux. Elle y était déjà entrée lors de ses repérages. Rien qu’un cercle de pierres, trois grands rochers couverts de mousse, entourés de fleurs sauvages et d’offrandes laissées à l’abandon. Des bougies usées, des fruits desséchés. Rien de plus.

— Pourquoi ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
— C’est un ancien lieu de passage, un totem. Certains disent que les golems des Îles s’y éveillent parfois. Ce n’est pas un endroit pour les curieux.

Il s’approcha, caressa une roche comme on effleure une cicatrice. Son regard s’était fait lointain, presque respectueux. Samira, elle, n’avait rien trouvé lors de son exploration. Peut-être que ce n’était que symbolique. Peut-être pas.

Plus loin, Onil montra un marais où une masse énorme se mouvait à peine.
— Le gromp, expliqua-t-il. Un nettoyeur des forêts. Il avale tout ce qu’on lui donne. Même les écorces et les herbes suffisent à le nourrir. Ne l’approche jamais, il te goberait tout cru.

Samira observa la bête, sa peau épaisse et son œil globuleux qui brillait sous la lumière verte des sous-bois. Un mélange de répulsion et de fascination lui serra le ventre.

À la forge, plus tard dans la journée, elle croisa Angie. La petite transpirait à grosses gouttes devant le four, ses mains déjà aussi habiles que celles d’un apprenti confirmé.

— Dis-moi, Angie… tu sais fabriquer des munitions ?
La jeune fille releva la tête, surprise par le ton bas et conspirateur de Samira.
— Presque aussi bien qu’Onil, répondit-elle, flattée. Pourquoi ?
— Parce qu’Onil se fatigue trop. Les montagnes, la découpe, le dépiautage… il ne tiendra pas ce rythme éternellement.

Elle glissa quelques pièces dans la main de la gamine.
— Prépare-moi un stock. Discrètement.

Angie hocha la tête, hésitante mais excitée à l’idée de ce secret partagé.

Le soir, Onil s’assit lourdement sur un banc devant sa forge. Ses traits étaient tirés, ses mains tremblaient légèrement.

— Samira, je vais être franc, dit-il en essuyant la sueur de son front. Je ne tiens plus ce rythme. Chaque jour là-haut, c’est plus dur. Mes yeux baissent, mes bras aussi.

Samira le regarda, songeuse. Elle voyait l’homme qui fléchissait, mais aussi l’artisan dont la flamme ne faiblissait pas.

— Alors ? Tu crois pouvoir chasser seule ?

Elle répondit par un sourire léger, presque amusé, sans donner de vraie réponse.
Onil soupira et détourna le regard, croyant à une esquive sincère.

Mais derrière ce silence, Samira calculait déjà. Angie travaillait en secret sur les munitions, Ubessa gardait ses doutes pour elle, et les totems des montagnes semblaient cacher plus qu’on ne lui disait. Tout s’imbriquait lentement.

Un chasseur fatigué, une forge en ébullition, et un terrain encore inexploré… pensa-t-elle.
Rien de tout cela n’avait échappé à son regard de mercenaire.

Samira resta un moment silencieuse, le dos appuyé contre la rambarde. Les paroles d’Onil lui trottaient encore dans la tête, comme une rengaine. La régulation, la patience, le respect… toutes ces notions qu’il défendait avec une conviction qui frôlait l’obsession.

Mais elle, elle n’avait pas ce luxe.

Un mois déjà qu’elle était là. Un mois à tourner en rond, à attendre, à chercher des pistes qui s’évaporaient avant même de se matérialiser. Les golems ? Une chimère. Sa mission ? Une promesse creuse qui s’effritait entre ses doigts. Même Ubessa commençait à s’impatienter, et elle avait raison.

Samira serra les poings. L’agacement lui montait au cœur, une colère sourde contre elle-même, contre le temps perdu. Si elle devait repartir bredouille, autant laisser une trace. Autant accélérer le travail que ce vieil entêté d’Onil se refusait à mener à son terme.

La régulation ? Très bien. Elle allait l’accomplir à sa façon. Pas avec des comptes interminables, pas avec des hésitations, mais d’un geste net, rapide, définitif.

Elle s’éloigna d’un pas vif, son revolver bien calé à la hanche. Dans son esprit, la décision était déjà prise.

Demain, les montagnes allaient résonner d’un autre chant.

Annotations

Vous aimez lire Kamalinc Stampede ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0