CESARIA

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L’antiquité, garée de travers dans un coin du quartier, avait été abandonnée sans regret. Sherlock et Watson poursuivaient leur mission improvisée à pied.

Yuna, mal à l’aise à l’idée de suivre une inconnue, ne cessait de jeter des regards autour d’elle, comme si tout le monde était au courant d’un plan dont elle ignorait tout.

— Yu, t’es la pire détective que j’aie jamais rencontrée.

— Parce que tu en connais beaucoup, des détectives ?

Les épaules couvertes de son éternelle doudoune couleur mimosa se haussèrent dans un geste désinvolte, accompagné d’un sourire en coin qui disait tout bas : qui sait ?

— Et si elle nous voit ? s’inquiéta-t-elle.

— Eh bien, on continuera d’avancer, comme si de rien n’était, rit Yves, un peu trop bruyamment.

Yuna s’empressa de lui faire signe de baisser d’un ton, tout en gardant un œil sur la silhouette sombre qui poursuivait sa marche sur le trottoir d’en face.

— Du calme, elle porte un casque, tu vois bien. Je suis certain qu’elle ne nous entend pas.

Reprenant contenance, le vieux Kervarec fronça les sourcils comme s’il tentait de démêler une énigme.

— Je me demande ce qu’elle allait faire chez cet homme.

— Il pourrait très bien être de sa famille.

— Une simple visite chez papi ? Non… Pas d’accolade, pas de bisou, ils n’avaient pas l’air très proche.

Son étudiante secoua la tête, lasse de ce petit jeu. Quelque chose lui murmurait de rebrousser chemin. Son cœur s'emballa d'une manière étrange, comme un mauvais pressentiment qui prenait possession de son corps. Elle avait des sueurs froides incontrôlables, des tremblements ; elle oscillait entre la peur et le stress, se recroquevillant sur elle-même, presque incapable de continuer cette filature injustifiée.

— Yves, je sais que tu trouves ça amusant, mais je ne suis pas dans mon assiette. J’aimerais qu’on retourne à la voiture, s’il te plaît.

Devant la supplique d’un Watson effrayé, il n’eût d’autre choix que d’abdiquer. Avec un sourire réconfortant, il passa son bras sous le sien, espérant la rassurer. Ils reprirent alors la direction de leur véhicule, s’éloignant de la jeune femme énigmatique. Un frisson parcourut l’échine de Yuna, et elle ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil en direction de l’inconnue. Elle était figée, appuyée contre un muret en pierre, la fixant droit dans les yeux, comme elle l’avait fait dans le bus. Comme à chaque fois. Ce regard vert et froid n’accentuait que davantage son sentiment d’insécurité. Au moment où celle-ci cracha un nuage de fumée, Yuna déglutit et se retourna nerveusement. Pourquoi est-ce qu’elle me fixe tout le temps comme ça ?

***

— Pourquoi l’indiscrète te suit-elle avec son capitaine Hadock ? s’étonna Martin.

— Hadock ne porterait jamais un accoutrement qui lui donne l’air d’un poisson-clown.

Anna écrasa sa cigarette contre le muret avec un soupir.

— Et pourquoi t’as pas écrasé le crâne du papi avec son marteau ?

L’envie de ne pas répondre était forte, mais Anna se fit violence pour se justifier auprès de cette ombre aussi collante que du miel entre les doigts.

— Il y a déjà eu trop de vagues avec la fleuriste. Je vais la jouer autrement. Pas question de finir encore dans les gros titres du premier torchon du coin.

Martin salua sa pertinence d’un air approbateur.

— N’empêche, elle est sacrément folle de vouloir te coller au train, celle-là.

Anna lui lança un haussement de sourcil chargé de reproches avant de reprendre la direction de son refuge. Une pause féline et une bonne douche lui feraient le plus grand bien avant d’entamer sa livraison du soir. Tout était en place. Elle ajusta son casque sur ses oreilles, laissant sa détermination vibrer au rythme de « Me and the Devil » de Soap & Skin.

Martin la regarda s’éloigner, un sourire aux lèvres. Il ignorait tout de son plan, mais la connaissait assez pour savoir qu’elle avait tout prévu. Un sentiment de fierté l’envahit, avant de se dissiper lentement, comme des milliers de petites étoiles s’éteignant dans le néant.

***

Les effluves de karité envahissaient l’habitacle du véhicule de la brigade. Lina et Robin avaient été chargés de récupérer la Major Césaria Andrade à la gare de Mende. Spécialement dépêchée par le procureur de la République pour prêter main-forte à l’équipe locale, la jeune femme avait immédiatement imposé sa présence.

Ses cheveux naturellement bouclés étaient relevés en un chignon bas soigneusement travaillé, d'où s'échappaient quelques mèches rebelles qui n’altéraient en rien son allure irréprochable. Robin, manifestement charmé, ne cessait de la détailler du coin de l’œil via le rétroviseur. Lina, exaspérée, le rappela à l’ordre par une série de coups de coude secs, accompagnés d’un regard noir sans équivoque.

Arrivés devant la gendarmerie, le jeune blondinet s’empressa de lui ouvrir la porte avec la précipitation d’un voiturier trop zélé. La Major le remercia d’un simple hochement de tête, avant de s’engouffrer dans l’établissement, droite, sûre d’elle, en direction du bureau du Capitaine.

— Césaria ! s’exclama Benoît en se levant d’un bond. Ravi de vous revoir !

Almeida, étonné par cet élan de chaleur inhabituel de la part du vieux grincheux, se redressa à son tour, intrigué. Il observa celle qui, pour quelque temps, allait intégrer leur équipe. Grande, élancée, la peau couleur soleil, elle offrit une étreinte franche et décontractée au chef de brigade qui n’avait rien de protocolaire.

— Alain, ça faisait longtemps ! Comment tu vas ?

— Oh, comme un vieux ronchon qui approche de la retraite, plaisanta-t-il en tapotant son ventre légèrement rebondi.

Ils échangèrent un rire complice sous le regard un brin médusé de Lucas, qui attendait sagement que son supérieur l’introduise. Posant une main sur l’épaule de l’élégante jeune femme, Benoit se décida enfin à présenter son subalterne.

— Je te présente mon adjudant, Lucas Almeida.

Ils échangèrent une poignée de main, leurs regards se croisant, chacun mesurant silencieusement l’autre. La Major dégageait une aura particulière : celle de l’intelligence, du professionnalisme et d’une sérénité presque solaire. Ferme sur ses appuis, chaque geste semblait minutieusement maîtrisé, comme celui d’une danseuse étoile dont les mouvements seraient l’expression d’une chorégraphie bien rodée.

Les yeux de Lucas furent soudainement capturés par la grâce qui émanaient de cette nouvelle recrue. Un brin épris, il mit quelques instants à se détacher de son regard. Assez perspicace pour saisir l’effet qu’elle avait sur lui, la Major Andrade lui offrit alors un sourire enjôleur.

Un léger raclement de gorge interrompit les petites étincelles fugaces qui dansaient dans la pièce. Le capitaine les invita à prendre place autour de son bureau, tout en étant discrètement observé par un schtroumpf aquatique.

— Major… murmura Benoit. Le temps file. Je suis content pour toi. Comment ça se passe à la brigade de recherche ?

— Très bien. Les Montpellierains m’ont bien accueillie.

— Et ton vieux père, comment va-t-il ?

— Il est rentré à São Filipe, sur l’île de Fogo. Il est aux anges.

Sous la moue interrogatrice de son adjudant, le chef de brigade se décida enfin à lui expliquer brièvement leur relation.

— Son père a été mon binôme pendant une dizaine d’années, lorsque j’étais en poste dans la région parisienne. Il était même mon voisin de palier à la caserne. Mes filles et Césaria ont grandi ensemble.

La jeune femme confirma d’un sourire amusé, repensant aux quatre cents coups partagés avec les filles Benoit.

— Et te voilà Major de la brigade de recherche ! Le temps file à une vitesse…

— Ce n’est pas moi qui vais te contredire. Mais je suis contente de pouvoir vous prêter main forte. Je n’étais jamais venue en Lozère. C’est vraiment magnifique ici.

— Oui, c’est un véritable trésor national. Mais je suppose que tu n’es pas là pour profiter du paysage.

— Non, je suis là pour établir un lien direct avec le parquet. Afin d’être plus efficace concernant l’enquête judiciaire. J’ai des éléments intéressants qui pourraient faire avancer les choses.

— Quels éléments ? interrompit Almeida, intrigué.

— La vidéosurveillance de la ligne de bus 251, le jour du meurtre.

***

La nuit venait enfin caresser les crêtes des causses. Cette obscurité naissante était le signal qu’Anna attendait pour agir. S’armant de son accoutrement habituel, elle accueillait la noirceur comme une chance de se dissoudre dans le néant. Comme si elle devenait elle-même l’une de ces ombres sur lesquelles elle faisait peser son courroux, abattant sa justice sur des âmes qui revêtaient illégitimement le voile de l’innocence.

La voix de Mélanie résonnait dans les parois de son crâne, chaque mot amplifiant une migraine insupportable. La fumante du pont Notre-Dame était agitee. Elle savait. Elle savait que la livraison approchait, que cette nuit serait libératrice, pour elles deux. Se défaire des résonnances de ses pensées devenait une urgence. La faucheuse mélomane se concentrait sur cette tâche, une priorité absolue. Comme un clin d’œil à ses pensées envahissantes, son casque murmurait la douce mélodie de « Broken Sleep » d'Agnès Obel.

La maison de Robert Chaptal, juste en face d'elle, semblait s'être endormie, tout comme son quartier. Pas un mouvement, pas une âme qui vive. D'un geste vif, Anna tourna le poignet pour consulter l'heure affichée sur sa montre : 02 h 53. L'heure parfaite pour s'introduire dans une cuisine mal fermée.

Alors qu'elle avançait vers l'arrière-jardin, une douleur fulgurante la saisit, la forçant à poser un genou à terre, l'espace d'un instant. Sa vue se brouilla, comme à chaque fois, comme si elle était enfermée dans une boîte, ne laissant passer que de fins filets de lumière. Deux voix lointaines, hurlant l'une contre l'autre, lui firent fermer les yeux. Elle les reconnaissait. Elles revenaient toujours, inlassablement, dans ces moments-là. Les moments fatidiques. Comme l'écho d'un souvenir lointain, Martin apparut soudainement non loin du cabanon de Robert, l'air soucieux. Il lança un regard apeuré avant de disparaître, emportant avec lui les deux voix si familières. Ce répit permit à Anna de se redresser. Le pas chancelant, elle asséna un léger coup d'épaule à la porte qu'elle avait sabotée le matin même.

Après une courte pause, le temps de s’assurer que le bruit n’avait réveillé ni le vieil homme ni son Shiba, elle s’introduisit enfin en silence chez M. Chaptal. À l’intérieur, elle déposa trois objets sur le plan de travail : un article de journal, une cigarette et un briquet.

Anna recula d’un pas pour contempler la disposition de son petit autel, comme un hommage discret à un passé oublié, puis s’accroupit sous le meuble de l’évier.

La voilà.

La bonbonne de gaz l’attendait, docile, prête à être débranchée par les mains de la livreuse. Lorsqu’elle fit pivoter la poignée jusqu’à sa position d’ouverture maximale, une douleur familière lui vrilla la cheville. Le clébard…maugréa-t-elle.

Le chiot, l’air joueur, remuait la queue en sautillant.

— N’aboie pas, souffla-t-elle, pointant un index réprobateur dans sa direction.

Benji resta étrangement silencieux, puis laissa échapper un petit gémissement de frustration — celui d’un jeune chien luttant de toutes ses forces pour contenir une énergie débordante.
Anna jeta un dernier coup d'œil autour d'elle. Tout était en place.
Elle ne négligea pas de vérifier le téléphone prépayé, soigneusement déposé là plus tôt dans la matinée. Toujours là. Il était temps pour elle de partir.

Sur le trottoir, juste en face de l’habitation, Anna s’installa sur le muret de pierre qui longeait la clôture. Elle sortit son téléphone, le tenant un instant entre ses doigts. Puis, d’un geste sûr, elle composa le numéro.

***

Une sonnerie inconnue, stridente et étrangère, le tira brutalement de son sommeil. Il se redressa d’un bond, le cœur affolé, comme si une alarme venait de se déclencher à l’intérieur même de sa poitrine. Jamais il n’avait entendu ce son auparavant.

— C’est quoi ce vacarme ? grogna Robert.

Il se leva en maugréant, décidé à en trouver l’origine dans l’espoir de faire taire ce raffut. Le bruit semblait provenir du rez-de-chaussée. Le vieil homme, armé de sa lampe torche, enfila sa robe de chambre d’un geste mécanique avant de descendre les marches de l’escalier, une main sur la rampe, l’autre tendue devant lui.

Dans le salon, la sonnerie gagnait en intensité, plus aiguë, presque oppressante.
Robert la suivit jusqu’à la cuisine, où l’écho résonnait contre les carreaux, vrillant ses tympans.

Avec une difficulté sans nom, il s’agenouilla puis s’allongea à moitié sur le carrelage froid, dirigeant sa lampe torche sous les meubles.
À sa grande surprise, sa main tomba sur un petit téléphone portable, criard, vibrant de toutes ses forces, comme s’il appelait à l’aide.

Le regard complètement perdu, il se redressa lentement, le souffle court, le cœur battant.
Il porta l’appareil à son oreille et tenta, d’une voix incertaine :

— Allô ?

— Bonjour M.Chaptal. Mélanie Durieux vous passe le bonjour.

Figé de stupeur, le vieil homme chancela. Il s’appuya au plan de travail pour ne pas s’effondrer. Ce nom… Il ne l’avait pas entendu depuis si longtemps qu’il avait fini par l’oublier. Les paupières closes, il serra le téléphone contre sa poitrine. L’interlocutrice avait raccroché, ne laissant derrière elle qu'un silence fantomatique.

Pris de panique, il alluma la lumière de la pièce pour se rassurer. Mais à peine les spots du plafond eurent-ils inondé la cuisine qu’il s’immobilisa. Sur le plan de travail, dans un alignement parfait, reposaient des objets dont il ne se souvenait pas avoir disposé là. Il s’en approcha à petits pas.

Son regard se posa sur le premier objet : un article de journal jauni par le temps, datant d’une vingtaine d’années. Immédiatement, il le reconnut. Le titre, en lettres grasses, lui sauta au visage : « Accusé par sa femme d’attouchements sur ses filles, le pédiatre a été relaxé faute de preuves. »

Robert manqua soudainement d’air. C’était comme un retour en arrière brutal, un plongeon dans un tourbillon qu’il avait passé sa vie à éviter. Une tempête en apparence oubliée, mais qui revenait le frapper de plein fouet. Qui avait bien pu faire ça ? Quel fantôme de son ancienne vie venait de ressurgir, tel un esprit vengeur ?

Il tenta de reprendre le contrôle, inspira longuement, et força ses yeux à se poser sur les deux autres objets. Une cigarette. Un briquet. Posés là, comme une offrande cruelle. Un autre vice qu’il avait cru étouffer depuis longtemps.

Des flashs surgirent.

Le 17 septembre 2002. Mélanie dans le salon. Ses supplications, ses tirades désespérées pour le ramener à la raison, ses promesses de tout taire. Puis les coups. Trop forts. Trop nombreux. Une rage qu’il n’avait pas su contenir. Toute cette colère refoulée. Cette humiliation publique. La fuite de sa femme, celle de ses filles. Les regards dans la rue. Ceux qui savaient. Ceux qui l’avaient jugé coupable, malgré le verdict. Rien n’avait jamais pu laver son nom. Coupable, il l’était. Mais il avait cru, naïvement peut-être, pouvoir recoller quelques morceaux. Récupérer, à défaut de pardon, un semblant de fierté.

Dans un cri étranglé, Robert s’empara de la Lucky Strike posée devant lui. Comme si cette cigarette venue de nulle part était une main tendue. Ou un jugement final.
Il l’alluma. Dans un dernier geste. Un geste de trop. Ou peut-être, enfin, de libération.

***

L’explosion éclata sans prévenir, projetant une lumière blanche, aveuglante, qui éventra la nuit comme la fine lame d’un scalpel. Par réflexe, Anna leva l’avant-bras pour protéger son visage, les paupières closes un bref instant.

Autour d’elle, tous les chiens du quartier s’étaient mis à hurler à l’unisson, comme si le monde venait de basculer. Le silence, dense et immobile quelques secondes plus tôt, venait de voler en éclats.

— Si ça se trouve, il n’avait rien fait, lança Martin, un sourire narquois accroché aux lèvres.

— Alors pourquoi il a allumé la cigarette ?

Martin haussa les épaules, regardant ensuite ce qu’il restait au pied de l’artificière du soir.

— Tu vas en faire quoi ? Pas sûr que Potiron apprécie.

Anna sortit un bâton de nicotine, l’alluma d’un geste lent, presque paresseux. Puis elle se détourna, les mains dans les poches, et s’éloigna d’un pas tranquille vers le centre-ville.

Benji trottinait derrière elle, joyeux, insouciant.

Sur son passage, Anna croisa des voisins sortis en hâte, interloqués, choqués, certains encore en pyjama, les yeux écarquillés, agrippés à leur téléphone. La panique vibrait dans l’air, diffuse, électrique.

Quelques pas plus loin, les premières sirènes hurlèrent dans la nuit. Les gyrophares déchiraient les ombres alors que les pompiers fonçaient en direction de la villa Chaptal. Anna tendit l’oreille un instant. Mais plus rien. Mélanie n’était plus là. Un rictus satisfait étira ses lèvres tandis qu’elle s’éloignait sans un regard en arrière, avalée par un nuage de fumée, son petit renard jovial trottant sur ses talons.

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