FLOU

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Les cheveux dansant au rythme d’Abusey Junction de Kokoroko, Césaria tournoyait devant sa fenêtre entrouverte. Logée dans la dépendance du capitaine Benoit, elle profitait des premiers rayons du soleil et de leur chaleur naissante. Malgré une nuit agitée par un réveil en fanfare vers trois heures du matin, son sommeil avait été d’une douceur surprenante. Le lieu n’y était pas pour rien : Alain dominait la ville depuis les hauteurs du quartier Chaldecoste, offrant une vue imprenable sur la capitale de Lozère.

La major enfila un pull en maille légère avant de s’installer sur la petite terrasse en bois de son refuge temporaire. De là, elle apercevait encore une fine fumée blanche s’élever d’un quartier en contrebas. Enroulant ses mains autour de son mug de thé bien chaud, elle en sirota une gorgée, savourant le panorama. Césaria attendait avec impatience un retour du capitaine sur les événements de la nuit. À première vue, l’incendie semblait maîtrisé, mais il lui avait tout de même valu un beau sursaut nocturne, les sirènes hurlantes l’ayant arrachée des bras de Morphée.

Toujours les yeux rivés sur les lieux du sinistre, la sonnerie de son téléphone portable l’extirpa brutalement de ses pensées. Sur l’écran, le nom du capitaine Benoit s’afficha, accompagné d’une photo d’un requin-baleine tenant une tasse de café fumante. L’image lui tira un sourire avant qu’elle ne décroche.

— Bonjour, Alain. Alors ?

Un râle las en guise de réponse fit s’étirer davantage le sourire de la major Andrade. Elle savait reconnaître quand le capitaine touchait aux limites du supportable.

— C’est si grave que ça ? reprit-elle.

— Ce n’est pas tant que ce soit grave... C’est juste que je commence à en avoir ras-le-bol des événements exceptionnels. Un meurtre, maintenant une maison de quartier qui explose…

— Explose ?

— Oui. Elle n’a pas simplement pris feu, il y a eu une énorme détonation. Les pompiers doivent nous remettre leur rapport d’intervention dans la matinée, grogna-t-il.

— Des victimes ?

— Un homme. Un certain…

Le froissement précipité de papiers amusa Césaria, jusqu’à ce qu’elle doive éloigner son téléphone de l’oreille, surprise par les cris furibonds de l’inoffensif requin.

— Almeida ! Je trouve rien dans votre paperasse à la con !

La major entendit des pas précipités, non pas pour lui porter secours, mais plutôt pour éviter qu’une autre explosion n’ait lieu. Après un brouhaha indistinct, le vieux capitaine retrouva enfin assez de calme pour répondre à Césaria.

— Robert Chaptal, 74 ans. Un pédiatre à la retraite. L’explosion viendrait d’une fuite de gaz, à première vue.

Il marqua une pause avant de reprendre dans un soupir :

— Comme si on avait besoin de ça…

— Il a certainement oublié de l’éteindre.

— Certainement, conclut-il plus calmement. On se retrouve à 10 h 30 au bureau pour visionner les caméras du bus ?

— J’y serai. Avec des croissants, ajouta-t-elle.

Benoit laissa échapper un léger ricanement.

— Décidément, tu as toujours su comment me parler.

— "Le vrai moyen d'adoucir ses peines est de soulager celles d'autrui", répondit-elle.

— Quelle peine ? reprit-il, inquiet.

— Mon régime… Je mange par procuration en ce moment. J'engraisse tous ceux qui m'entourent.

L'éclat de rire spontané du capitaine était communicatif. Tellement qu'elle ne put réprimer un pouffement délicat.

— Et puis, tu as toujours eu le fonctionnement d'un enfant de cinq ans. Une sucrerie et on ne t'entend plus.

— Ne le dis à personne, reprit-il plus sérieusement. À tout à l’heure, Césa.

***

Les signaux de stress du gros rouquin étaient à leur paroxysme. Monté sur ressorts, le dos rond et les poils hirsutes, il tentait de dominer le petit renard du haut de son arbre à chat.

— Tu sais, au-delà du fait que Potiron ne l’aime pas, les gens vont se demander d’où vient ce chien, argumenta Martin, visiblement amusé par le spectacle.

— C’est un chiot. Je vais lui retirer ce collier à la con et lui donner un autre prénom.

— Il est sûrement pucé.

Anna feignit de ne pas l’avoir entendu. Elle n’était pas idiote, elle savait pertinemment qu’un vieillard vivant seul, et qui construisait les niches de ses chiens avec tant d’amour, l’avait certainement équipé d’une identification sous-cutanée. Mais pour l’instant, elle préférait écarter ce problème. Il y avait plus urgent. Yuna et son poisson clown avaient une fois de plus fait leur apparition au mauvais endroit et au mauvais moment. Sérieusement, elle commence à me les briser, celle-là, grogna-t-elle.

D’un geste un peu trop brusque pour le félin, qui grogna de plus belle, Anna se leva de sa chaise pour allumer son ampli. S’il y avait bien un objet précieux dans cet appartement, c’était lui. Son grand-père paternel le lui avait offert lorsqu’elle était plus jeune : un Scott 350 RL. Modèle typique des années 70, originellement tout en métal, celui-ci était plaqué bois sur le dessus et sur les côtés. Une personnalisation délicate de son Papou chéri, pour le rendre unique, disait-il. Elle tourna le bouton "power" sur le Speaker A, et la lumière éclaira la façade avant, comme le tableau de bord d’une vieille américaine. Ses aiguilles se mirent à vibrer au rythme du morceau qui passait sur la station Totem : Melody X de Bonaparte.

Accroupie devant son meuble Hi-Fi, Anna savourait le répit que lui offrait le départ de Mélanie. Depuis l’explosion, sa voix s’était évanouie dans le néant. Pourtant, Anna avait toujours l’impression qu’à chaque écho qui se dissipait, un vide en appelait un autre. Un sentiment de ne jamais être entière, comme si son destin était de ne jamais connaître la véritable solitude.

Même la tête vide, Anna restait toujours accompagnée de Martin. Elle laissa ses yeux se poser sur le p’tit bouclé, tandis que la guitare électrique continuait de bercer ses oreilles. Il s’était installé entre le chat et le shiba, ses traits envahi d’excitation. Benji lançait de petites attaques, crocs en avant, en direction de Potiron, qui lui répondait par un coup de patte avisé sur le museau. Alors que le petit bouclé tentait de les séparer d'un mouvement de bras, le renard rusé l'esquiva d'un bond en arrière. Anna le savait, les animaux voyaient Martin, ou du moins, sentaient sa présence. Son matou n’avait jamais cessé d’essayer de se frotter à ses jambes, mais l’immatérialité de celles-ci le faisait souvent perdre l’équilibre d’un coup de rein trop enjoué.

Finalement, la véritable raison pour laquelle elle venait d’allumer la radio la ramena à la réalité. L’animateur de la station se mit à énumérer les petites infos locales. L’événement de la veille fut évoqué, après un court rappel sur l’enquête de la fleuriste de Florac, qui piétine. La piste d’un accident, d’une fuite de gaz, venait d’être soulevée par les autorités Mendoise. Dans un petit haussement de sourcil satisfait, Anna se remit sur pied et se dirigea vers l’entrée de son appartement.

— Je vais à l’observatoire. Trouve un nom au clebs.

***

Robin jetait des regards nerveux à sa montre. Sa toute nouvelle Apple Watch, qu’il s’était offerte sur un coup de tête après son premier salaire. Jeune gendarme fraîchement sorti d’école, il avait accepté son poste à l’accueil sans sourciller. Il ne s’en sentait nullement diminué, au contraire. La seule chose qui lui manquait, parfois, c’était l’action.

Certes, les quêtes administratives pouvaient être éreintantes à leur manière, mais en tant que grand sportif, Robin rêvait d’adrénaline et de terrain. Et pour la première fois, on lui avait confié une mission hors des murs de la brigade : le capitaine l’avait officiellement désigné comme chauffeur du major Andrade Césaria. C’est précisément pour cette raison qu’il se tenait là, devant le portail en bois de son supérieur, à attendre l’arrivée de la jeune femme qu’il avait aperçue la veille, dans le rétroviseur.

Il zyeuta une énième fois l’heure, quand un bruit de portière qui s’ouvrait le ramena à lui dans un sursaut. La major venait d’entrer sans prévenir, côté passager, à l’avant. Le jeune gendarme, totalement désarmé par sa beauté, perdit un peu de sa contenance et se redressa vivement sur son siège.

— Bonjour, Major, bafouilla-t-il.

— Bonjour.

Elle se pencha légèrement en avant pour distinguer l’écusson brodé de son nom de famille.

— Agent… Louche ? articula-t-elle avec amusement.

— C’est ça, Robin Louche, Madame. Je sais, ce n’est pas l’idéal pour un représentant de la loi, mais je suis né avec.

— Je vous promets de ne pas me moquer.

— C’est gentil. Lina s’en charge déjà bien assez.

— Lina ?

— Lina Hugon, mon binôme à l’accueil.

Césaria esquissa un sourire et Robin mit le contact. Les enceintes, dont il avait oublié de baisser le son, se mirent à gronder. Pris de panique, il chercha rapidement le bouton du volume, mais la major l’en empêcha en posant sa main sur la sienne.

— Ça ne me dérange pas. J’adore les Beach Boys. Et puis Good Vibrations me semble être un bon titre pour commencer une journée de travail.

Le gendarme acquiesça d’un hochement de tête satisfait avant d’enclencher la première.

***

Arrivés à la brigade, la major Andrade remercia Robin avant qu’il ne reprenne son poste d’agent administratif, sous le regard jaloux de son binôme. Celle-ci aurait sans doute aimé, elle aussi, se voir confier une mission dépassant le cadre de son comptoir à café. Césaria les quitta pour rejoindre le bureau du capitaine. L’odeur de l’arabica fraîchement moulu inondait les couloirs d’une brigade aux yeux encore collés. 10h25 et toujours en mode zombie ? On est loin de l’ébullition montpelliéraine, s’amusa-t-elle.

La porte entrouverte, ainsi qu’une discussion animée, incitèrent la major à entrer sans toquer. De toute façon, elle savait qu’on l’attendait. Droit comme un jalon de géomètre, l’adjudant Almeida se tenait devant la fenêtre lorsqu’il se tourna pour l’accueillir d’un large sourire. Benoît, comme soulagé de la voir apparaître, laissa échapper une longue inspiration tout en relâchant les épaules.

— Césa. Toujours ponctuelle, à ce que je vois, fit remarquer le capitaine.

— Toujours. Certaines choses ne changent pas.

La major remarqua le regard inquiet que portait son supérieur sur ses mains vides. Un discret rictus habilla les lèvres de la Montpelliéraine, avant qu’elle ne tire de son sac le précieux réconfort promis.

— Ne vous inquiétez pas, je n’ai qu’une parole.

L’ogre affamé, rassuré, invita ses deux subordonnés à prendre place. Césaria lui tendit une clé USB qu’il s’empressa de brancher à son ordinateur.

— Va sur le dossier 04-2025/BRLRMont-0157, et clique sur vidéosurveillance. J’ai déjà fait le tri en amont, il n’y a que celle qui nous intéresse, précisa-t-elle.

Benoît fit pivoter son écran pour que tous trois puissent regarder la vidéo, puis la lança sans plus attendre. Andrade y jeta un œil en diagonale. Elle la connaissait par cœur ; ce qu’elle attendait surtout, c’était la réaction de ses deux coéquipiers.

Sur cette séquence, une scène qui finissait par ressembler à un ballet bien orchestré ou à un hasard miséricordieux. On y voyait un véhicule occupé par une seule personne : une jeune asiatique qui s’y trouvait depuis le départ de la ligne 251.

Puis, un arrêt. Celui de Florac, non loin de la boutique de fleurs. Une deuxième jeune femme montait. Cheveux châtains, peau pâle, vêtue d’un bomber noir et d’un baggy tout aussi sombre, les mains dans les poches. La caméra, installée à côté du conducteur ne permettait pas de la voir de face. Seul l’autre jeune femme était parfaitement visible.

— C’était la première caméra, vous n’y verriez rien de plus. Ouvre l’autre fichier. Le point de vue est depuis le fond du bus.

Le capitaine s’exécuta et le second film se lança. L’angle était clairement plus intéressant concernant la deuxième arrivante, mais lorsque celle-ci apparut, des plis d’incrédulité se dessinèrent sur leurs fronts.

— Pourquoi son visage est flou ? Quelqu’un a touché à quelque chose ? demanda Almeida.

Césaria répondit d’un haussement d’épaule, impuissante.

— C’était comme ça. Les experts l’ont passé au crible, mais elle ne semble avoir subi aucune modification. Et on ne peut rien y faire. C’est inexploitable.

— C’est une putain de malédiction ! grommela le capitaine en tapant du poing sur la table. Si même les systèmes de sécurité se mettent à nous mettre des bâtons dans les roues, on ne va pas s’en sortir !

Dans un fracas, il se redressa et attrapa nerveusement de quoi sustenter sa crevette bleue. Césaria revoyait Alain, piquant un fard contre sa femme, se rabattre sur la gamelle du chien qu’il remplissait de croquettes comme on y jetterait du lest. Une habitude étrange qu’il n’avait jamais perdue : celle de gérer sa colère en remplissant la panse de quelqu’un d’autre. Un réflexe presque pavlovien, sans aucune réelle logique.

— Je n’ai pas l’identité de la seconde jeune femme. Mais je sais qui est la première.

Elle ouvrit son petit calepin à la couverture fleurie et tourna les pages rapidement.

— Yuna Seo. Elle habite la région. J’ai son adresse, c’est au…

Quelqu’un toqua à la porte, aussitôt invité à entrer par un ordre sec du capitaine. Une tête blonde apparut dans l’embrasure.

— Lina. Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’adjudant Almeida.

— Désolée de vous déranger, mais M. Renoir vient d’arriver. Il vous attend dans la même salle que la dernière fois. Je l’ai installé et lui ai servi un café.

— Faites-en couler trois autres, Lina, s’il vous plaît, ordonna le capitaine Benoit.

— Deux. Je ne bois pas de café, ça ira, interrompit Césaria.

Les trois Mendois la dévisagèrent un instant, presque offusqués de voir une collègue se refuser à la douce amertume de l’alcaloïde dans le sang.

***

L’équipe d’enquêteurs disparut du bureau, vide en apparence. Mais une faible lueur noirâtre se pencha au-dessus de l’écran. Tel un essaim de mouches diaphanes, une frimousse à l’allure juvénile semblait sourire devant la vidéo mise en pause, figée sur le visage informe d’Anna.

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