DÉPOSITION

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— Fais chier…

Robin interrompit son travail en cours et releva le nez en direction de son binôme.

— Quoi ?

Lina fit une moue faussement boudeuse avant de s’affaler sur sa chaise dans une flasquerie désinvolte. Devant le sourcil levé et impatient de son ami, elle se redressa pour reprendre contenance.

— Rien. J’ai écrit un texto à mon coach de crossfit…

— L’Italien ?

— Ouaip.

— Et alors ?

— Rien, mon correcteur automatique a fait d’la merde.

Le gendarme, incapable de dissimuler son élan de curiosité, esquissa un sourire malicieux.

— Fais voir.

Dans un geste las, Lina lui tendit son téléphone que Robin s’empressa de saisir. Il fit glisser son doigt sur l’écran et ouvrit le message envoyé.

— « Est-ce que tu aimerais baiser mardi ? », lut-il en éclatant de rire. Mais merde, il a répondu ok !

Le front plissé et le regard en coin, Lina croisa les bras, contrariée.

— Mais tu voulais écrire quoi, à la base ? demanda-t-il.

— Je voulais écrire mercredi.

Robin s’esclaffa de manière aussi soudaine que spontanée. Les deux collègues se bidonnèrent comme deux idiots. Toujours hilare, il la poussa gentiment à l’épaule, la faisant basculer de sa chaise. Lina, au sol, fut incapable de se relever, tant la situation était chaotiquement drôle.

Finalement, essuyant ses dernières larmes, Robin lui tendit une main salvatrice.

— Putain, Lina, faut vraiment que t’arrêtes de me dire des conneries. Imagine si le capitaine avait été là.

Alors qu’elle se remettait sur pied, un léger raclement de gorge les interrompit, toujours main dans la main.

— Louche, Hugon… Quand vous aurez fini de vous traîner sur le parquet de la brigade, vous serez bien gentils d’accueillir la jeune fille qui doit se présenter d’ici une quinzaine de minutes. Vous lui faites couler quelque chose et vous la monter directement dans mon bureau, ordonna sèchement le capitaine.

Pris sur le fait, la franche rigolade se transforma en un état de sidération. Si bien que, lorsque le dragon regagna sa grotte par l’escalier, aucun des deux gendarmes n’avait été en capacité de répondre.

***

La nouvelle voix lui rendait la vie impossible. Cette foutue chanson se répétait en boucle dans son crâne. Anna aimait la musique, mais là, ce n’était clairement pas sa tasse de thé. Ça ressemblait à un chant liturgique enfantin. Elle en eut confirmation après une simple recherche sur son ordinateur : Chants de louanges à Dieu. Elle soupira. Je l’ajouterai à ma playlist plus tard…

— Tu vas où ? demanda Martin, curieux.

— Je rejoins Yuna. C’est bientôt l’heure.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’aller au commissariat, s’inquiéta-t-il.

— Je n’y vais pas. Je vais l’appeler quand elle sortira, pour qu’elle me rejoigne au café du Commerce.

— Tu penses qu’elle viendra ?

— Ce serait mieux pour elle, oui.

Anna enfila son manteau avec une certaine urgence. Elle ne se sentait pas dans son état normal ; la tournure des événements ne lui convenait pas. Traiter avec de simples mortels n'était plus vraiment une pratique courante pour elle, et Yuna devenait une source d'inquiétude majeure. Des erreurs, elle en avait certes déjà commises par le passé, mais jusqu'ici, jamais elles n'avaient impliqué un être humain, de chair et d’os, bien vivant.

Une migraine ophtalmique lui frappa l'arrière de l'orbite gauche. L'intensité était telle que son œil ruisselait en permanence. Elle prit soin d'installer sa paire de lunettes de soleil à la Docteur Folamour sur le bout de son nez, dans l'espoir d'y camoufler ses yeux larmoyants.

— T’as vraiment l’air d’une psychopathe avec ces trucs sur la tronche, rit Martin.

Un léger haussement d'épaule désinvolte fut sa seule réponse ; Anna ne prit pas la peine de démentir. Elle s'approcha du seuil de la porte, escortée par un félin pot-de-colle et un Shiba surexcité sans raison. Alors que sa main cherchait le mur pour enfiler ses chaussures, son hémicrânie lancinante l’assaillit de plein fouet, la douleur survolée par la mélodie religieuse de la nouvelle voix qui l'habitait. Pourquoi s'incrustent-ils toujours au pire moment ? pensa-t-elle.

D'un léger frottement sur les tempes, elle tenta en vain d'apaiser sa souffrance. Cela faisait bien longtemps qu'une crise n'avait été aussi violente. La simple idée de sortir à la lumière du jour lui portait déjà peine, mais elle n'avait pas le choix. Anna était persuadée qu'elle ne devait pas laisser respirer Yuna ; sa seule chance de faire pression sur elle, à défaut de mettre fin à sa courte vie, était de suivre chacun de ses pas. Elle devait être la première au courant, si l'indiscrète se décidait malencontreusement à en faire un de travers.

En se redressant, sa vue se brouilla. Anna ne voyait plus qu'à travers un mince filet de lumière horizontale. L'obscurité avait envahi son champ de vision, le réduisant à une fine fente, comme ces bandes noires qui encadrent les films, mais si larges qu'elles ne laissaient qu'une infime partie de la réalité visible. Elle plissa les yeux pour tenter d'y voir plus clair, en vain. Dans un dernier soupir, son casque prit place sur ses oreilles, lançant Keep The Streets Empty For Me de Fever Ray, tel un vœu silencieux à ce que rien ni personne ne vienne s'ajouter à son fardeau.

***

Yuna avançait d'un pas décidé en direction de la gendarmerie. Son esprit était en ébullition et son cœur semblait vouloir s'échapper de sa poitrine. Elle n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, et encore moins ce qu'elle devait faire. Jamais elle n'avait mis un pied dans un établissement des forces de l'ordre, que ce soit en tant que victime, qu'accompagnante ou, encore moins, en tant que témoin ou suspecte. Toute cette situation la dépassait complètement.

Devant le guichet, des hommes s'affairaient à remplir des documents. Deux têtes curieuses l'observèrent l'espace d'un instant, avant que la jeune gendarme ne se lève et s'approche d'elle.

— Mme. Seo ?

— Oui, comment le savez-vous ? s’étonna-t-elle.

Une fois la question posée, Yuna s'en voulut immédiatement. Bien sûr qu'elle mettait son interlocutrice dans une position délicate. Celle-ci allait devoir trouver un moyen de nier l'évidence pour ne pas paraître impolie. Yuna Seo, l'une des rares Coréennes de Lozère. Comment ne pas la reconnaître ?

Les yeux légèrement paniqués de la gendarme confirmèrent sa supposition, mais celle-ci ne se démonta pas pour autant.

— Notre capitaine nous a annoncé la venue d'une jeune femme aux alentours de 10h30, et il semblerait qu'il n'y en ait qu’une, annonça-t-elle fièrement en montrant l'accueil d'un mouvement circulaire.

Bien joué…

— Je vais vous accompagner à son bureau. Vous voulez que je vous fasse couler un café ?

Yuna refusa poliment d’un léger hochement de tête, puis suivit la gendarme à l’étage.

Arrivée devant la porte, elle attendit sagement que son accompagnatrice l’annonce, tout en se triturant les doigts avec nervosité. Un « Faites-la entrer » sec et autoritaire résonna derrière le battant. Yuna pénétra alors dans la pièce, sous la mine impatiente de trois personnes.

Le premier, en uniforme, était un grand gaillard, à la barbe soigneusement taillée, qu’encadrait un sourire accueillant. La deuxième, une femme noire au chignon tiré avec élégance, portait un tailleur si ajusté qu’on aurait dit qu’il avait été cousu sur elle. Enfin, assis derrière le bureau, un homme aux cheveux grisonnants et au regard inquisiteur l’invita à prendre place.

— Mademoiselle Yuna Seo, je vous en prie, asseyez-vous.

Elle obéit sans un mot, s’installant avec raideur sur la chaise. Son attention glissa brièvement vers l’écran tourné dans sa direction. Une vidéo y était figée. L’intérieur d’un bus vide apparaissait à l’image.

— Je suis le capitaine Benoît. Voici la major Andrade et l’adjudant Almeida, dit-il en les désignant d’un geste de la main. Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

— Pas vraiment, répondit-elle d’une voix tremblante.

— Vous ne pouvez pas ignorer ce qui s’est passé à Florac, il y a quelques jours. Personne ne l’ignore… bougonna-t-il, presque pour lui-même.

— Le meurtre ?

— Exactement. Il se trouve que vous étiez non loin des lieux ce jour-là. Et pour cette raison, nous avons besoin d’éclaircir avec vous certains éléments.

Yuna se figea. L’idée de devoir mentir à la police française la paralysait. En Corée du Sud, l’autorité est profondément respectée, presque sacrée. Comme dans de nombreuses sociétés d’Asie de l’Est, transgresser la loi est un acte grave, non seulement pour soi, mais aussi pour sa famille.

La honte sociale, le jugement des autres, l’honneur : tout pousse à la conformité, au respect strict des règles établies. Mentir aux autorités était donc une idée inconcevable pour elle. Et voilà qu’elle se retrouvait ici, confrontée à la possibilité de trahir tout ce que sa culture lui avait enseigné.

La major Andrade, assise à sa droite, prit la parole. Sa voix posée et calme tranchait avec le ton froid et protocolaire du capitaine Benoît.

— Une seule chose nous intéresse, à vrai dire. Nous savons que vous étiez à deux pas de la scène de crime, comme l’a précisé le capitaine. Mais nous savons également que vous n’êtes jamais descendue du bus. Nous n’avons aucune raison de vous soupçonner de quoi que ce soit, rassurez-vous, affirma-t-elle.

Cette dernière phrase eut un effet presque apaisant sur le corps de Yuna. Elle sentit ses muscles se détendre, son cou se relâcher, et la chaleur réconfortante d’une innocence retrouvée l’envahir. D’une certaine manière, se savoir hors de tout soupçon lui insuffla un regain de confiance.

— Je vais vous montrer une vidéo, ajouta Andrade en prenant en main la souris de l’ordinateur.

Après un clic, l’image sur l’écran s’anima. Yuna examina avec attention. C’était le départ de la ligne 251, celle qu’elle avait empruntée ce jour-là. Elle se vit monter à bord et s’installer dans le sens de la marche, face à la caméra. La major reprit les commandes pour faire avancer la vidéo jusqu’au passage qui les intéressait : l’arrêt de la place de l’ancienne gare de Florac. Elle stoppa la lecture et pointa son index vers les portes entrouvertes.

— Là, quelqu’un va monter.

La vidéo reprit, et la tueuse aux Pléiades s’installa dans le sens contraire de la marche, dos à la caméra. Yuna constata rapidement que toute son attention était happée par cette nouvelle venue. Elle se vit la détailler du regard. Elle connaissait déjà la question qui allait suivre.

— Connaissez-vous cette jeune femme ? L’aviez-vous déjà vue auparavant ? interrogea Almeida en se penchant au-dessus du bureau.

Yuna déglutit. Elle ne voulait pas mentir. Elle ne pouvait pas.

— Non, je ne l’avais jamais vue auparavant.

Elle éluda la première question en choisissant le confort d’une vérité facile. Devant le hochement de tête de l’officier assis derrière le bureau, Yuna eut la sensation de s’être délestée d’un poids. Mais c’était sans compter sur l’insistance de l’adjudant.

— Mais est-ce que vous la connaissez ?

Merde, pourquoi est-ce qu’il s’obstine, celui-là ?

— Non, je ne sais pas qui elle est.

À la fin de la phrase, ses yeux se fermèrent un instant. La culpabilité l’habitait ; le sentiment de faire quelque chose de mal la mettait en déroute. Yuna tentait tant bien que mal de se rassurer en se disant qu’après tout, elle ne savait même pas son prénom. Pouvait-on vraiment dire qu’elle la connaissait ? Mentait-elle vraiment ?

— Et avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ? continua-t-il.

Comme des taches de sang dans son cou, par exemple ? Dans quel bourbier je me suis fourrée…

— C’est-à-dire ? tenta-t-elle.

— Je ne sais pas… Un élément particulier. Un tatouage, par exemple. La couleur de ses yeux, quelque chose sur son visage ? Tout ce qui pourrait nous aider à l’identifier.

— Je n’ai pas vu de tatouage. Elle était vêtue de noir, de la tête aux pieds. Je me souviens que ses yeux étaient verts. C’est à peu près tout.

— Était-elle angoissée, nerveuse ? Avez-vous remarqué quelque chose d’étrange dans son comportement ? ajouta sèchement le capitaine.

— Non. Désolée. Elle était juste assise là, elle regardait le paysage.

Il se leva brusquement de sa chaise. Yuna n’était pas dupe : ils avaient fondé des espoirs vains sur sa déposition. Personne d’autre n’apparaissait sur la vidéo du bus : elle était la seule à l’avoir croisée, et elle ne leur offrait rien. Aucun élément probant.

Elle devenait, soudainement, la simple témoin d’une autre usagère des transports en commun, ne leur laissant plus aucune ficelle à tirer. La déception se lisait sur leurs visages, et Yuna s’en sentait affreusement responsable.

L’adjudant se redressa et sortit une carte de visite de sa poche.

— Si quoi que ce soit vous revient, n’hésitez pas à nous appeler.

Yuna acquiesça et récupéra les coordonnées du gendarme. Le capitaine, posté devant la fenêtre, semblait absorbé par ses propres réflexions. La major la remercia pour sa déposition, avant de la raccompagner vers la sortie.

***

Le Café du Commerce était calme ce matin, et Anna profitait pleinement de ce moment de quiétude. Bien installée dans le fond de l’établissement, l’amertume de son Picon-bière chatouillant ses papilles, elle attendait. L’horloge annonçait onze heures trente-quatre lorsqu’elle se décida à appeler Yuna.

— Yeoboseyo ?

— Ouais, konnichiwa. C’est terminé ?

— C’est du japonais. Désolée, mais c’est insultant, rétorqua-t-elle, agacée.

— C’est terminé ? répéta Anna sans se formaliser de la remarque.

Un court silence s’imposa entre les deux jeunes femmes, mais le souffle saccadé de Yuna laissait deviner qu’elle marchait.

— Oui. Je suis sortie il y a une dizaine de minutes.

— Rejoins-moi au Café du Commerce.

— Quoi ? Mais je…

Anna avait déjà raccroché et replongé ses lèvres dans son verre, le p’tit bouclé assis à ses côtés. Son crâne la torturait toujours autant, et même dans l’obscurité du bar, la moindre lueur d’une lumière tamisée la relançait.

— Tu vois toujours en seize neuvièmes ? demanda Martin.

— Toujours.

— Et tu les entends ?

— Oui. Comme d’habitude.

— Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Les mêmes conneries. Ils se disputent. Mais là, c’est l’enfer, avec le chant de Jésus par-dessus. J’ai l’impression que ma tête va exploser.

Bien appuyée sur son dossier, elle laissait aller tout son corps sur la banquette de cuir rouge vieilli. Ses voix, celles qui la hantaient sans jamais correspondre à aucune ombre, elle les connaissait très bien. Mais Anna n’avait jamais compris pourquoi ces échos lointains revenaient la hanter dans des moments toujours aussi délicats. Cela se mêlait au brouhaha ambiant de sa boîte crânienne, lorsque celle-ci était déjà habitée. Elles ne se manifestaient jamais lorsque son esprit était apaisé, vide de toute complainte.

Tu n'es qu’une pute, Alicia !

Elle secoua la tête, comme on chasse une mouche trop insistante, puis ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, Martin avait disparu et Yuna se tenait devant elle.

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