L’INDISCIPLINÉE

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Lucas Almeida avait récupéré le rapport d'incendie tôt ce matin. Celui-ci était sans appel : une fuite de gaz, due certainement à un mauvais branchement. Une inattention, un manque de vigilance, un ridicule incident domestique. Et pourtant...

L'adjudant n'avait pas pour habitude de se contenter des simples observations inscrites noir sur blanc dans un document. Son scepticisme pathologique faisait de lui le Saint Thomas de la brigade.

Son bureau, qu'il partageait temporairement avec la major Andrade, résonnait du frottement de ses doigts sur sa barbe rêche. Impossible pour lui de ne pas aller faire un tour sur place. Si cet événement avait été isolé, perdu au milieu des dizaines de petites affaires de voisinage habituelles, il ne s'y serait sans doute pas attardé. Mais l'enchaînement de bizarreries de ces dernières semaines le poussait à vouloir établir des liens que d'autres auraient jugés saugrenus. Il se redressa en attrapant sa veste au passage. Césaria, le nez sur son clavier, releva le menton et le suivit du regard, curieuse de savoir ce qui avait soudainement motivé son départ.

— Tu vas où ?

— Sur le lieu de l'explosion, répondit-il en ajustant le col de son uniforme.

Sans en demander plus, la major se leva à son tour.

— Tu vas me coller aux basques ? glissa-t-il dans un sourire taquin.

— Je n'ai pas vraiment autre chose à faire. Les investigations ne nous mènent nulle part... Si je suis coincée ici le temps de l'enquête, autant que je m'occupe.

Lucas ne comptait pas tenter de la convaincre de le laisser tranquille, bien au contraire. Premièrement, son binôme habituel, aux prises avec ses supérieurs, les journalistes, ainsi qu'avec la juge d'instruction, s'était recroquevillé dans sa coquille. Le capitaine dragon avait la flamme facile ces derniers jours. Son bureau était devenu un antre impénétrable, et tous ceux qui prenaient le risque d'y entrer en ressortaient couverts de suie. Ensuite, il aurait été hypocrite de dire que l'adjudant n'était pas ravi de cette charmante compagnie. Au revoir le vieux ronchon au sale caractère, bonjour l'élégante et dynamique major de la brigade de recherche.

Dans la voiture de service, Lucas avait allumé l'autoradio et y avait glissé son CD habituel. Ce fut Line of Fire de José González qui lança, d'une voix lancinante :

« What would you do if it all came back to you ? »

L'adjudant détourna un instant les yeux de la route, juste assez longtemps pour remarquer que cette phrase introspective venait d'arracher un rictus à celle qui occupait silencieusement le siège passager.

— Quelque chose à se reprocher ?

— Mon casier est vierge, rétorqua-t-elle, un sourcil levé.

Dans un calme apaisant, bercés par l'air frais qui s'infiltrait dans l'habitacle, les deux nouveaux collègues arrivaient à destination.

— On cherche quoi exactement ? interrogea Césaria.

— J'en sais rien.

Il souleva la rubalise qui leur barrait le passage, tel un gentleman ouvrant une porte avec élégance. Une fois la frontière franchie entre le lieu préservé et celui ravagé par l'incendie, les deux gendarmes prirent le temps d'enfiler des gants. La procédure habituelle, même si, en l'occurrence, il ne s'agissait en rien d'une scène de crime. L'adjudant se fraya un chemin entre les débris jusqu'à ce qui ressemblait aux ruines d'une vieille cuisine.

— Les pompiers ont identifié le foyer de l'incendie ici, juste à côté du meuble de l'évier.

— Là où se trouvait la bouteille, je suppose ?

Almeida acquiesça en se pinçant les lèvres.

— Qu'est-ce qui te chagrine ?

— Le capitaine a mené une petite enquête de voisinage. Le type avait toute sa tête.

— Toute sa tête ou pas, ça arrive à tout le monde de faire des conneries.

— Je sais... souffla-t-il, déçu.

Césaria balaya rapidement la pièce du regard. La plupart des appareils électroménagers étaient en piteux état, les meubles en bois complètement calcinés, certains réduits à l'état de poussière éparpillés sur le sol. En parcourant les lieux, elle souleva quelques éléments du bout de la chaussure.

Sous ce qui semblait être les restes d'un plat en inox retourné, un petit morceau de plastique orange fondu, attira son attention. Après un léger froncement de sourcils intrigué, la major s'accroupit pour le saisir délicatement. Étrangement, une partie de l'objet avait été partiellement épargnée par l'incendie, sans doute protégée par le métal qui l'avait recouvert.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un Bic Phone. Enfin, ce qu'il en reste.

***

Martin s'était installé sur le bar, les jambes dans le vide. De là, il avait une vue imprenable sur Anna et Yuna, toujours figées l'une en face de l'autre, muettes comme des carpes. Lui, il souriait bêtement, se demandant laquelle des deux allait bien finir par l'ouvrir et briser ce conflit d'ego aussi silencieux qu'enfantin.

Par moments, Anna lui lançait des regards assassins. Il savait que sa colocataire détestait être observée, mais il n'en avait cure.

— Vas-y, dis-lui un truc.

Elle tourna la tête d'un geste brusque, la mâchoire serrée, les pupilles complètement dilatées. Le petit bouclé savait parfaitement qu'elle se retenait de lui balancer un juron à la figure, et ça le réjouissait. Voir la Faucheuse muselée par la présence de l'indiscrète lui procurait un plaisir presque malsain. Est-ce que je devrais en profiter ? pensa-t-il.

Leur petite guerre froide fut interrompue par un serveur plein d'entrain. Elles levèrent les yeux de concert.

— Qu'est-ce que je vous sers, mesdemoiselles ? lança-t-il joyeusement.

— Un thé vert, s'il vous plaît, répondit Yuna, le visage crispé.

— La même que tout à l'heure.

Anna tendit sa bouteille vide de Picon bière au jeune homme, qui la remercia d'un simple hochement de tête avant de disparaître derrière le comptoir.

Seuls à nouveau, Martin souffla bruyamment en faisant vibrer ses lèvres, produisant un petit bruit équivoque. Il se fit rire lui-même, puis sauta de son perchoir pour se rapprocher de Yuna. Debout à ses côtés, les mains dans le dos à la manière d'un vieux prof de mathématiques serpentant entre les élèvres, il la scrutait attentivement.

Il sentait bien qu'Anna le regardait faire. Il percevait le poids agacé de son regard sur lui. Alors, toujours aux côtés de l'astrophysicienne, il planta ses yeux dans ceux de l'accusatrice, avec un air faussement réprobateur.

— Parle-lui ! Vous allez pas rester plantées là, à vous regarder dans le blanc des yeux ?

Le serveur revint à cet instant pour poser leur commande sur la table. Lorsqu'il repartit, il traversa littéralement le petit bouclé, le faisant s'évaporer en un millier de minuscules boules de suie invisibles.

— Alors ? demanda Anna d'un ton affreusement monocorde.

— Alors, quoi ?

Anna ferma lentement les paupières en expirant bruyamment sa lassitude.

— Tu crois quoi ? Que je vais te demander quel temps il va faire cet après-midi ? Tu sors de la gendarmerie, je veux savoir ce que vous vous êtes dit.

— Pourquoi ? C'est toi qui as tué la fleuriste et fait exploser la maison du vieux monsieur ?

Surprise par tant d'aplomb, Anna eut un rire nerveux avant de noyer sa réplique dans une gorgée d'orange amère. Face à elle, Yuna croisait fermement les bras, telle une enfant boudeuse attendant qu'on cède enfin à son caprice.

Anna posa le cul de sa bouteille sur la table au moment où le patron lança Warm Shadow du groupe Fink, dont les premières notes enveloppèrent doucement l'établissement.

— Tu penses que j’ai fait tout ça ?

— Je n’en sais rien. Mais tu étais systématiquement sur les lieux avant que cela ne se produise. Il y a de quoi se poser des questions.

Yuna ne quittait pas Anna des yeux. Cette insistance lui rappelait leur première rencontre dans le bus. Il y avait quelque chose chez cette fille qui la mettait mal à l’aise. Anna avait la sensation qu’elle pouvait lire en elle d’un simple battement de cils, et elle n’aimait pas ça.

Un frisson lui parcourut l’échine, qu’elle n’arrivait pas à identifier. Était-ce de la honte ? La crainte d’être démasquée ? L’insatisfaction d’être mise à nu par une simple inconnue ?

Anna était envahie par un flot d’émotions perturbantes, tandis que d’autres sensations s’étaient dissipées. Son horrible migraine, miraculeusement envolée, avait emportée avec elle ses murmures discordants. C’était déjà ça… La voix, elle, continuait de chantonner, çà et là, quelques chants liturgiques.

Trouver dans ma vie ta présence,

Tenir une lampe allumée,

Choisir avec toi la confiance,

Aimer et se savoir aimé.

Elle secoua légèrement la tête avant de tenter une réponse.

— Récapitulons : tu penses qu’il y a une chance pour que je sois une psychopathe, tueuse de fleuriste, ceinture d’explosifs sous le manteau… et tu viens quand même siroter des feuilles mortes dans de l’eau chaude en ma compagnie ?

Un sourire en coin, Anna se pencha sur ses coudes pour entendre la réponse de son interlocutrice, qui déglutit lentement, le regard soudain fuyant.

— C’est toi qui m’as dit de venir.

— Tu fais toujours tout ce qu’on te demande ?

Vexée, Yuna se renfrogna. Anna en profita pour relancer la vraie question, celle pour laquelle elle était venue.

— Bon. Tu leur as dit quoi, aux mecs en bleu ?

— Qu’est-ce que tu veux que je leur dise ? J’ai confirmé t’avoir vue dans le bus ce jour-là. Mais je ne connais même pas ton prénom. Quand ils m’ont demandé si je te connaissais, j’ai dit non. Ils étaient déçus, et ça s’est arrêté là.

— Tu leur as parlé de ma visite dans le quartier où la baraque a pété ?

Elle remua nerveusement la tête de gauche à droite.

— Est-ce que tu vas me laisser tranquille, maintenant ? demanda Yuna, la voix tremblante.

— C’est toi qui me suis à la trace. Donc toi, et ton Pikachu d’EHPAD, vous me lâchez la grappe, et tout ira bien. Mais si j’apprends que tu es retournée voir les gendarmes, ou que tu as fait quoi que ce soit d’autre me concernant… toi et moi, on se reverra.

— C’est quand même suspect, ta façon d’agir. Si t’as rien à te reprocher, pourquoi tu me menaces ?

Le grincement de la chaise d’Anna fit tressaillir son invitée. Avant même de parler, Anna plongea ses yeux verts perçants dans ceux de Yuna, un rictus menaçant tirant le coin de ses lèvres. Lentement, elle s’avança, posa fermement une main sur le dossier de sa chaise pour la maintenir en place, puis déposa sur la table de quoi payer l’addition. Après un rapide réajustement de col, elle se baissa au niveau de son « rencard » du jour.

— Que ce soit bien clair. Toi et moi, on sait des choses. Des trucs qui, officiellement, ne sont que d’affreuses coïncidences dans un océan de malheureux hasards. Et j’ai juste pas envie que, par précaution, tu ailles ouvrir ton clapet auprès de gens capables de tirer des conclusions hâtives. Moi, j’ai une petite vie tranquille. J’ai pas besoin que qui que ce soit vienne foutre des clous sous les roues d’une bagnole que je conduis même pas. Capiche ?

Figée dans une certaine stupeur, Yuna se contenta d’opiner timidement du chef. Anna relâcha sa prise avant d’ajuster calmement son casque sur sa tête.

Elle enclencha la douceur électrique d’Infinity de The xx, puis repartit les mains dans les poches, avec la satisfaction du devoir accompli.

À l’extérieur, elle prit le temps d’apprécier la chaleur naissante du début d’après-midi, puis fouilla du bout des doigts dans la poche intérieure de sa veste. Elle en sortit de quoi fumer, tira une latte, puis tourna la tête en direction de la rue du Soubeyran.

Au loin, Martin jouait, sautant sur une marelle invisible. Ses mouvements étaient suivis d’une traînée lumineuse, comme figée dans une longue exposition photographique. Il dansait au milieu des passants absorbés dans leur lèche-vitrine et laissait derrière lui une empreinte éphémère qui retombait en petit confettis de cendres noires avant de disparaitre.

Lorsque le gamin l’aperçut, il lui fit un signe enjoué de la main pour qu’elle le rejoigne. Clope au bec, Anna afficha spontanément un sourire sincère. Sa situation, loin d’être complètement arrangée, lui laissait néanmoins ressentir une certaine satisfaction. Yuna était du genre impressionnable ; nul doute qu’elle ferait profil bas. De toute façon… elle ne sait rien, se rassura-t-elle.

Sur le chemin, Martin apparaissait puis disparaissait à chaque croisement de rue. Son humeur joueuse n’était jamais vraiment du goût de la fumeuse, mais quelque chose dans sa présence la rassurait. Même si l’agacement prédominait largement, son absence, au contraire, aurait pu l’inquiéter. Il avait toujours été là, d’aussi loin qu’elle se souvienne.

Dans un dernier tour de passe-passe, Casper réapparut à ses côtés, la mine plus sérieuse qu’à l’accoutumée.

— Tu sais, moi aussi je les entends, avoua-t-il à voix basse.

— Qui ?

— Les deux qui se disputent quand tu ne vas pas bien.

— L’homme et Alicia ? s’étonna Anna.

— Oui.

— Tu sais qui ils sont ?

— Non. Leur voix est sourde, comme si j’étais sous l’eau. Toi aussi, tu les entends comme moi ?

— Non. Pas exactement.

— Comment alors ?

Martin se planta devant elle, animé par une curiosité nouvelle. Anna s’arrêta à son tour et s’adossa à un mur, à l’ombre.

— Leur dispute est hachée. L’homme parle plus fort, mais son timbre reste flou. J’ai l’impression de l’entendre à travers une porte.

— Et Alicia ?

— Elle ne dit pas grand-chose. Ce sont surtout ses pleurs qui me parviennent. Et ma vue se brise. C’est tout le temps pareil.

Tous deux, appuyés devant le graffiti rose d’une injure en portugais, restèrent là un moment, silencieux, sans réponse. Puis l’alarme mensuelle des pompiers, celle du premier mercredi du mois, ramena Anna à elle. Lorsqu’elle tenta de retrouver son fantôme de compagnie, celui-ci n’était déjà plus là.

***

Yuna s’était tournée sur sa chaise pour observer l’inconnue allumer sa cigarette à travers les vitres du café. Elle avait du mal à comprendre la manœuvre. Pourquoi l’avoir suivie jusqu’à Saint-Enimie si elle n’avait vraiment rien à se reprocher ? Pourquoi vouloir absolument la revoir après sa déposition ? Et puis, c’était quoi, ces recommandations foireuses de ne rien dire à personne ? Quel foutu innocent ferait un truc aussi bizarre ? pesta-t-elle intérieurement.

Lorsqu’elle la vit reprendre la route, Yuna s’empressa de ne pas du tout suivre les conseils avisés de la présumée psychopathe, et lui emboîta discrètement le pas. Sur le chemin, elle l’observait gesticuler. Ses mains et sa tête bougeaient par à-coups. Elle chante ? se demanda-t-elle. Celle qui venait de lui payer un verre n’arrêtait pas de jeter des regards furtifs sur sa droite, avant de s’arrêter net.

Yuna imita le mouvement, s’asseyant à quelques pas de là, sur un banc déjà occupé par un grand-père qui la dévisagea sans aucune retenue. Elle lui adressa un sourire gêné, puis reporta son attention sur la possible schizophrène, désormais adossée à un mur, à l’ombre. Yuna ne put retenir un petit ricanement nerveux. Derrière la jeune femme vêtue de noir, un « Vai te foder » tout rose s’étalait sur le crépi, comme une vieille affiche insolente d’un diner déglingué.

Après cinq bonnes minutes, elle reprit son chemin, suivie de près par l’éternelle, et désormais indisciplinée, indiscrète.

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