ANITA
Le son feutré et chaloupé de Theatrical State of Mind de Papooz ricochait contre les murs carrelés de la salle d'autopsie. Le regard du docteur Berger se posait sur la large ouverture thoraco-abdominale, vestige de son examen minutieux. Sous les ordres du capitaine Benoit, Anita s'apprêtait à lui remettre un rapport complet sur le pauvre homme.
Les causes exactes du décès n'avaient pas été difficiles à établir : aucun signe d'empoisonnement dans les analyses toxicologiques, aucune trace de coup ou de strangulation laissant présager un acte criminel avant l'incendie. Robert Chaptal s'était asphyxié, expirant son dernier souffle dans une atmosphère dépourvue d'oxygène. Son œdème pulmonaire, ses poumons imbibés d'un liquide séreux et la suie présente dans ses voies respiratoires en apportaient la preuve irréfutable.
Son corps, partiellement calciné, témoignait qu'il s'était effondré sur le ventre, la tête tournée vers le salon où le feu ne s'était pas aventuré. La partie supérieure présentait ainsi quelques zones épargnées. Il n'était plus qu'un fragment informe, morcelé par les caprices des flammes.
À l'image d'une glace vanille-chocolat, les parties carbonisées, figées dans une sécheresse craquelée, évoquaient des morceaux de charbon. La « vanille » n'avait toutefois rien à envier au reste : bien que la forme de ses membres fût vaguement intacte, ses vêtements n'avaient pas résisté à l'ardente fournaise, parsemant sa peau de lambeaux fondus. Plus aucun poil ni cheveux ne peuplait un seul centimètre de son épiderme. Le thanato va avoir un sacré boulot s'il faut présenter le corps à la famille, pensa-t-elle.
L'examen terminé, Anita dansa gracieusement jusqu’à la salle de décontamination. Elle y retira son équipement et le jeta dans la poubelle DASRI. Le contenant jaune vif, médical, semblait presque menaçant avec son logo d'apocalypse infectieuse. Pour le rendre plus sympathique, elle l'avait surnommé « le mignon », en référence à ces personnages écervelés de chez Pixar.
Libérée de sa charlotte, elle dénoua son chignon. Sa crinière rousse et rebelle retomba lourdement sur ses épaules. Elle laissa échapper un soupir, celui du devoir accompli. Les muscles, tendus par une concentration intense, se relâchèrent au rythme de l'air entraînant de sa playlist.
Il était temps d'appeler le capitaine avant de lui envoyer l'ennuyeux rapport écrit. En s'asseyant sur son fauteuil, Anita ouvrit machinalement son tiroir, rempli de guimauves au chocolat. À croire qu'il n'existait que pour cette seule fonction. Elle appuya sur la touche marquée “Benoit” de son vieux téléphone de bureau, un Matra Greftel au plastique jauni qu’elle refusait d’abandonner. Elle aimait l’idée d’être la seule à encore maîtriser ce dinosaure. La sonnerie retentit deux fois sur haut-parleur avant que le gendarme ne décroche.
— Benoit à l'appareil, grésilla une voix rocailleuse.
— Capitaine, plus personne ne dit « à l'appareil », ricana la docteure Berger avant d'enchaîner : J'ai terminé mon examen. Je vais vous épargner les détails médicaux et aller droit au but : M.Chaptal est mort par asphyxie due à l’inhalation de fumées, avec brûlures post-mortem.
Un court silence suivit, ponctué par le mâchonnement obstiné d'Anita et de sa guimauve récalcitrante.
— Je n'ai pas plus, désolée. Enfin... je ne sais pas si vous aviez une attente particulière, mais du côté médical, on n'ira pas plus loin, confirma-t-elle.
— Bien. Je ne sais même pas ce que j'espérais... C'est tellement compliqué en ce moment. J'ai l'impression que la moindre anomalie pourrait m'aider. Mais si vous me dites qu’il n’y a rien de suspect, alors je m’en contenterai.
— Je rédige mon rapport tout à l’heure et le transmets directement au magistrat via la plateforme sécurisée. Vous pourrez le consulter dès qu’il l’aura validé.
— Merci Anita. C'est Almeida qui va être déçu. Il vient de mettre la main sur un bout de plastique orange avec la major Andrade et pense déjà qu'il y a anguille sous roche, bref... Bonne journée, Doc.
***
La syncinésie faciale de Lina déclencha un ricanement à Robin.
— Sérieux, rentre la langue… Tu peux pas faire une tête normale ?
— Ferme-la, Robi. La major m’a dit que c’était une pièce à conviction importante.
Dans un sachet de prélèvement transparent trônaient les restes dérisoires du fameux Bic Phone retrouvé dans la cuisine de M. Chaptal. Elle tentait de glisser la pochette scellée dans une enveloppe à bulles avec une délicatesse presque théâtrale.
— C’est pas une bombe, tu sais. Même si tu le fais plus vite, rien ne va te péter à la gueule, insista Robin. Tu l’envoies où ?
— À l’IRCGN de Cergy-Pontoise.
— J’ai rien compris.
Elle soupira, lasse, avant d’articuler plus lentement :
— L’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale.
Son binôme hocha la tête en levant les sourcils.
— J’vois pas trop ce qu’ils vont en tirer… J’adore l’adjudant, mais j’ai l’impression qu’il veut absolument relier toutes ses histoires. La fleuriste, l’explosion… Franchement, ça n’a aucun sens.
— Tu peux quand même admettre que toutes ses affaires sont bizarres.
— Ok, mais je ne vois pas en quoi leur bizarrerie devrait les connecter les unes aux autres. Un meurtre et un accident domestique chez un papi, je ne vois pas le rapport.
— C’est quand même deux faits divers étranges en seulement quoi, quinze jours ?
— Ils devraient se concentrer sur le meurtre et rien d’autre, s’agaça Robin. C’est une perte de temps et d’énergie. Pourquoi chercher plus ? Il a brûlé à cause de l’incendie de sa maison, point.
Lina se perdit dans ses pensées un instant, les yeux rivés sur l’adresse de l’enveloppe.
— Tu sais, parfois, on ne regarde pas assez les causes des événements, seulement leurs conséquences.
Le gendarme posa ses coudes sur le comptoir, faussement impatient d’entendre la suite.
— Ma grand-mère, il y a deux ans… Elle est tombée d’un escabeau en accrochant un cadre. On a paniqué et vérifier qu'elle ne s’était pas cassé quelque chose. Et ça n’a pas loupé, elle s’était pété le bras droit. Du coup, les gens lui demandaient : « Alors, Mme Hugon, comment vous vous êtes fait ça ? » Et elle n’arrêtait pas de répéter —
— « En tombant de l’escabeau », reprit-il. Je sais, je m’en souviens.
— Oui. Mais est-ce que tu te souviens de ce qu’il s’est passé ensuite ?
— Elle était malade.
— Exactement. Tout le monde s’était tellement focalisé sur sa fracture que personne ne s’était vraiment questionné sur la raison de sa chute, en mettant confortablement ça sur le compte de la maladresse. Puis, plus tard, elle a eu plein d’autres pertes d’équilibre.
— Sa tumeur cérébrale, regretta Robin. Je m’en rappelle.
Lina retint un sanglot.
— Tu comprends où je veux en venir. Parfois, le vrai problème, ce n’est pas la chute, mais ce qui la provoque. Et l’adjudant l’a bien compris. Sinon, il n’aurait jamais découvert l’histoire du fils de la fleuriste. Il aime creuser là où personne ne juge nécessaire. Qui sait ce que nous réserve ce bout de plastique ?
Il s’enfonça dans son siège, les traits dubitatifs. Robin mordillait le bout de son stylo sous le regard pressé de sa collègue, qui attendait une réaction de sa part.
— Mouais… Perso, je vois pas ce qu’il y a à creuser dans un accident lambda comme celui-ci. Si le meurtre de la fleuriste n’avait pas eu lieu juste avant, personne ne se serait pris la tête avec cet échantillon. C’est pas moi qui irais présumer de quoi que ce soit.
— Quand on porte comme nom de famille l’ustensile le plus suspect du tiroir, on devrait apprendre à envisager toute chose avec méfiance, conclut Lina, une moue renfrognée sur le visage.
D’un geste vif, elle saisit le précieux colis et quitta la gendarmerie pour rejoindre le coursier chargé de l’échantillon.
***
Si l’appartement était charmant, Yves n’était clairement pas des plus soigneux. Yuna sentait des miettes sous ses chaussettes qui parsemaient ce magnifique parquet en chevrons… croustillant.
— Pourquoi tu continues de retirer tes chaussures ? Je t’ai déjà dit que tu pouvais les garder.
— C’est culturel, répondit-elle sans même lever les yeux.
Deux heures s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec l’inconnue du bus et la filature qui l’avait menée jusqu’en bas de son immeuble. Il lui avait été impossible de se calmer, et c’est tout naturellement qu’elle s’était précipitée chez son superviseur et ami : Yves Kervarec.
— Tu as noté l’adresse ? interrogea-t-il.
Elle acquiesça, inquiète de détenir la moindre information concernant la jeune femme vêtue de noir.
— Allez, calme-toi et viens t’asseoir. Je vais te servir un peu de cidre.
Sans attendre de réponse, il se leva, tout guilleret à l’idée de s’en descendre une bolée, et lança depuis la cuisine :
— Je crois même qu’il me reste du kouign-amann. Bon, il n’a rien de très authentique, mais la Maison Majorel ne s’en sort pas trop mal pour une pâtisserie Lozérienne !
Yuna s’approcha de la fenêtre qui donnait sur celle du voisin. Qu’est-ce qu’il fabrique ? se demanda-t-elle. Le jeune homme sautillait sur place, les yeux rivés sur un écran, le visage empourpré par un évident manque d’exercice. Yuna secoua la tête, désabusée. Certains avaient le luxe de sculpter leur silhouette quand, elle, de son côté, croisait les doigts pour rester en vie le plus longtemps possible.
— Arrête de te ronger les doigts ! interpela Yves.
Il revenait de la cuisine, les bras chargés de victuailles et le sourire jusqu’aux oreilles.
— Je croyais que tu étais végétarienne !
Elle eut un rire nerveux malgré elle avant de s’installer à ses côtés.
— Et alors ? Tu as appris quelque chose pendant ce rendez-vous ?
— Pas vraiment. Elle s’est contentée de me mettre en garde. Un peu comme à Sainte-Enimie, sauf que cette fois, elle m’a payé un verre.
— C’est gentil de sa part.
Yuna plissa les paupières, outrée.
— Yves ! Ce n’est pas « gentil » ! Cette fille est dangereuse, je l’ai toujours su. Je sais que tu essaies de me rassurer en blaguant et en me gavant de sucre, mais ça ne marche pas. Je suis morte de trouille à l’idée de la recroiser. Et si les gendarmes me rappellent ? Qu’est-ce que je fais ?
Il inspira profondément, retrouvant son sérieux.
— Si les autorités te contactent, tu n’auras pas le choix, Yuna. Tu devras y aller.
La simple idée d’aller à l’encontre des recommandations de cette fille la fit frissonner. Sur la table basse, son cidre et sa pâtisserie demeuraient intacts. Son appétit s’était envolé, emportant avec lui son calme et sa sérénité. Yves remarqua la détresse dans sa posture crispée.
— Bon, récapitulons. Tu l’as rencontrée, elle t’a dit de la laisser tranquille, et ensuite… tu l’as suivie, taquina-t-il. Est-ce qu’elle t’a vue ?
— Non… je ne crois pas qu’elle ait remarqué.
***
— Elle m’a suivi.
Anna faisait les cents pas entre sa cuisine et son salon, sous les yeux amusés de Martin et de ses deux boules de poils.
— Et alors ? C’est normal qu’elle soit curieuse.
— À ce niveau-là, ce n’est plus de la curiosité, c’est de la débilité. Je venais de lui dire de me lâcher les basques. Et maintenant, elle sait où je crèche.
Bien trop agitée, un début de migraine se mit à tambouriner en sourdine dans son crâne. Anna glissa un CD dans le lecteur, espérant apaiser le tumulte de ses pensées.
Les premières notes d’une guitare finger‑picked, douce et délicate se déployèrent : Wallowa Lake Monster de Sufjan Stevens. L’arpège presque hypnotique, instaura aussitôt une atmosphère mélancolique qui enveloppa la pièce d’une sérénité fragile.
Apaisée par cette boucle musicale contemplative, elle se laissa tomber dans son fauteuil, exténuée. Potiron profita de cet instant de faiblesse pour se lover sur ses genoux, ponctuant le silence de longs ronronnements.
— Je veux juste qu’on me laisse faire mes livraisons tranquille, sans m’ajouter de difficultés, soupira-t-elle.
— Ce ne sont pas vraiment des colis, tu élimines des gens, répliqua le gamin.
— Je sais. Mais c’est mon fardeau. Je n’ai pas le choix.
— Si. Tu pourrais laisser la justice faire son travail, insista Martin.
— La justice, c’est comme « l’ouverture facile » d’une barre de Kinder Bueno.
— C’est-à-dire ?
— Décevant.
Martin esquissa un rictus devant cette comparaison à la fois ridicule et pleine de vérité. Anna avait déjà tenté de libérer ces squatteurs de cervelle par des moyens plus doux. Au début, elle pensait que de simples recherches, des preuves ou quelques indices susceptibles d’attirer l’attention des autorités sur leur histoire pourraient les faire disparaître et lui rendre les clefs de son cortex fatigué. Mais il était difficile de trouver un policier intéressé par ses élucubrations. On la prenait souvent pour une originale, jamais vraiment au sérieux.
Après un long séjour en maison de repos, usée par le tintamarre incessant dans son grenier neuronal, elle avait décidé de passer à des mesures plus radicales. Bien sûr, elle n’avait pas imaginé ôter la vie à qui que ce soit, mais espérait au moins confronter les présumés coupables pour les faire avouer leurs crimes, dans l’espoir d’apaiser enfin ces locataires invisibles.
C’est dans cet état d’esprit, bien décidée à faire parler un sapeur-pompier aux mœurs troubles, qu’elle s’était elle-même retrouvée en danger. Lorsque l’homme comprit qu’elle savait, il la saisit violemment par la gorge. Plaquée contre un mur à l’arrière de la caserne, Anna sentit son souffle se couper. La main serrée autour de sa trachée exerçait une pression brutale. Chaque inspiration devenait plus douloureuse, plus laborieuse que la précédente. Le besoin d’oxygène devint une obsession brûlante, au point qu’elle attrapa les mains de son assaillant, dans l’espoir vain qu’il stoppe sa folie.
À l’époque, sa chevelure était toujours relevée en un chignon haut, maintenu par une broche métallique à triple dents. Instinctivement, à la recherche de quelque chose pour la sortir de cette mort annoncée, elle s’en saisit et et lui porta un coup brutal dans l'oeil droit.
Dans un cri de douleur, il relâcha immédiatement sa prise. Un ruissellement poisseux s’écoulait de ses mains, encore plaquées sur son visage. Anna tomba à terre, peinant à reprendre son souffle, lorsqu’elle la vit. L’ombre. La voix. Celle qui l’avait conduite jusqu’au soldat du feu.
Tue-le, avait-elle prononcé calmement.
Martin, déjà présent à l’époque, désigna d’un hochement de tête le trident ensanglanté, dont une pointe s'était tordue, gisant au sol. Elle le ramassa. Soudainement habitée par une sérénité nouvelle, elle s’approcha du pompier et le frappa jusqu’à ce qu’il s’effondre, vidé de sa propre essence, éteint.
Ce souvenir, à la fois terrifiant et libérateur, lui revenait en pleine figure, comme une révélation déconcertante. C’était ce jour-là qu’elle était devenue la Livreuse. Ce jour-là, Anna comprit que, pour faire taire les Suppliciés, elle devait anéantir ceux qui échappaient aux mailles immensément larges de la justice.
Perdue dans les méandres de ses songes, une voix la rappela à l’ordre. L’écho liturgique de Sainte‑Enimie résonnait encore, obstiné. Il attendait que la balance penche enfin du bon côté :
Que chante pour toi la bouche des enfants,
Qu’exulte en toi le peuple des vivants.
***
21h54, et la légiste n’avait toujours pas terminé le compte rendu de sa dernière autopsie. À moitié absorbée par son travail, un vieil épisode d’Ally McBeal tournait en fond. Un ourson à la bouche, elle se relut plusieurs fois, puis s’attarda sur un bilan complémentaire du laboratoire, qui avait analysé un échantillon prélevé sur un bout de chemise de M. Chaptal. Lors de l’examen microscopique, ils avaient détecté un élément inattendu : un poil canin.
Elle se souvenait que l’adjudant lui avait parlé d’une niche sur le porche du vieil homme, mais soudain, elle réalisa que personne n’avait évoqué ni un chien enfui, ni des restes retrouvés après l’incendie. Anita ne pouvait s’empêcher de se demander où l’animal pouvait bien être.
Elle ajouta une petite note en fin de mail : Où est le chien ? avant d’appuyer sur « envoyer ».
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