HUMBERT

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Lucas n’arrivait pas à fermer l’œil depuis des jours. Il se repassait en boucle les maigres éléments de l’enquête qu’il avait en sa possession. Son seul réconfort résidait dans l’odeur fumante de son chocolat chaud, dans lequel il avait laissé fondre quelques guimauves. Mais le sentiment que des détails importants échappaient à leur vigilance le rendait fou. À l’image de la vérité finalement établie dans l’horrible affaire de Julien Renoir, le fils unique d’Henri et Colette, l’adjudant voulait comprendre pourquoi Robert Chaptal avait péri dans les flammes de sa cuisine.

Le rapport des pompiers ne laissait pas de place au doute : il avait été établi que l’explosion était d’origine accidentelle. Cette conclusion satisfaisait bon nombre de ses collègues, mais pas lui. Sur son ordinateur, il avait créé un dossier regroupant les deux affaires. Dans son esprit, d’une manière ou d’une autre, tout était lié. Il en était persuadé. Tandis que ses doigts frottaient les poils rêches de sa barbe, son corps exténué s’enfonçait dans la chaise de bureau. Sur le four à micro-ondes, seule horloge de son appartement, s’affichait en vert : 3 h 46. L’adjudant secoua la tête en soufflant d’exaspération. Rien ne l’agaçait plus que de ne pas comprendre, de sentir quelque chose lui filer entre les doigts.

Finalement décidé à rendre les armes, il se redressa pour éteindre son ordinateur et ses deux écrans. Sur l’un d’eux, la vidéo du bus tournait en boucle, et Lucas ne put s’empêcher de s’y attarder encore une fois. Il plissa les yeux, plus par fatigue que par réelle concentration, et nota dans son calepin imaginaire quelques détails d'apparence futiles. La couleur de ses vêtements : noir. Étrangement, certaines parties du blouson paraissaient plus sombres que d’autres, presque humides. Il s’étonna de ne remarquer cela que maintenant et poursuivit son observation.
Elle prit place, dos à la caméra avant du véhicule. Ses cheveux, coupés au carré, châtain clair, lisses, étaient plaqués sur ses oreilles par un gros casque audio, noir lui aussi. Sa position, ainsi que celle de la jeune Seo, laissait deviner qu’elles se toisaient mutuellement sans un mot.
Puis l’inconnue attrapa son téléphone portable de sa main. Gauche… constata Lucas. Une avance rapide l’amena au moment où le corbeau de malheur descendit après avoir actionné le bouton d’arrêt. Elle se releva, puis disparut à l’extérieur.

Lucas éteignit finalement son ordinateur, les suppositions de la légiste en tête : une personne mesurant moins d’un mètre soixante-trois et gauchère. L’idée venait de s’ancrer insidieusement dans son crâne. Cette fille, vêtue des couleurs de la faucheuse, correspondait finalement bien au dérisoire portrait dressé par Anita. Certes, beaucoup pouvaient entrer dans ce profil, mais tous n’avaient pas été à proximité du lieu du crime au moment où celui-ci s’était produit. L’adjudant se coucha avec un nouvel objectif en tête : retrouver l’oiseau de mauvais augure et convaincre le capitaine qu’il s’agissait du suspect principal. Mais, pour cela, il devait s’assurer qu’elle mesurait bien moins d’un mètre soixante-trois.

***

Sa boîte mail affichait cent quatre-vingt-huit messages non lus, et pourtant. Le capitaine restait inerte, le regard hagard, rivé uniquement sur la photo de sa nouvelle acquisition : une maquette au 1/35ᵉ du Faucon Millenium. Une pièce incroyable, un peu plus d’un mètre de long, qu’il avait reçue deux jours plus tôt et qu’il n’avait pas encore eu le temps de toucher. Sa femme le lui avait pourtant répété :

— N’achète pas ce truc, avec tout ce qu’il se passe ! Après, tu vas encore ronchonner que tu n’as pas le temps de t’y mettre.

Le constat était sans appel : sa femme avait raison, comme toujours. Cela lui arracha un grognement d’agacement. Il était temps d’aller nourrir ses foutues crevettes bleues.

Alors qu’il se relevait péniblement de sa chaise, la major frappa à la porte entrouverte pour s’annoncer.

— Bonjour, Césa. Entre, installe-toi.

— J’ai vu le mail du Dr Berger, au sujet du cabot.

— Quel mail ? s’agaça le capitaine.

Andrade comprit aussitôt qu’il valait mieux éviter tout mystère. Il fallait alléger la charge mentale du vieux dragon, sous peine de voir quelqu’un finir carbonisé.

— Elle a reçu les rapports des échantillons du labo : ils ont trouvé des poils de chien dans les tissus de la chemise de Robert Chaptal.

— Et alors ? Oui, le vieux avait un chien, on a tous vu la niche à l’entrée, rétorqua Benoit.

— Oui, mais il est où ? Anita a raison, personne ne s’est posé la question.

— Il a dû s’enfuir pendant l’incendie. Qu’est-ce que ça peut bien changer ?

La major haussa les épaules, un petit air perplexe sur le visage. Benoit reprit place à son bureau, les sourcils plus froncés que jamais. Tous ces détails sans importance lui tapaient franchement sur le système.

— À part si ce chien est doté de la parole, qu’on le retrouve ou non ne fera pas avancer le schmilblick.

Comme un agacement n’arrive jamais seul, Almeida fit son entrée dans le bureau du chef de brigade. Benoit remarqua ses petits yeux et comprit immédiatement que le fouineur de service allait en rajouter une couche.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il.

— Je vais aller à la compagnie de bus, il faut que je mesure à quelle hauteur se trouve le bouton d’arrêt.

La phrase lunaire de l’adjudant le laissa pantois. Le capitaine se fit taiseux et se contenta d’un simple geste de la main, signifiant : faites vos trucs bizarres sans moi.

— Très bien, dit-il sans aucune conviction. Césaria va vous accompagner. Je vais traiter le troupeau de mails qui pollue mon ordinateur.

***

Toujours préoccupée par le fait que Yuna connaisse son adresse, Anna s’était tout de même motivée à se rendre de nouveau à Sainte-Enimie. C’était ici que la voix l’avait hameçonnée, et elle n’en pouvait plus de l’entendre chantonner à l’intérieur de son crâne.

— Notre-Dame-du-Gourd, précisa fièrement Martin.

— Oui, ça vient de là.

Non loin de l’endroit où le taxi l’avait déposée se dressait une vieille église : le seul lieu probable d’où pouvaient lui parvenir tous ces chants liturgiques. En s’en approchant, ceux-ci reprirent de plus belle, avec une dévotion nouvelle. Anna eut la sensation d’une chorale, et non plus d’un chant à une seule voix.

Le soleil se lève sur le monde,

Chantons tous ensemble en rond.

Dieu nous aime, il nous répond,

Avec joie dans notre cœur profond.

La puissance vocale résonnante dans son cortex la fit vaciller, à tel point qu’elle dut s’appuyer sur le mur qui longeait la ruelle. Un passant s’en inquiéta, mais Anna ne voulait pas se faire remarquer et remboîta rapidement le pas.

Devant la grande porte en bois de la vieille église romaine, Anna hésita un instant. La sensation qu’une situation allait dégénérer avait formé une boule dans son estomac. Malheureusement, elle ne pouvait plus reculer : jamais on ne lui avait vraiment laissé le choix. C’était agir ou se laisser ronger de l’intérieur. Elle fit alors grincer l’entrée de ce lieu qui se voulait sacré et y découvrit une petite nef donnant sur un chœur sobre, sans ornement particulier.

Anna entra et fut saisie par la fraîcheur qu’offrait l’épaisseur des murs. Elle chercha du regard si l’ombre musicale était assise là, quelque part, sur l’une des travées de bancs, mais rien. Puis apparut l’agaçant petit Martin.

— Tu trouves pas que ça ressemble étrangement à ta boîte crânienne ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? grogna-t-elle.

— Toute petite, froide, faite de pierre, vide, avec seulement l’écho des voix qui rebondissent sur les parois.

Dans un réflexe étrange, Anna lança sa main pour tenter de lui donner une tape derrière la tête, mais celle-ci n’atteignit que le vide, et Martin s’évapora pour réapparaître dans le transept droit du bâtiment.

— Il est là, lança le jeune garçon.

Genoux à terre, mains jointes devant le cierge pascal, une petite silhouette avait l’air de se recueillir. Lorsqu’Anna arriva derrière elle, l’ombre se redressa pour lui faire face.

Vous êtes là.

— Bonjour, dit-elle simplement.

Je suis content. Nous allons pouvoir discuter.

L’aura enfantine de cet amas de poussière noirâtre rayonnait étrangement dans ce lieu. Elle se mit à parcourir la nef à cloche-pied pour entrer dans l’un des confessionnaux. Anna roula des yeux, peu désireuse d’entrer dans cette boîte à péchés, mais elle n’avait guère le choix. Elle prit alors place de l’autre côté de la grille de confession, agacée de constater que Martin était lui aussi présent à travers les maillages de la séparation.

— Dégage, Martin.

Qui est Martin ?

— Bonne question… J’en sais foutre rien.

Le concerné se contenta d’un petit rire mutin avant de se dissoudre dans le néant. Anna profita de son absence, certainement éphémère, pour entrer dans le vif du sujet.

— Qui es-tu ?

Je suis ce qu’elle n’a pas voulu.

— Bordel… Pourquoi parlez-vous toujours en énigmes ? pesta-t-elle, avant de reprendre son calme. De qui tu parles ?

L’âme. Je suis le rejet de l’âme. Cette petite partie de moi qu’elle n’a pas pu emporter avec elle. Et maintenant, je suis coincé ici.

Anna était déstabilisée par sa réponse. Elle n’attendait qu’un nom, et voilà qu’elle se retrouvait confrontée à une notion bien plus abstraite. Avec le temps, elle avait cessé de chercher à comprendre, préférant le calme, la quiétude, l’absence de voix dans sa tête, le simple soulagement de ne plus être assaillie par la migraine. Mais ce petit bout d’ombre venait de semer en elle un désir qu’elle avait longtemps jeté aux oubliettes : le besoin de donner du sens.

— Mais comment t’appelles-tu ?

Est-ce important ? Quand tu le sauras, pourras-tu m’aider ?

— Ce n’est pas important pour moi. Mais en me le disant, je pourrais peut-être me rendre utile.

Humbert Letellier.

D’un geste vif, elle nota l’information sur son téléphone.

— Pourquoi tu es là ?

Je ne sais pas pourquoi je suis là. Mais je sais pourquoi je ne suis pas ailleurs.

— Waouh… Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué… Et donc ?

La blessure me retient. Je n’arrive pas à m’apaiser. Alors, pour aller mieux, je chante.

Sur ces mots, l’ombre se glissa à travers le rideau rouge pour rejoindre le chœur et se remettre à fredonner des airs lancinants. Anna comprit alors que la confession était terminée et qu’il était temps de mener quelques investigations pour faire taire le mélodieux, mais néanmoins pénible, petit Humbert.

***

Les mains dans les poches de son élégant trench bleu nuit, la major regardait l’adjudant avec un certain désespoir.

C’est pire que ce que j’imaginais… s’amusa-t-elle intérieurement.

Elle s’adossa à la paroi du bus, les yeux rivés sur son nouveau collègue, un mètre à la main. Celui-ci mesurait la distance entre le sol et le bouton d’arrêt avec un sérieux déconcertant. Le propriétaire de la compagnie, M. Hugon, tentait tant bien que mal de retenir un rire. Césaria le voyait se mordre l’intérieur de la joue, le coin des lèvres légèrement relevé.

— Alors ? lança-t-elle.

— Un mètre dix, affirma Lucas.

— Je vous l’avais dit ! s’insurgea le directeur.

— Désolé, M. Hugon. Je ne voulais pas vous donner l’impression de douter de vous, mais c’est mon métier de vérifier, répondit l’adjudant.

L’homme ronchonna avant de sortir un bonbon Stoptout de sa poche, qu’il enfourna aussitôt.

— Et à quoi cela peut-il bien vous servir ? C’est la première fois que je vois des gendarmes prendre de telles mesures dans mes véhicules. Dois-je m’inquiéter ? Je vous assure que tout es conforme à la réglementation.

La major remarqua l’impatience du dévoreur de réglisse et décida d’intervenir.

— Rassurez-vous. Nous avions simplement besoin de cet élément pour avancer dans une enquête. Mais soyez tranquille : cela ne concerne en rien votre compagnie.

En sortant de l’entrepôt, la major restait perplexe face à la méthode de l’adjudant. Pouvait-on vraiment déduire la taille de l’inconnue à partir de la hauteur d’un simple bouton poussoir ?

Andrade se rappela alors d’une enquête menée par des inspecteurs de la BAC. Ils avaient réussi à identifier un suspect grâce à une vidéo de bar, non loin du lieu du crime. Sur les images, on distinguait l’homme en train de coller quelque chose sous une table. Les enquêteurs avaient ensuite récupéré un chewing-gum à cet endroit précis. L’ADN qu’il contenait avait suffi à les conduire jusqu’au criminel.

Tout à coup, la méthode en apparence exubérante, de l’adjudant ne lui parut plus si étrange. Après tout, il ne faisait que tirer parti du peu d’informations qu’offrait la vidéo. Dans le siège du véhicule de service qui les ramenait en direction de la brigade, son téléphone sonna.

— Allo ?

— Bonjour Major, c’est l’IRCGN de Cergy-Pontoise. Nous avons quelques informations concernant l’échantillon du Bic Phone que vous nous avez fait parvenir. Le coursier devrait vous livrer nos rapports cet après-midi.

— Bien, c’est une bonne nouvelle. Pouvez-vous me dire rapidement ce que vous avez trouvé ?

— Il n’a pas vraiment été utilisé : pas de messages écrits ni vocaux. Un seul appel entrant a été enregistré. Aucun contact n’était enregistré sur la carte SIM, pas de photo ni de vidéo, rien. Vous trouverez l’opérateur dans les documents ; je vous invite à lancer une procédure de demande d'infos auprès de leurs services. Quant à l’appareil lui-même, le numéro pré-attribué indique qu’il s’agit d’un modèle vendu en tabac-presse. Et nous n’avons relevé aucune empreinte.

— Merci à vous. Bonne journée.

Elle laissa échapper un soupir d’insatisfaction. Une fois de plus, les indices semblaient bien lacunaires.

L’adjudant, assez perspicace pour comprendre que la réaction de Césaria n’augurait rien de bon, se contenta de ne pas poser de questions et alluma son autoradio. Dancing with Myself de Billy Idol gronda dans l’habitacle, provoquant un ricanement chez la major. Une sensation la traversa : c’était exactement l’énergie dont elle avait besoin. Après tout, elle n’avait pas encore le rapport entre les mains. Deux jokers restaient : l’opérateur et le tabac-presse. L’un pouvait identifier l’appelant, l’autre, s’ils retrouvaient le bon établissement, pourrait fournir de nouvelles vidéos de surveillance.

Césaria s’enfonça dans son siège, ferma les yeux et laissa le moteur et les guitares envahir l’habitacle. Les doigts d’Almeida tapaient le rythme sur le volant, irréguliers, presque joyeusement décalés. Étrangement, cela la calmait. Lui et son grain de folie. Lui et son obstination presque pathologique.

Elle avait oublié ce frisson particulier que l’on ressent en traquant un suspect sur le terrain, en suivant les fils ténus d’indices presque inexistants. Trop longtemps enfermée dans les bureaux froids de la brigade de recherche, elle avait oublié cette excitation fugace de la traque : celle du chasseur qui ne cherche qu’une seule chose, suivre les traces jusqu’à sa proie.

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