ORANGE

11 minutes de lecture

Fumer n'avait presque plus de saveur depuis quelques semaines, et ce petit bout de balcon devenait bien trop fréquenté au goût d'Anna. Un nuage s'échappa de ses lèvres tandis qu'elle appuyait son dos contre la rambarde. La cigarette mollement tenue entre son index et son majeur, elle observait Martin motiver les troupes dans une bataille de mignonnerie dont Potiron et Buta ne se lassaient pas. Ces deux boules de poils étaient devenues, en un temps record, absolument inséparables.

Pour s'éviter les mièvreries du seul bipède partageant son quotidien, elle s'était, comme à son habitude, immergée dans sa bulle musicale. Le son feutré, la voix grave et voilée de Daniel Spaleniak murmurant les paroles de Night, lui rappelait curieusementl'histoire de sa vie :

« Silencieuse... comme la nuit est silencieuse

Quelqu'un m'a éteint, mais maintenant je suis de retour

Bouge, prends ton sac et commence à courir

Il y a quelqu'un qui se cache dans l'obscurité »

Traversée par une mélancolie singulière, Anna profitait de l'agitation qui animait ses trois compagnons. Un fugace rictus s'installa au coin de ses lèvres. Ce sentiment la surprenait parfois, surtout lorsqu'elle regardait Martin un peu trop longtemps, à l'image de quelqu'un s'attardant sur une vieille photo. Cette étrange sensation que quelque chose était révolu, qu'une page s'était tournée, emportée par le temps dans son immuable mouvement.

Les paroles d'Humbert dans le confessionnal lui revinrent : « C'est qui Martin ? »

Elle n'en avait pas la moindre idée. Dans son carnage justicier, il était resté la seule ombre au tableau. La seule énigme indéchiffrable. Avait-elle seulement cherché à savoir comment s'en débarrasser ? En avait-elle vraiment envie ? À cette pensée, Anna prit une dernière taffe avant d'écraser son mégot.

— Martin.

Le jeune garçon s’interrompit et reporta son attention sur elle.

— Tu as dit que tu entendais les voix, toi aussi. Quand on est partis du bar du Commerce, l’autre fois.

Il acquiesça simplement, intrigué par cet intérêt soudain.

— Tu as dit que tu les percevais comme si tu étais sous l’eau, c’est ça ?

— Oui. Enfin… pour les voix parasites seulement.

Anna fronça les sourcils.

— Comment ça ?

— Tu sais bien, l’homme et la femme qui se disputent sans arrêt, quand tu es surchargée émotionnellement.

— Alicia ?

— Oui. Elle et le type. Tu ne les as jamais vus, pas vrai ?

Elle se mordit la lèvre. Il avait raison : les échos de cette altercation l’envahissaient toujours dans les pires instants. Ceux où quelque chose allait se jouer, quand son émotion débordait ou bien lorsque ses migraines devenaient insupportables. Et c’était vrai : elle n’avait jamais entraperçu la moindre silhouette. Anna avait toujours eu la sensation qu’ils étaient partout et nulle part à la fois. Deux vieux fantômes, confortablement installés dans le vieux manoir en ruines de son cortex.

Et puis ce prénom : Alicia. Je connais ce prénom, songea-t-elle.

— Quand ils sont là, ma vue se brouille. À chaque fois.

Martin écarquilla les yeux.

— Tu n’y vois plus rien ?

— Non, ce n’est pas ça. Elle se rétrécit… tu sais, comme quand tu regardes à travers une fente. Je ne sais pas, ajouta-t-elle dans un murmure.

Anna secoua la tête, agacée. Elle n’aimait pas que ce sympathique nuisible ne lui apporte aucune réponse. Le gamin venait toujours à son secours quand il le pouvait, et c’était sans doute aussi pour ça qu’elle continuait de tolérer sa présence. Et puis, elle n’avait jamais su comment s’en débarrasser : lui-même était incapable de lui expliquer pourquoi il se trouvait à ses côtés.

Martin s’installa au sol, dos contre le mur. Anna l’imita et tous deux se retrouvèrent côte à côte, dans un mutisme serein. Le bruit de quelques voitures se mélangeait au chant mélodieux des merles noirs et des chardonnerets. Les sons de la ville, mêlés à ceux de la nature sauvage de Lozère, venaient envelopper leur réflexion silencieuse. Ils l’habillaient d’un manteau rassurant, celui de la vie qui continuait de se répandre autour d’eux, là où leur propre existence n’en finissait plus de sombrer dans les abîmes.

— Et le petit Humbert Letellier ? lança Martin en changeant de sujet.

— J’ai fait quelques recherches. Un enfant du même nom apparaît dans des journaux des années soixante. Je vais aller aux archives pour voir ce que je peux trouver. Mais d’après le peu que j’ai lu, il semble ne jamais avoir retrouvé le chemin de sa maison.

***

— Bon… je vais vous montrer, mais ne vous attendez pas à une science exacte, d’accord ?

La major fit un arrêt sur image, au moment précis où la faucheuse présumée se trouvait au plus près du bouton poussoir. Elle déposa alors une feuille de calque par-dessus l’image et s’appliqua à la scotcher aux quatre coins de l’écran. Une fois certaine qu’elle ne risquait plus de bouger, elle traça trois traits à l’aide d’une règle puis tenta une explication.

— Ici, c’est le sol. Là, le bouton. Et là, la tête de notre présumée meurtrière. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la taille réelle du dessin sur l’écran, mais le rapport entre ces distances.

L’adjudant et le capitaine hochèrent la tête de concert, feignant d’y comprendre quelque chose.

— Imaginez une règle graduée. Si je sais que la distance du sol au bouton mesure un mètre dix, et que sur mon calque, ce même intervalle mesure quatre centimètres, eh bien… je peux utiliser ce rapport pour tenter d’en déduire une taille approximative.

Leurs regards perdus, les lèvres pincées de Benoît et leurs sourcils froncés ne laissaient guère de doute : Andrade les perdait.

— Bon… Ici, du sol à la tête, j’ai, mettons, six centimètres. Donc je fais un petit calcul : si quatre centimètres correspondent à un mètre dix, alors six centimètres, ça donne… à peu près un mètre soixante-cinq, un mètre soixante-dix. Vous me suivez ?

Dans un bafouillement désordonné, presque inaudible, ses deux collègues grognèrent quelque chose qu’elle prit pour un oui.

— Bien entendu, comme je vous l’ai déjà dit, ça reste une approximation. La caméra est en hauteur, l’objectif déforme un peu, et si la personne se penche, ça fausse tout. C’est pour ça que j’ai choisi un arrêt sur image où elle se tient la plus droite possible. Mais ça donne un ordre d’idée. On ne mesure pas la vraie taille, on mesure un rapport entre deux points dont l’un est déjà connu.

Dans un silence presque religieux, la major se mit à poser des formules sur un post-it bien trop petit pour le développement de son opération. Elle en décolla donc deux autres pour continuer son calcul. Almeida et le capitaine, debout derrière elle, tentaient malgré tout de suivre ce qu’elle alignait sur le papier, en vain. Après un dernier coup de stylo, Césaria releva la tête.

— Bon. Si mes calculs grossiers sont à peu près corrects, on est sur quelqu’un qui ne mesure pas plus d’un mètre soixante.

L’adjudant ne put retenir un mouvement de victoire, poing serré et sourire satisfait, accompagné d’un « yes » presque murmuré, qu’il effaça aussitôt quand Benoît l’assassina du regard.

— Félicitation à vous deux, grogna-t-il s’approchant de son aquarium. Voilà que nous connaissons : ses gouts vestimentaires douteux, sa main directrice, la marque de son casque audio et maintenant, sa taille approximative !

Andrade ne put retenir un ricanement moqueur, qu’elle tenta tant bien que mal d’étouffer. Feignant un toussotement, elle posa maladroitement sa main devant sa bouche.

— Ce n’est pas si mal, Alain. On avance à l’aveugle, mais on avance quand même. Et surtout avec les moyens du bord.

— En posant une foutue feuille calque sur un écran ? répliqua-t-il sèchement.

Almeida croisa le regard préoccupé du major. Son but était de caresser le capitaine dans le sens des écailles, pour ne pas le froisser davantage, et de le rassurer avec quelque chose de plus concret, de plus tangible. L’entrée de Lina dans l’embrasure de la porte, une enveloppe scellée à la main, eut des allures d’apparition divine. Elle tenait entre ses doigts ce dont Césaria avait besoin pour améliorer l’humeur du reptile renfrogné.

— Hugon ? Entrez, ordonna Benoît.

— C’est le rapport que vous attendiez, le coursier vient de me le remettre.

— Merci, Lina, je m’en occupe, intervint la major.

Les trois officiers se disposèrent autour du bureau du capitaine, tandis que l’agent d’accueil reprit le chemin du rez-de-chaussée.

— L’expert que j’ai eu au téléphone m’a conseillé de prendre contact avec l’opérateur pour obtenir des informations plus concluantes concernant les appels et la localisation.

— Je m’en occupe, répondit Almeida.

L’adjudant se saisit de la feuille et s’isola dans le couloir pour exécuter sa tâche au plus vite. Andrade, restée seule avec Benoît, ne put s’empêcher de reprendre un ton familier, celui de la petite fille qui l’avait toujours considéré comme un oncle, une présence rassurante à mi-chemin entre l’ami et le parent.

— Alain…

— Quoi ? rétorqua-t-il froidement.

Césaria lui lança une œillade réprobatrice, un rictus accroché aux lèvres.

— Il faut que tu te calmes. On n’est pas là pour te compliquer la vie. Almeida est vraiment un gendarme investi. Il se donne corps et âme dans cette enquête, tu ne peux pas le lui reprocher.

Il grommela quelques mots avant de s’apaiser légèrement.

— Je suis sous tension. Ce n’est pas contre vous. Tout le monde me tombe dessus : la presse, le procureur… On me demande des comptes en permanence.

— Justement. Notre rôle à nous, c’est de te permettre de leur donner enfin les réponses qu’ils attendent. Alors laisse-nous t’emmerder.

La mine attendrie, Andrade comprit qu’elle avait réussi à souffler sur la flamme sans l’attiser. Les épaules affaissées du vieux grincheux la confortèrent dans l’idée qu’elle avait trouvé les bons mots, lorsqu’Almeida réapparut dans le bureau.

— J’ai eu l’expert de chez Orange. La ville de Mende compte neuf antennes 5G. Autant dire qu’on n’aura rien de très précis… mais le téléphone a borné sur deux antennes différentes. Il m’a transmis les zones couvertes. Chaque antenne est divisée en trois secteurs, et d’après lui, on peut espérer une précision de l’ordre de quelques centaines de mètres, pas plus. Il faut faire une demande de réquisition judiciaire auprès du juge d’instruction pour recevoir le détail. Il faudra probablement attendre quelques jours...

***

Yuna n’arrêtait pas de tapoter frénétiquement ses doigts sur la table de son bureau. Elle ressassait tout ce qui s’était passé : la rencontre dans le bus, les regards échangés, la découverte de l’assassinat de Florac et les théories bancales d’Yves à ce sujet. La filature qui les avait menés à la maison du grand-père, soufflée par une explosion la nuit même, sa rencontre avec l’inconnue dans les toilettes d’un snack de Sainte-Enimie, sa convocation à la gendarmerie et, pour finir, les menaces à peine voilées portées à son encontre dans le bar du commerce.

C’était beaucoup trop de choses : impossible pour la jeune astrophysicienne de se concentrer sur ses étoiles adorées. Son insouciance, ainsi que son amour pour la science des astres, s’étaient dissous dans son inquiétude viscérale d’être traquée par une psychopathe. Et pourtant… elle n’arrivait pas à s'y résoudre, glisser ça sous le tapis, comme on le ferait d’une vieille querelle dont on ne veut plus entendre parler. Elle voulait savoir. Yuna était presque obsédée par cette âme noire qui rôdait systématiquement sur les lieux de la faucheuse. Cette inconnue était le premier domino, celui dont la chute silencieuse déclenche une réaction en chaîne implacable et emporte sur son passage tout ce qui se trouve devant elle. Yuna avait la troublante sensation d’être devenue un obstacle en plein milieu de sa trajectoire.

C’était exactement pour cette raison qu’elle l’avait suivie. Ce sentiment d’être une proie lui était insupportable. Si elle ne pouvait pas se dépêtrer de ce nouveau statut, alors il fallait que la fille au bomber en devienne une à son tour. Elle se rappela les paroles de son grand-père à propos des dérives de son patron véreux : « Qui connaît tes secrets te tient dans sa main. ». Cette phrase malfaisante devenait insidieusement son crédo.

En tant que scientifique, comprendre les choses lui avait toujours permis de trouver des solutions. Si elle arrivait à mettre le doigt sur la propension de cette fille à propager des effluves funestes derrière elle, alors elle aurait une chance de la tenir à l’écart.

Yuna saisit son téléphone et composa automatiquement le numéro du Dr Kervarec.

— Allô ? balbutia Yves, la voix encore engourdie par la sieste qu’elle venait d’interrompre.

— Je vais la suivre.

— Hein ? Qui ? Quoi ?

— La fille qui m’a dit de ne pas le faire.

— Attends ma grande, j’enfile ma doudoune et j’arrive.

— Dans une demi-heure, sur la place du foirail.

Elle raccrocha, le souffle court, surprise de ses propres décisions, puis enfila son trench vert sauge qu’elle avait acheté à Séoul, juste avant son départ de Corée. Ce souvenir lui rappela que, si elle le voulait, dans le pire des cas, elle pourrait toujours plier bagage. Sur cette pensée inopinée, elle attrapa ses clefs et claqua la porte de son appartement.

***

Cette odeur de vieux papier enivrait toujours autant Anna. Elle aimait se retrouver dans ce genre d’endroit : un sol en moquette qui étouffait le bruit des pas, des rangées entières de paperasse, des fragrances d’humidité mêlées à celle de la poussière, et cette absence accueillante de nuisances sonores. Le silence. Cette bulle de rien où elle aimait toujours se perdre.

L’endroit était presque désert lorsqu’elle s’installa devant la visionneuse pour faire défiler les articles de journaux. Elle avait sélectionné plusieurs rouleaux de microfilms des années 40-50, portant sur des journaux locaux des Gorges du Tarn. Une fois le film inséré dans la machine, l’image projetée s’agrandit sur l’écran. Le rendu granuleux ne lui permit pas de tout distinguer immédiatement : elle ajusta alors le contraste et la luminosité à l’aide de la manivelle sur le côté de l’appareil.

La première page du numéro de La Croix de la Lozère du dimanche 4 janvier 1942 se dessina sur la lucarne en verre. Les titres évoquaient, sans surprise, les événements d’une époque en plein conflit : la réforme de la France, de l’armistice à l’Assemblée nationale, ou encore la collaboration des Catholiques avec le gouvernement du Maréchal.

Par-dessus son épaule, une présence familière n’avait cessé de l’accompagner pendant sa lecture. Il fallut trois heures et quarante-trois minutes avant qu’elle ne tombe enfin sur un article probant :

« 10 Mai 1942 : Disparition inquiétante.

Il s’agit de la troisième disparition en l’espace de cinq mois dans les Gorges du Tarn. Après le petit Adrien Demont et Marcellin François, c’est au tour de Humbert Letellier, 9 ans, de ne plus donner signe de vie… »

— Tu as vu ? Il faisait partie des enfants de chœur de la paroisse de Notre-Dame-du-Gourd, précisa Martin.

— Quelle surprise…

Elle continua sa lecture, jusqu’à tomber sur ce qui pouvait s’apparenter à une piste à suivre.

« Le sacristain, Paul Lescure, aurait aperçu l’enfant pour la dernière fois, alors qu’il rentrait chez lui à pied. »

Anna nota un maximum d’informations sur son téléphone avant de plier bagage. Devant l’établissement, elle s’installa sur un banc pour une petite dose de nicotine bien méritée. Martin courait en direction des pigeons qui s’envolaient à son passage. Parfois, elle se demandait s’il existait vraiment, mais se souvint du nombre de coups incalculables qui s’étaient échoués dans le vide. Cette constatation lui arracha un petit ricanement, juste au moment où son téléphone se mit à sonner.

Elle s’en saisit de la main gauche, certaine d’y voir s’afficher un numéro de démarchage… mais il n’en était rien. Ses muscles se raidirent subitement à la lecture du correspondant qui cherchait à la joindre. Anna lâcha sa cigarette, qui pendait désormais au coin de ses lèvres, et enveloppa l’appareil, les doigts crispés autour de l’écran.

Putain, quand est-ce qu’il va finir par crever, celui-là ? pesta-t-elle, les dents serrées.

Une rage sourde la gagna tandis qu’elle s’empressait de raccrocher. L’écran s’éteignit, effaçant avec lui l’identité de l’appelant : Le Loup.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire A.Gimenez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0