CORDELETTE

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Sur la place du Foirail, Yuna se tenait droite comme un piquet. Elle guettait, du côté du centre-ville, l’arrivée d’une éventuelle silhouette jaune se pressant vers elle. Mais Yves la surprit en posant une main sur son épaule sans prévenir. Saisie d’abord par un sursaut, elle expira de soulagement en découvrant sa trogne d’une bonhomie désarmante.

— Alors… C’est quoi l’idée, ma grande ?

— Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas vraiment de plan précis. Je veux juste qu’on aille voir autour de chez elle. Je sais pas… un nom sur la sonnette, un courrier qui dépasse… Tout ce qui pourrait me donner du grain à moudre à son sujet.

La pipe de son ami libéra quelques volutes de fumée blanche. Derrière ce rideau malodorant, le visage d’Yves paraissait presque sadique : son rictus machiavélique et son regard à moitié clos lui donnaient un air de Jack Nicholson dans Shining. Yuna lui asséna une petite tape sur l’épaule.

— Sérieusement ! On doit trouver quelque chose !

D’un rire entrecoupé par la toux d’une inhalation malencontreusement ratée, Kervarec entoura Yuna d’un bras rassurant.

— Allez, je te suis. Elle habite où, ta psychopathe ?

Apaisée par la réaction d’une légèreté sans nom de son ami, elle emboîta le pas. Yuna avait beau se considérer comme quelqu’un manquant de courage, elle avait aujourd’hui l’impression de se retrouver au beau milieu d’un épisode de City Hunter. Pas certaine que Tsukasa Hojo l’aurait choisie pour incarner Kaori Makimura, l’intrépide et courageuse rouquine. Yuna se disait néanmoins que son compère aurait été parfait pour le rôle de Ryo Saeba : professionnel, mais manquant cruellement de sérieux. Elle n’espérait qu’une chose : ne pas avoir à sortir son marteau pour lui remettre les idées en place durant leur pseudo-mission d’infiltration.

Ils serpentèrent dans les ruelles du centre-ville avant d’arriver à celles, plus petites et désertes, du quartier de la Vabre. L’immeuble ne payait pas de mine. Elle se souvenait l’avoir observé depuis le bout de la rue, mais maintenant qu’elle était en face, Yuna se disait que c’était le terrier parfait pour quelqu’un qui voulait disparaître. Il se dressait là, seul, au milieu d’un chemin montant vers la colline : deux étages, des balcons donnant sur le centre, des murs lézardés par un crépi datant certainement des années soixante-dix. Rien ici n’était vraiment engageant. La porte d’entrée n’avait rien à envier au reste de la façade : un bois noirci, avec un vieux vernis écaillé par endroits, et une fente couleur or délavé en son centre. La bâtisse avait l’air d’un enfant qu’on aurait volontairement oublié sur le bord d’une autoroute. Et pourtant.

Yuna était irrémédiablement attirée par ces murailles. Leur aspect mourant, solitaire et lugubre lui donnait envie d’en savoir plus. Elle avait l’impression d’avoir découvert le tombeau de Cléopâtre et qu’en remuant sa poussière chargée d’oubli, elle en obtiendrait tous les secrets.

— Il y a bien six sonnettes, l’interrompit Kervarec. Mais la plupart ne sont pas fonctionnelles, et surtout, je ne vois que deux noms de famille. Celles du dessus sont effacées ou cassées.

— Et c’est quoi ces noms ? questionna Yuna en s’approchant.

— Kamli et Teysseidre.

Le duo de détectives ne savait pas trop quoi faire de cette information.

— On ne peut pas sonner. Imagine qu’elle réponde… Le but, c’est de rester discret, souffla Yuna.

— J’en conviens, ma grande, mais le souci, c’est que ça va être compliqué de trouver quoi que ce soit en restant planté devant son immeuble. Je ne suis croyant pour un sou, le Tout-Puissant ne fera pas tomber de signe du ciel.

Un petit aboiement mis un terme au débat. Yuna souleva le menton tout en reculant et aperçu une petite truffe noire qui venait de faire son apparition entre les deux barreaux du balcon du premier. Les yeux du chiot leur offraient un petit air joueur, attendant qu’on lui envoie un quelconque projectile. À côté, un gros chat roux, assis, les fixait, tel un vigile de magasin contraint d’accepter à contre‑cœur le seul poste proposé par France Travail.

— Ce chien me dit quelque chose…

Yves recula à son tour et observa les deux boules de poils.

— Oui… C’est la même marque que celui qu’on a vu chez le grand-père.

— Race, Yves, race ! On ne dit pas marque, c’est pas un sac à main !

Il haussa les épaules, faussement désolé, avant de jeter un coup d’œil aux environs.

— Personne en vue. Je suppose que si les bestiasses sont à l’extérieur, c’est que la baie vitrée ou la fenêtre est ouverte.

— Et ?

— Tu ne m’as pas l’air plus lourde qu’un Altocumulus lenticularis, argua-t-il d’un air moqueur.

— Arrête un peu, tu veux ? Bon… Est-ce que je dois comprendre que tu comptes me faire la courte-échelle pour grimper là-haut ?

— Pas du tout. Je me dis juste que si je mets mes mains comme ça, dit-il en les positionnant en coupe, et que tu glisses accidentellement ton pied dessus, tu pourrais, sans le vouloir, escalader jusque là-haut.

De peur de changer d’avis, Yuna s’exécuta immédiatement. Et c’est dans un équilibre plus que précaire, qu’elle agrippa la rambarde sous les aboiements joyeux du cabot, puis se hissa sur le balcon. Arrivée au sommet, la scientifique bascula dans un bruit sourd, s’écrasant lamentablement quatre-vingts centimètres plus bas. Vivante mais à bout de souffle, elle adressa un signe de la main à Yves, le bras coincé entre les barreaux et le visage toujours plaqué contre le ciment froid de la petite terrasse.

Le shiba, ravi d’avoir de la compagnie, mordilla l’ourlet de son jean de ses petites aiguilles acérées. Qu’il est mignon, sourit-elle. Le gros matou, boudeur, en profita pour se faufiler à l’intérieur. Comme l’avait prédit le vieux fou, une issue était entrouverte. Yuna se releva en s’époussetant sous le regard amusé de Kervarec.

— Alors ? Dis-moi que j’avais raison !

Yuna acquiesça en silence, un pouce levé. Lorsqu’elle s’approcha de l’accès, elle poussa la poignée sans pouvoir l’ouvrir de plus d’une quinzaine de centimètres : pas assez pour s’y frayer un passage. Elle abrita ses yeux de ses mains et se colla à la vitre pour vérifier ce qui se trouvait de l’autre côté.

Une petite cuisine, proprette et rangée. Une vieille cafetière moka trônait sur l’un des foyers de la gazinière et une embrasure sans porte lui offrait une vue dégagée sur la pièce du fond : un salon à l’allure cosy. Rien ne bougeait, pas même le félin qui s’était installé sur la table basse du salon. Il se léchait allègrement la patte en fixant Yuna de ses pupilles fendues. Elle aurait juré percevoir chez lui une forme de jugement.

D’un pas en arrière, elle tenta de comprendre ce qui bloquait l’accès. Après un rapide coup d’œil, elle aperçut une corde reliant la poignée intérieure au radiateur en fonte accroché au mur.

— Yves !

— Impossible d’ouvrir, c’est coincé. Il y a une grosse ficelle d’escalade qui entrave l’entrée.

— Tu ne peux pas la défaire ?

— Non, le nœud est beaucoup trop loin.

L’adrénaline monta d’un cran au passage d’une vieille Twingo rouge. Yves feignit d’allumer sa pipe et Yuna se jeta au sol comme une voleuse prise sur le fait. Mais le véhicule continua son chemin vers le centre-ville. En se relevant, elle aperçut une paire de ciseaux, posée à côté d’un cendrier qui n’attendait qu’une chose : être vidé. Instinctivement, elle saisit l’outil et découpa la ficelle sans la moindre difficulté.

Les traits satisfaits d’un enfant venant d’accomplir l’impossible se dessinèrent sur son visage amusé. Le chiot, toujours sur ses talons, la suivit alors qu’elle entra, prenant soin de retirer ses chaussures.

***

Le Loup.

Ce mot la tourmentait depuis qu’il avait osé faire vibrer son téléphone. Anna n’arrivait pas à s’en remettre, et cela faisait bien plus de deux heures qu’elle martelait le sol du Mont-Mimat. Jamais elle n’avait accompli le chemin de croix aussi rapidement. Arrivée au point culminant, l’agacée appuya son épaule contre le socle du calvaire. L’envie de fumer lui traversa l’esprit, mais aucune victoire n’était à célébrer : seulement le constat malheureux de ne pas avoir été oubliée par celui qui lui faisait porter autant de bagages. Qu’il aille se faire foutre… grogna-t-elle.

— Il a dit qu’il avait changé, osa timidement Martin.

— Il a toujours dit des conneries. La seule chose qui change, c’est le temps.

— Les gens le peuvent aussi, tenta le p’tit bouclé.

— Si tu crois ça, c’est que t’es vraiment plus débile que j’le pensais. Une personne violente le sera toujours. Elle apprend juste à mieux se contenir. Puis un jour ou l’autre, l’eau débordera à nouveau et le barrage cédera. Comme à chaque fois.

— Donc, tu penses qu’il ment ?

— Les hommes mentent… J’suis sûre que c’est Adam qui a bouffé cette foutue pomme. Il a juste tout mis sur le dos de la seule femme qui trainait dans son jardin à la con, lança-t-elle d’un coup de menton en direction du crucifix.

Le gamin ricana au blasphème scandé accidentellement à haute voix. Certains touristes et randonneurs, venus admirer la vue, se tournèrent dans sa direction, pensant avoir affaire à une personne dérangée. Anna constata bien vite les regards suspicieux, outrés ou effrayés qui lui étaient adressés et décida de tourner les talons.

Alors qu’elle reprenait le chemin en sens inverse, Martin n’arrêtait pas de flotter autour d’elle comme un moustique affamé, ce qui ne manqua pas de lui faire perdre patience à plusieurs reprises.

— Bordel, t’as rien d’autre à foutre ?

— C’est juste que je ne comprends pas pourquoi tu es aussi tendue. Après tout, il a purgé sa peine, il ne doit plus rien à la société et aujourd’hui il est libre. C’est légitime qu’il ait envie de prendre de tes nouvelles.

Anna stoppa sa marche, les muscles figés dans une colère sourde.

— Légitime ? Ce type n’a pris que quinze piges et ils l’ont laissé sortir au bout d’huit. C’est ça, la justice ? Mon cul !

Sa rage s’insinuait dans ses veines ; chaque parcelle de son corps n’était plus que crispation et fureur. Anna connaissait trop bien la suite. La migraine surgirait d’un instant à l’autre, les voix de la discorde s’immisceraient dans son système limbique et lui feraient revivre, encore et encore, cette ritournelle hurlante. Cette altercation étrangère et pourtant si familière. L’inconnu et Alicia, interprétant en boucle la même chorégraphie tonitruante.

Sa vue allait bientôt se brouiller et sa douleur se faire plus vive. Elle accéléra le pas, espérant rejoindre le bercail avant de s’effondrer sur le sol. Martin affichait une mine inquiète. C’était la première fois qu’elle le voyait aussi concerné par son état. Pourquoi est-ce qu’il se fait du mouron pour moi, le mioche ?

***

La nuit avait recouvert la Lozère de son voile obscur lorsque Lucas leva les yeux vers un ciel sans étoiles. Il pensa que le lendemain serait certainement pluvieux, ce qui lui convenait parfaitement. L’adjudant aimait l’humidité : l’odeur de l’herbe mouillée et les doux cliquetis des gouttes lorsqu’elles rencontraient le sol.

— Lucas ! interpella Césaria.

De l’autre côté de la rue, toute la clique était en train d’arriver : Lina, Robin, le capitaine Alain Benoît et même Anita Berger, la légiste, qui se trouvait dans la région pour quelques jours. Tous s’étaient mis d’accord pour aller se détendre à l’Irish pub du centre-ville.

Il les accueillit avec de franches accolades avant de les inviter à entrer, au rythme de Nothing To Find du groupe The War on Drugs. Le brouhaha ambiant était ponctué par l’odeur torréfiée d’une bonne brune irlandaise, cette fragrance terreuse qui lui évoquait la météo espérée pour les heures à venir.

Sans surprise, à part la major, tout le monde s’embrumait de Guinness bien fraîche. L’ambiance festive, malgré les difficultés rencontrées par la brigade, le ravissait. Lucas était porté par cet esprit de camaraderie presque infaillible, celui d’un groupe soudé par une enquête dont chacun reparlerait certainement dans ses vieux jours.

L’adjudant manquait tant de sommeil qu’il se sentait déjà groggy. Son regard vitreux suivait les sons de ses compagnons de soirée : un éclat de rire, deux verres qui s’entrechoquaient, un poing malmenant la table dans une imitation grossière du capitaine Benoît. Loin d’être offensé, le premier concerné semblait se délecter de ses détracteurs éméchés. Puis les yeux de Lucas rencontrèrent ceux de l’élégant renfort de la brigade de recherche.

Césaria ne le détourna pas et habilla ses lèvres d’un léger sourire en coin. Déconcerté par cette insistance, il reporta nerveusement son attention sur les deux jeunes brigadiers, toujours aussi bruyants. Lucas tenta un instant de reprendre contenance, tout en zyeutant furtivement la belle Capverdienne, avant que son téléphone ne se mette à vibrer dans sa poche. Il fit danser son doigt sur l’écran pour le déverrouiller et ouvrit son SMS, bien à l’abri des regards.

« Coucou mon poulet. J’ai les vidéosurveillances que tu m’avais demandé. Sur l’heure et le jour, parmi la vingtaine de caméras de la ville, il y a bien une nana tout en noir qui se balade çà et là, suivie par un p’tit cabot. J’ai retracé sa trajectoire, je t’envoie ça par mail. Je perds sa trace sur la partie nord de la ville, rue du Faubourg de la Vabre. Tu me devras plus qu’une pinte cette fois-ci. Sarah »

***

Le moindre bruit lui grignotait le cervelet, chaque rayon de lumière lui irradiait les tempes. Le cliquetis de la clé dans la serrure de son appartement était un supplice indescriptible. Sans prendre la peine de retirer ses chaussures, Anna s’échoua dans son fauteuil couleur doudoune sans manches. Sa nuque lourdement appuyée sur le dossier et la pression moelleuse du coussin dans son cou l’apaisa l’espace d’une seconde. Sa vue commença à s’éclaircir légèrement. Juste ce qu’il fallait pour qu’elle aperçoive la cordelette gisant sur le sol de sa cuisine. Un frisson lui parcourut l’échine. Quelle idiote… se réjouit-elle.

Malgré la difficulté qu’elle éprouvait à se mouvoir dans son corps meurtri, elle se releva et ouvrit l’un des tiroirs de son plan de travail. Anna s’appliqua à en sortir une paire de gants en latex qu’elle enfila lentement. Méthodiquement. Elle récupéra le sac de congélation qui se trouvait là, juste à côté, posé en amont dans la journée. Sur son balcon, elle s’abaissa douloureusement à la hauteur du petit guéridon sur lequel reposaient son crassier et sa paire de ciseaux rose.

Dans un ricanement glaçant, elle les attrapa pour les glisser soigneusement dans la pochette plastique.

— Tu avais vraiment tout prévu, hein ? admira Martin en mimant sa posture.

— Je la pensais plus intelligente que ça. Je suis presque déçue.

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