SARAH

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Le thock feutré de son nouveau jouet, un Keychron Q5 Pro, lui faisait presque dresser les poils : Sarah adorait ces claviers mécaniques haut de gamme aux touches légèrement granuleuses. Celui-ci, elle l'avait choisi sur les conseils avisés de @SeekerTruth, un râleur au cœur tendre du faux forum de gastronomie asiatique qu'elle avait mis sur pied. En réalité, ce n'était qu'une couverture pour une petite communauté de hackers du dimanche. Sarah aimait s'imaginer qu'ils opéraient derrière la façade factice d'une laverie automatique.

Les demandes de Lucas Almeida s'étaient faites discrètes depuis quelque temps, mais lorsqu'il l'avait recontactée pour ses histoires de meurtre et d'explosion, elle s'était replongée corps et âme dans les recherches. Sarah était habituée à des affaires plus simples : des querelles de voisinage, comme pirater la sonnette d'un immeuble pour vérifier si Bertrand avait bien laissé son yorkshire déféquer devant l'entrée B de la résidence des Chèvrefeuilles, ou encore remonter la trace d'un phishing intitulé « Convocation à la jendarmerie pour détencion d'images pédopornografiques ». Rien de bien alléchant. Elle qui dévorait tous les documentaires sur les tueurs en série avait enfin l'impression d'entrer dans la cour des grands.

Les murs de son QG étaient placardés de posters en tout genre : l'affiche de Mass Effect 3, une vieille affiche de Fahrenheit sur PlayStation 2, ou encore celle des Goonies. Sarah vivait dans son monde d'écrans, auxquels elle vouait une admiration sans faille, n'en déplaise aux mamans Montessori. Ancrée dans son fauteuil, elle opéra un demi-tour pour récupérer son disque dur numéro 47 dans l'un des tiroirs de son vieux casier en métal. À l'intérieur étaient gravées toutes les vidéos obtenues au fil de ses investigations. Le dossier principal avait été renommé humblement : Boule et Bill, une référence lointaine à l'inconnue et à son petit chien.

Sarah transféra le tout sur une clé USB à l'effigie de Son Goku et la glissa dans sa banane. En récupérant son bonnet violet brodé d'une petite Triforce sur le revers, elle attrapa ses mitaines, affreusement usées par le frottement des roues. Mais il était hors de question qu'elle s'en débarrasse : c'étaient les gants de vélo de sa regrettée mamie Annette, décédée deux ans plus tôt. Elle recula de quelques centimètres et fixa son reflet dans le miroir. D'un geste, elle ajusta son couvre-chef sur ses cheveux en friche, d'un blond délavé. Elle vérifia que son maquillage de la veille ne lui donnait pas un air trop négligé puis essuya les coulures d'un coup de pouce appuyé. Sans plus attendre, elle tourna les roues et prit la direction de la gendarmerie.

***

— Tu comptes en faire quoi ? demanda Martin.

Sur la table basse du salon, le sachet contenant la paire de ciseaux roses dont Yuna s'était servie était au centre de l'attention.

— La faire flipper.

— Tu crois que ça marchera ?

— Je pense, souffla Anna. Bien sûr que les gendarmes n'en feraient rien... Mais elle m’a l’air bien naïve ou en tout cas, facilement impressionnable. Il suffit que je vienne à elle, que je lui tende le sac sous le nez avec une petite phrase bien sentie, et elle déglutira comme un lapin pris au piège.

— Ça déglutit ? Les lapins pris au piège ? répéta le p'tit bouclé, sourcil froncé.

Anna roula des yeux, exaspérée par la question.

— C'est une image, Martin. T'as compris l'idée. Je vais aller lui rendre visite pour régler ce souci, en espérant qu'elle arrête définitivement ses conneries, puis je file aux archives. J'ai des trucs à vérifier concernant Letellier. J'en peux plus, il me casse le crâne avec ses chansons à la con.

— Tu vas chez Yuna ? J'peux v'nir ! s'excita le gamin.

— Depuis quand tu m'demandes l'autorisation ?

Dégageant délicatement Potiron de ses genoux, Anna entreprit de rassembler tout ce dont elle aurait besoin pour son escapade dissuasive et un après-midi d'investigation. Son sac à dos garni de quelques victuailles et de son ordinateur, elle quitta son appartement au rythme presque ironique de Mauvais présages de Requin Chagrin.

Cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas sorti son Chappy du parking, mais Anna n'avait pas le goût d'attendre les transports en commun ou d'appeler un taxi. Une fois devant l'engin, le casque pendant à son bras, ses lèvres s'ourlèrent d'un sourire discret. Dieu des petites motos cinquante centimètres cubes, fais qu'il démarre, pria-t-elle.

Le pied sur le kick de démarrage, elle tenta une première fois, puis une deuxième, sous le regard émerveillé de Martin. Le troisième essai fut le bon et le moteur, encrassé par deux mois d'inactivité, lâcha un petit nuage de fumée noire qui disparut rapidement. Pour ne pas trop le brusquer, Anna le laissa tourner quelques minutes pour qu'il chauffe tranquillement.

Une fois dessus, Martin s'installa derrière elle. La sensation qui la traversa fut étrange. Anna n'entrait jamais vraiment en contact avec ces entités fumantes, à l'exception de Mélanie Durieux, sous le pont Notre-Dame. D'ordinaire, lorsqu'elle tentait un rapprochement, elles s'évaporaient entièrement ou en partie. Mais, bizarrement, le p'tit bouclé était bel et bien assis à l'arrière, comme si la selle était soudainement devenue tangible pour lui.

Elle se retourna et constata que le visage du gamin s'était revêtu d'un voile d'euphorie. Ses petites mains fermement accrochées à l'arrière, il n'attendait qu'une seule chose : qu'elle accélère. Un rictus complice se dessina sous son casque et elle tourna vivement la poignée du petit bolide.

Sur le trajet, elle eut la sensation dérangeante d'être observée, épiée. Et ce sentiment ne la quitta plus jusqu'à la gendarmerie, devant laquelle elle laissa traverser une fille en fauteuil roulant sur le passage piéton. Celle-ci la remercia d'un léger hochement de tête avant de s'arrêter de l'autre côté du trottoir, sans jamais vraiment la lâcher du regard. Putain, mais pourquoi toutes les filles cheloues que je croise me dévisagent en permanence ? grogna-t-elle.

Ce fut après vingt bonnes minutes de trajet qu'elle arriva enfin à destination. Anna se gara devant la boulangerie de Badaroux, puis poursuivit sa quête à pied.

— Son appart se trouve : rue de la Côté. Putain, même son adresse est nulle... Bref, c'est juste derrière.

Devant le portail d'une maison réaménagée en quatre logements, le nom de l'Indiscrète trônait sur la sonnette : Mme Seo. Anna hésita un instant, puis pressa le bouton. Rapidement, un rideau à l'étage s'écarta, laissant apparaître un visage pétrifié.

— Tu vois, elle se chie déjà dessus. C'est dans la poche, s'amusa Anna.

Martin rit de bon cœur, visiblement pressé d'assister à la suite.

— Attends, je lui fais coucou, ajouta-t-elle, non sans un certain sadisme.

Ses salutations ricochèrent sur des rideaux tirés à la hâte, avant qu'une porte ne s'ouvre brutalement au rez-de-chaussée. Yuna resta sur place, le front plissé et les bras fermement croisés sur la poitrine.

— Qu'est-ce que tu me veux ? Et comment tu sais où j'habite, bordel ?

— Moi, au moins, je sonne avant d'entrer, lança Anna, un sourcil arqué.

Apeurée, Yuna perdit toute contenance. Elle tenta de bafouiller quelque chose avant de se reprendre.

— Tu n'es pas la bienvenue ! tonna-t-elle sèchement.

Elle tourna les talons pour s'enfoncer à nouveau à l'intérieur avant qu’Anna ne l’interpelle.

— Tu as laissé des traces là-dessus.

Le bras levé au-dessus du portail, elle exhiba le sachet contenant le découpeur de cordelette. Les traits de Yuna se figèrent dans une inquiétude nouvelle. Martin, toujours à côté d'Anna, chuchota à son oreille :

— Elle a dégluti comme un lapin pris au piège.

La remarque lui arracha un léger ricanement. Le coin de ses lèvres, relevé délicatement, marquait un changement radical dans la dynamique de la situation. Après le meurtre de la fleuriste, lorsqu'elle avait compris qu'une inconnue détenait peut-être des éléments à charge contre elle, tout s'était effondré dans son esprit : la peur d'être traquée par la police, de devoir déménager en urgence ou se cacher pendant un certain temps, l'avait submergée.

Mais désormais, elle ressentait un certain plaisir à tourmenter la jeune femme du bus. Une sorte d'« arroseur arrosé », version sociopathe. Savoir que Yuna, cette brillante étudiante en astrophysique, tombait systématiquement dans les pièges qu'elle lui tendait la divertissait au plus haut point. C'était nouveau et l'enjeu avait changé. Pour l'instant, la garder en vie restait acceptable ; c'était même presque devenu le but ultime de sa démarche : lui faire peur, sans se salir les mains avec une âme que personne ne lui avait réclamée.

— Je peux entrer maintenant ?

Dans l'appartement, rien ne dépassait : l'ordre y régnait en maître. Yuna, malgré la peur qui l'habitait, avait tout de même expressément demandé à sa harceleuse de retirer ses chaussures à l'entrée. Anna, qui n'en portait jamais dans son propre logement, resta sourde à sa demande par simple esprit de contradiction. Irritée, son hôte, dont le consentement avait été bafoué depuis le moment où la sonnette avait retenti, n'insista pas et se contenta de regarder Anna profaner le sol de son logis, impuissante. Le maître-chanteur finit par s'installer sur le canapé, d'un air désinvolte.

— Bon. Je vais être claire et succincte, annonça Anna.

Martin venait d'apparaître dans un coin de la pièce.

— Dans ce sachet, il y a les ciseaux que tu as utilisés pour couper la corde chez moi.

— Et alors ? s'inquiéta-t-elle.

— Ce sont les ciseaux avec lesquels j'ai sectionné la carotide de la vieille bique, répondit sèchement Anna.

Yuna, toujours debout, fit instinctivement un pas en arrière.

— N'importe quoi, tenta-t-elle.

— Si, regarde : là, il est écrit « Colette en fleur ». C'est le nom débile de sa boutique. Je savais qu'elle allait les poser sur le comptoir. Ça faisait bien quinze jours que je tournais dans le coin. Et j'avais beau y retourner, la vieille ne me remettait pas. Faut croire que c'est pratique... d'oublier.

Immobile, n'osant même pas respirer, Yuna la laissa poursuivre son récit, qu'elle débitait avec une froideur clinique.

— Et chaque fois qu'elle venait renseigner quelqu'un, elle posait ces foutus ciseaux à côté de la caisse. Je ne sais pas... peut-être que ça ne se fait pas de parler à ses clients avec un outil à la main. Bref, balaya Anna d'un haussement de sourcil. Tes empreintes sont dessus, tu étais dans le bus, tu as été identifiée par les gendarmes... ça commence à faire beaucoup.

— J'étais déjà dans le car au moment du meurtre ! C'est toi qui es montée dedans au départ de Florac. Les autorités l'ont constaté sur les vidéos, je ne vois pas comment je pourrais être inquiétée, objecta Yuna.

— Comme tu veux. En tout cas, j'ai l'arme du crime avec tes paluches dessus ; tu étais dans le secteur le jour et à l'heure du crime. Les flics sont dépassés par les événements : dans ces moments-là, ils sont souvent prêts à avaler ce qu'on leur sert sans faire les difficiles. Je pense même que ça leur rendrait service de faire un petit raccourci sur cette affaire.

Anna n'ajouta rien d'autre et se redressa lentement. Elle fixa Yuna, la tête légèrement penchée sur la droite. Ce n'était pas leur première rencontre, mais celle-ci n'avait pas le même goût. Ayant le dessus sur la situation, elle ressentit un certain apaisement : reprendre un semblant de contrôle dans ce chaos la rendait presque curieuse.

— Qu'est-ce que tu as trouvé chez moi ?

— Rien. Mais je suppose que tu n'es pas surprise, puisque tu attendais visiblement ma visite, Anna Causses, rétorqua fièrement Yuna.

Anna opina du chef, amusée. Si c'était là la seule trouvaille qu'elle pouvait lui jeter au visage, c'était certain : Yuna avait fait chou blanc. De toute façon, Anna avait pris toutes les précautions nécessaires pour que la cambrioleuse improvisée ne découvre rien de compromettant.

Sans autre réaction, Yuna parut déçue. Elle avait sans doute espéré l'intimider, ou du moins l'impressionner, mais il n'en fut rien. L'astrophysicienne n'avait pas réussi à faire mouche.

— Bon. Si tu n'as rien à ajouter, je vais m'en aller. J'espère juste que nous sommes d'accord, toutes les deux.

— Quoi ? Je dois te laisser tuer des gens sans en parler aux autorités ?

— Tu vois quand tu veux.

Dans le plus lourd des silences, Anna fit quelques pas dans sa direction. Quand Yuna recula, son dos heurta le mur et le sommet de son crâne cogna un petit cadre portant une vieille photo de famille : une petite fille dans les bras de sa mère, dans un paysage étranger. Celui-ci vacilla légèrement. À seulement quelques centimètres l'une de l'autre, Anna prit le temps d'observer, dans les moindres détails, le visage de celle qui la rendait chèvre depuis des semaines. Sa poitrine montait et descendait rapidement, probablement prise de panique face à cette promiscuité non désirée.

Je pourrais la tuer si facilement...

Joueuse, Anna se pencha encore un peu, réduisant les centimètres en millimètres. Dans un fracas calculé, sa main heurta le mur, faisant sursauter Yuna. Lentement, presque avec soin, elle leva son bras vers la photo et la remit en place à l'aide de son index. Finalement, ses yeux trouvèrent ceux de l'Indiscrète, qui connaissait maintenant son prénom, son nom, mais aussi son adresse, la couleur de son chat, ainsi que son meurtre, qu'elle venait de lui avouer sans aucune précaution. Cela faisait d'elle la quatrième au classement : celui des gens qui la connaissaient le mieux sur cette planète. Il y avait d'abord le Loup puis Martin, Potiron et enfin elle.

Lorsqu’Anna décida que cet échange muet avait assez duré, elle se libéra de l’instant et s’échappa par la porte d’entrée, sans prendre la peine de la refermer derrière elle.

***

— Sarah, ce n’était pas la peine de te déplacer jusqu’ici. Tu m’as dit que tu m’enverrais tout par mail, ça m’allait très bien, expliqua l’adjudant.

— Vous dites ça parce que je suis en fauteuil ? rétorqua la jeune femme, sourcil levé.

Mal à l’aise de la supposition incorrecte de sa collaboratrice non officielle dans cette affaire, Almeida soupira d’un rire gêné. Il se gratta nerveusement la barbe, puis comprit qu’elle le taquinait.

— T’as fini de te payer ma tête ? reprit-il d’un ton plus léger.

— Je suis venue parce que c’est plus prudent : des vidéos de la ville piratées, envoyées par mail… et puis le dossier est assez lourd. Autant que je vous le remette directement.

Sur le bureau, Sarah fit glisser Son Goku du bout de ses mitaines. Impatient, Almeida ne se fit pas prier pour le brancher sur son ordinateur.

— Tout est là. Mais vous allez être déçu : son visage est complètement flouté. Peu importe le point de vue, peu importe la caméra, il est déformé en permanence. C’est vraiment super chelou.

L’adjudant claqua la langue, agacé mais peu surpris. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond avec cette fille. Comment arrivait-elle à ce petit miracle ? Par quel procédé ?

— Ok. Mais est-ce qu’il y a quelque chose d’intéressant dans tout ce dossier ? Quelque chose d’exploitable ? insista-t-il.

— Oui, deux-trois détails. Le premier, c’est qu’elle est entrée dans un tabac la veille de l’explosion de la maison. Vous m’aviez dit que vous avez trouvé un Bic Phone. Donc, à vérifier… Le second, c’est qu’elle est partie avec le chiot, mais ça, je vous l’avais déjà dit. Le troisième, c’est que sur certaines vidéos, elle remue les bras, comme quand on se chamaille avec quelqu’un. Mais elle est toujours seule. Elle est p’t-être dérangée, j’sais pas.

Encore une fois, Almeida eut du mal à dissimuler une moue contrariée.

— Faites pas cette tronche, j’ai un autre truc, lança-t-elle, pleine de malice. Sur plusieurs vidéos, elle est suivie par une fille. Celle du bus : Yuna Seo. Je pense que la demoiselle n’a pas été complètement honnête avec vous…

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