TELEPHONE

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Le verre de Soju s'était transformé en deux, puis trois, jusqu'à ce qu'il devienne inutile de les compter. Yuna n'avait jamais autant bu, pas même le jour de sa remise de diplôme. Yves l'avait accompagnée dans cette débâcle, mais n'avait pas tenu la route bien longtemps. Le vieux fou venait de s'endormir lamentablement sur le canapé, une crêpe entamée à la main, un filet de caramel au beurre salé dégoulinant sur son pull vert sapin.

Yuna observa son tuteur un instant et se demanda si sa méthode de pliage n'était pas pour le moins discutable. Pour elle, le triangle, correctement entamé par la partie la plus large, présentait moins de risques : le caramel n'aurait jamais débordé. Yves, lui, avait pris l'habitude de les rouler, suivant une tradition étrange héritée de sa grand-tante. Il avait bien tenté une explication saugrenue pour justifier l'injustifiable mais Yuna s'était simplement arrêtée à un élément qu'il avait cité dans son récit : son aïeule était une grosse fumeuse. Pour elle, il était certain que cette mauvaise habitude s'était sûrement répercutée, par prolongation, sur la manière dont elle dévorait ses crêpes.

Le corps nauséeux et la tête en vrac, la scientifique avait perdu de sa superbe. Sa capacité de réflexion s'était égarée quelque part entre le moment où elle avait répété « l'abeille coule » une bonne vingtaine de fois et celui où le docteur en météorologie lui avait montré qu'il savait loucher d'un seul œil.

Avec la plus grande difficulté, Yuna se releva de sa chaise avant de tenter un rangement express de son appartement. Elle chancela de la cuisine au salon dans des allers-retours laborieux. Le dernier verre posé dans l'évier, elle s'appuya lourdement sur le plan de travail et prit une longue inspiration. Puis, des larmes impossibles à retenir déferlèrent sur ses joues. Une crise de pleurs incontrôlable, entrecoupée de soubresauts nerveux. Une petite fille après un gros chagrin.

Les événements des dernières semaines lui revenaient au visage dans une douleur presque physique. Enfin vint la colère : un sentiment qu'elle n'avait pas coutume de côtoyer, une émotion qu'elle n'avait jamais vraiment appris à connaître. Yuna était perdue, coincée dans cette pièce trop petite avec une bête sauvage qui la dévorait de l'intérieur. Dans son esprit embrouillé, la seule façon de démêler ce mal-être qui ne lui appartenait pas était finalement d'aller demander des comptes à la coupable de tout ce foutoir.

Elle renifla sa rage et essuya ses joues d'un coup de manche avant d'enfiler une veste pour s'échapper de sa cage. La porte claqua sèchement derrière elle, sans provoquer le moindre mouvement de la vieille âme toujours échouée sur son sofa.

***

Les petits pois au wasabi valsaient dans les airs : certains atteignaient leur cible tandis que d'autres retombaient sur le parquet de la chambre. Sarah tapotait frénétiquement sur son clavier depuis maintenant sept heures, se gavant çà et là de boissons trop sucrées et de grignoteries au nutri-score hors compétition.

Almeida l'avait appelée la veille pour lui demander d'autres services. Le genre de choses qu'on ne demande pas à un collègue de la gendarmerie. Et ça, elle s'en frottait les mains.

Seulement, cette fois-ci, elle avait été très claire sur les termes : fini de la payer en abonnements Netflix ou autres plateformes. Sarah voulait du cash. De quoi s'acheter quelques meubles et partir vivre dans son propre appart.

Elle avait besoin d'être seule, de ne plus vivre sous le même toit que son père. Celui-ci la surprotégeait depuis bien trop longtemps. Depuis l'accident dans lequel sa mère avait perdu la vie et elle, l'usage de ses jambes. Ses sollicitations incessantes, aussi bienveillantes soient-elles, lui pesaient au plus haut point. Sarah en avait assez d'être « l'handicapée de service ». Elle ne se voyait pas de cette manière. Plus maintenant. Dix ans s'étaient écoulés depuis et comme elle avait coutume de dire pour dédramatiser : « Tout roule pour moi, papa. ».

Elle balaya son agacement d'un raclement de gorge, puis, d'un coup d'œil rapide au dernier texto de son patron officieux, elle relut en long et en large toutes les indications qu'il avait pu lui fournir. Ce qu'il voulait ? Qu'elle lui trouve les informations que l'opérateur Orange n'avait pas pu lui donner lors de sa dernière requête. L'adjudant n'avait pas réussi à obtenir le saint graal : cette foutue réquisition judiciaire. Alors il misait tout sur elle et sur son équipe de trafiquants de données.

Ses doigts se mirent à danser sur les touches et, bientôt, Sarah retrouva sa meilleure amie en ligne depuis presque huit ans : une certaine @Scot', qui maniait aussi bien l'espagnol que la violation de systèmes d'information. Pour elle, faire sauter un portail était, de manière générale, un jeu d'enfant.

Ici, la mission était simple : avec le numéro et l'IMSI de la carte SIM, Sarah avait demandé l'historique des cellules de rattachement, autrement dit, les antennes utilisées lors des appels. À Mende, où le réseau repose sur une poignée de relais, cela suffisait largement pour obtenir une idée plus ou moins précise du lieu des coups de fil.

— Du coup ? Tu as trouvé quelque chose ? tapa Sarah.

— Yep. Deux appels. À deux jours d'intervalle. Je t'envoie tout ça via RiseUp. Tu auras les heures, la durée et tout un tas d'autres trucs.

— Merci ma p'tite taupe, t'es la meilleure.

Avant même qu'@Scot' ne réponde, une notification s'afficha à l'écran. Tout y était. Sarah n'avait plus qu'à recouper les lieux et les horaires avec les caméras de la ville correspondantes pour découvrir qui s'était servi du fameux bic phone.

Pourquoi j'ai la sensation qu'un Ryuk*, toute de noir vêtu, risque fort d'apparaître, un téléphone accroché à l'oreille ?

***

La vibration sourde et agaçante de son portable n'avait cessé de retentir depuis le début de la matinée. Anna l'avait déposé sur son meuble télé comme on se débarrasse d'un élément toxique : quelque chose qu'on veut maintenir à distance et que l'on regarde avec dédain lorsqu'il se manifeste.

Le Loup avait décidé d'insister, et cela la rendait folle. En plus de lui provoquer d'insoutenables maux de tête, elle n'était plus capable de se concentrer. Déchirée entre deux sentiments ambivalents : le désir viscéral de réduire au silence l'animal sauvage à tout jamais, et l'envie irrépressible de décrocher pour connaître les misérables raisons de cette détermination dont il faisait preuve. Pourquoi il m'emmerde celui-là ? bougonna-t-elle.

— Décroche ? proposa Martin.

La ferme...

Depuis le fauteuil du salon, Anna tentait de gérer son stress en pétrissant le surplus de bidon de son gros rouquin. Potiron, lui, n'en perdait pas une miette et la rappelait aussitôt à l'ordre d'un coup de tête dès qu'elle interrompait ses caresses.

— J'ai l'impression qu'un vieux cauchemar revient à la vie. Si je prends ce téléphone, une spirale infernale va se remettre en route.

— Donc, tu préfères l'ignorer ? sonda Martin.

— L'ignorer... Si seulement c'était possible, souffla-t-elle en relâchant les épaules.

Une nouvelle salve de vibrations lui vrilla les tempes. Il avait gagné. Anna repoussa son chat sur le canapé et s'avança vers le téléphone. Elle le saisit d'un geste sec, presque violent, et décrocha.

— Qu'est-ce que tu veux ? cracha-t-elle.

— Anna ? balbutia une voix tremblante.

Un court silence s'installa entre eux. Deux émotions contradictoires s'entrechoquaient : la colère et quelque chose qui ressemblait à de la tendresse.

— Arrête ton char, tu veux bien ? Tu m'as appelée environ 56 fois depuis ce matin, alors fais pas le surpris.

— Désolé, c'est que... ça fait si longtemps...

— Tu veux dire quand j'avais neuf ans ? Au tribunal de grande instance ?

Le Loup ne répondit rien, si ce n'est un léger souffle las.

— Alors oui, ça fait un bail. Dix-sept ans. Dix-sept ans, deux cent dix-huit jours et...

Anna lança une œillade à l'horloge de son salon avant de reprendre :

— 6 heures et 34 minutes, exactement.

— Je... j'aimerais qu'on se voie.

Le souffle coupé par cette demande, Anna raccrocha instinctivement et s'accroupit, le téléphone serré contre sa poitrine. L'air lui manqua soudainement. Cette pièce, habituellement réconfortante, lui paraissait vidée de tout oxygène. Elle devait sortir. S'échapper de ce qu'elle sentait monter en elle.

À la va‑vite, Anna enfila ses pieds dans ses chaussures et dévala les escaliers du petit immeuble, titubante. Sa vue se brouilla, réduite à un simple liseré horizontal. Son crâne était le théâtre d'une chorale démoniaque de voix familières. Cet homme et cette femme, dans leur discorde incessante, faisaient résonner une ritournelle d'échos douloureux dans sa tête.

D'un coup d'épaule désespéré, Anna enfonça la porte de la vieille bâtisse et s'appuya contre le mur de pierre qui lui faisait face. Ses deux paumes et son front rencontrèrent la pierre froide, la ramenant à elle l'espace d'une seconde — juste assez pour remplir ses poumons d'un air salvateur.

— Bordel... Quel enfer, lâcha-t-elle.

Après le soulagement d'un souffle retrouvé, Anna fut traversée par une sensation étrange : un manque, une absence remarquable. Martin... Pourquoi est-ce qu'elle ne le sentait plus ?

Épuisée, elle s'adossa au mur et se laissa glisser jusqu'au sol, le visage enfoui contre ses genoux. La dispute reprenait doucement dans son esprit, plus claire, plus limpide. Les mots tranchaient à travers ce timbre, celui qu'elle venait d'entendre à l'autre bout du fil. Le loup. Comment était-il possible qu'elle n'ait jamais réussi à faire ce lien jusqu'à présent ?

Anna releva la tête, chamboulée par cette prise de conscience d'une évidence déconcertante, lorsqu'il réapparut.

— T'étais où ? reprocha-t-elle.

Le petit bouclé tenta de taper du pied dans un caillou, les mains dans les poches. Son air renfrogné n'échappa pas à Anna.

— Martin, t'étais où, bordel ? Depuis quand tu me lâches comme ça ?

— J'sais pas... c'est sa faute, bougonna-t-il.

La confusion régnait en maître dans son chaos intérieur. Elle n'avait pas pour habitude de le voir si contrarié, encore moins qu'il se volatilise. Bien sûr, leur conversation refaisait surface : celle où le gamin lui avait avoué percevoir, lui aussi, la dispute entre le Loup et l'inconnue. Un lien, aussi fugace soit-il, existait très certainement entre elle et Martin. Sinon, pourquoi aurait-il été capable, tout comme elle, de capter ces voix ?

— Ça te fait quoi ? Quand tu les entends ? questionna Anna.

— J'ai peur... Et en même temps, j'ai la sensation d'être en sécurité sous toute cette eau.

— Quelle eau ?

Martin haussa les épaules avant de pencher tout le haut de son corps en direction de la rue adjacente. Anna, qui l'examinait sous toutes les coutures, crut lire sur son visage une expression malicieuse. Qu'est-ce qui le fait marrer, cet idiot ? s'étonna-t-elle.

— Attention, problème dans... dit-il entre deux ricanements.

Craignant un danger imminent, Anna se redressa à la hâte.

— Trois, deux, un ! Zéro ! lança Martin tout en disparaissant, hilare.

Et lorsqu'Anna se retourna enfin pour faire face au fameux problème, c'est tout son corps qui le percuta. La collision fut inévitable. Solide sur ses appuis, elle resta debout sans mal, tandis que l'autre personne tomba en arrière, incapable d'éviter la chute.

Toujours assise au sol, les paumes ancrées sur le bitume, l'inconnue releva la tête et croisa le regard incrédule d'Anna.

— Yuna ? Bordel, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas quand je te dis de me lâcher les basques ?

Tout en vérifiant qu'il n'y avait pas de témoins alentour, elle attrapa l'indiscrète par le col pour la relever sans aucune délicatesse. Une fois sur pied, elle approcha son visage du sien et la secoua légèrement pour l'inciter à parler.

— Ils sont venus chez moi, déclara-t-elle dans un sanglot.

Yuna attrapa les poignets de son assaillante, non pas pour s'en défaire, mais pour s'y raccrocher comme à la dernière chose qui lui restait. Ses yeux vitreux, ses pupilles fuyantes, ses joues trop rouges... Pas de doute : elle avait abusé de l'alcool.

— J'en peux plus... lâcha-t-elle dans un souffle.

Anna ne put que constater son épuisement, certainement éprouvée par les dernières semaines et par tout ce qui avait commencé ce jour-là dans le bus de Florac. Sa tête retomba doucement sur l'épaule de celle qui venait de la remettre sur pied.

Tétanisée par ce contact inattendu, Anna resta là, les bras ballants, à regarder devant elle. Puis Martin, tel un clou enfoncé dans une situation déjà bien assez gênante, se matérialisa dans son champ de vision, de dos, s'enlaçant lui-même de ses petits bras, moqueur.

La scène était surréaliste mais surtout potentiellement compromettante. L'indiscrète chouinait dans ses bras — ou, plus techniquement, s'était simplement échouée sur son épaule, sans le moindre soutien. Il ne fallait pas rester là une seconde de plus. Anna lui attrapa la main et s'engouffra à nouveau dans son bâtiment. Yuna avança sans opposer la moindre résistance. Une proie résignée, ramenée dans la gueule de celle qui la croquerait certainement et l'entraîner dans sa tanière pour en faire son encas. De toute façon, son corps tout entier avait abandonné toute forme de lutte. Elle accepterait son sort, quel qu'il fût.

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