La Finesse de la Porcelaine

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À peine avait-elle franchi les portes du palais qu’Isladora fut bousculée par la foule. Les murs étaient sans cesse recouverts de silhouettes, de tissus et de tapisseries, de visages, de chandeliers. Tout bourdonnait, les éventails, les couronnes de fleurs, les miroirs. Le bruit de la porcelaine brisée, du marbre qui éclatait sous les talons, les délicates broderies arrachées sans pitié. Le ballet des couleurs, le vacarme des conversations, le bras, le corps de cette femme qui ne la lâcherait pas. Le bruit, le mouvement, ce point, là, contre son coude, les larges jupes qui froissaient les siennes.

Il n’y en avait que pour elles. Pour cette femme au port altier, aux grands gestes, aux éclats de rire extravagants et aux jupes colorées et froufroutantes, dont les maigres mains maniérées enserraient son bras. Pour elle, la nouvelle venue inconnue qui ne pouvait que tenter de rester dans l’ombre d’une si grande dame et de son maquillage à la mode, dans celle de ses longs cheveux lisses enrubannés et de sa frêle carrure de tissu.

Elle entendit qu’on lui parlait. Elle éclata d’un faux rire. Tout le monde fit de même. On l’interpella, voulut lui prendre la main, l’emporter. Elle resta accrochée, écartant les curieux d’un ample geste du bras et ceux qui insistaient un peu trop d’un regard direct. Les autres se contenteraient d’ignorer la couleur de ses yeux et celle de ses armes. Cela valait mieux pour eux.

De quoi donc étaient faits les couloirs pour toujours se mouvoir, toujours changer, toujours virevolter sans jamais ressembler à rien ? Quels miroirs couvraient les murs ? Quelles tentures, quelles couleurs ? Pourquoi lui semblait-il qu’ils étaient vivants et que tous n’avaient d’yeux que pour elle ? Pourquoi s’y sentait-elle aussi à l’aise qu’au milieu d’un massif de roses épineuses ? Qui croyaient-ils qu’elle était ? Et pourquoi les murs eux-mêmes, entre les dentelles et les morceaux de tissus, dans leur lividité cadavérique, semblaient-ils refléter jusqu’à l’acidité de tous ces gens ?

— Isla ? Isla ? Isladora ? Hé, Isladora ?

Le brouhaha avait cessé, la valse infernale des murs et des visages s’était immobilisée, et pourtant l’Impératrice peinait à respirer. Le souffle court, elle s’accrochait de toute sa poigne aux bras pourtant loin d’être frêles de la Reine de Ghé. Mais celle-ci ne s’inquiétait pas de son instabilité ni de voir son bras broyé par la poigne de sa supérieure, non, c’était son reflet dans le miroir, son sourire, son visage, ses dents qui pointaient derrière ses lèvres colorées, ses cils qui se fondaient dans l’encadrement de ses yeux, ses pommettes rougies par le sang qui y était monté.

Il redescendit aussi vite qu’il était monté. Son teint reprit sa pâleur habituelle, son corps se détendit et elle se laissa aller sur un fauteuil, manquant au passage de s’asseoir sur le chat qui y dormait.

— Nous sommes seules, n’est-ce pas ? murmura-t-elle, les yeux au ciel, tandis que l’animal allait s’étirer sous la table entre les deux sièges.

Face à elle, la grande dame aux joues poudrées de rose étouffa un soupir de soulagement. La grâce dont elle faisait preuve dans les couloirs venait de glisser de son visage et laissait place au doux sourire triste qui, une fois passé les portes du public, n’avait pas droit de cité. Et comme à regret, elle laissa retomber ses bras le long de son corps, détacha ses mèches nattées de soie et fit glisser ses gants et ses bijoux sur la table en un geste vif et maîtrisé, tout en lui répondant.

— Eh bien oui, j’ai jugé que tu préférerais t’entretenir avec moi dans un espace plus calme que les couloirs du palais.

La Reine jeta un regard sur les tentures rouges qui recouvraient les murs et le mobilier, les fleurs fraîches qui avaient été déposées sur le mobilier de bois sombre et finit par s’installer dans une profonde méridienne brodée de fleurs. Ce fut seulement après avoir posé son bras sur l’accoudoir qu’elle reprit, confortablement installée :

— J’ai pu constater que tu avais perdu l’habitude de ce genre d’effervescence, c’est pourquoi je voulais te demander si tes préférences en matière de thé avaient changé. Il n’y a que ça qui te calme, n’est-ce pas ?

— Il est vrai que tu me connais toujours aussi bien, Ingrid.

L’Impératrice esquissa un sourire pendant que son hôte faisait un signe de la main en direction de l’unique serviteur de s’approcher. Le pauvre homme avait été le seul à parvenir à les suivre malgré la foule et il se tenait toujours aussi droit en attendant ses ordres, dans sa livrée d’azur, malgré le relâchement de sa souveraine.

— C’est à croire que tu n’as pas changé depuis la dernière fois où nous nous sommes vues, ajouta celle-ci avec un sourire espiègle. Les mêmes habitudes ridicules, les mêmes équipages farfelus, les mêmes réactions incontrôlables. Tu n’as jamais su paraître. Ton thé ?

— Je n’ai pas changé, tu l’as dit. Mon thé non plus. Et toi… C’est à croire que tu t’es encore embellie. Je pensais que tes enfants te changeraient plus que ça, mais sans doute sont-ils plutôt semblables à ton mari. Quoique, ta fille ressemble à s’y méprendre à celle que tu étais, quand nous nous sommes rencontrées. C’est ton fils que j’ai vu là-haut, sur les remparts ?

— Tu me parais bien renseignée pour une femme qui a passé des dizaines d’années recluse dans un château en ruine, loin du monde, minauda Ingrid en lissant les pans de sa robe que sa position plissait comme un éventail.

— Et tu crois que j’ignore jusqu’à ce que tu sais de moi ? fit Isladora, prête à éclater de rire. Oh, Ingrid, nous ne sommes pas si différentes.

— Il me paraît pourtant évident que nous ne sommes pas si semblables, très chère, reprit-t-elle pourtant, ses sourcils froncés sur ses yeux qui brillaient d’une lueur métallique. Il y a des choses que nous ne partageons plus depuis plusieurs années et des choses que nous n’avons jamais partagées… Et j’espère simplement qu’en avoir été témoin ne t’a pas trop émue.

— Oh, il y a des choses à propos desquelles je me suis fait une raison. Lorsque le destin choisit de prendre ta vie en main, tu as le choix de le suivre ou de lutter. Cela se fait au prix de certains sacrifices, malheureusement, mais tant que la lutte continue, ils ne seront pas vains. Ils ne seront pas vains, crois-moi.

Elle soupira, leva les yeux vers le domestique qui entrait en portant un large plateau qu’il posa sur la table, avant de disparaître. C’est Ingrid qui servit le thé dans les deux fines tasses de porcelaine ouvragée, un service aux couleurs de la pièce, incarnat et légèrement doré. Une douce odeur d’agrume s’éleva dans la pièce tandis que la Reine, sous le regard outré de l’Impératrice, jetait un peu de sucre dans sa tasse. Ce n’est qu’après avoir pris une gorgée de thé que l’Impératrice accepta de revenir sur ses positions. Du moins, en apparence.

— Certes, nous ne sommes pas identiques. Tu mènes ton monde à la baguette, tu souris, tu passes des grandes robes aux uniformes militaires avec délices, tu fais de ton mieux pour protéger les tiens du malheur. Alors ne me dis pas que nos politiques et nos façons de faire ont tant changé, sinon, ce n’est pas moi mais bien Volderien qui te contredira. Pourquoi ferait-il son pèlerinage tous les ans, sinon parce qu’il sait que ça te tient à cœur ?

— Mais par plaisir, évidemment ! s’exclama-t-elle sans la moindre vergogne, le sourire aux lèvres, manquant de renverser sa tasse sur sa robe. Tu sais très bien qu’il est resté célibataire pour mieux te soutenir !

Isladora rougit mais ses yeux ne riaient pas. Au contraire, ils restaient grands ouverts, fixant froidement le fond de sa tasse.

— Tu sais que mon sens de l’humour est limité. Et pourtant, tu ne crains pas de faire ces commentaires…

— Tu en as tué pour moins que ça, non ?

— Ingrid… soupira-t-elle en posant sa tasse et en releva le nez. Sa voix, un rien désespérée se changea en un souffle brûlant. Volderien n’est pas intéressé et moi non plus.

— Ne fais pas ta sainte, Isladora, répartit Ingrid avec un sourire entendu.

Elles se fixèrent, l’une cherchant à comprendre, l’autre de moins en moins sûre de ce qu’elle avançait. Les tasses suspendues en l’air, petit doigt tendu, furent reposées juste à temps sur leurs soucoupes, au moment où l’éclat de rire de l’Impératrice arrêta instantanément l’inquisition de la reine.

— Non, vraiment ? Tu y croyais ? Depuis tout ce temps ?

La nouvelle venue n’en croyait pas ses oreilles. Ne serait-ce que pour ça, elle était heureuse d’être descendue de sa montagne. Elle ne put s’empêcher d’éclater d’un rire sincère, tandis que son interlocutrice cherchait désespérément à se justifier.

— Depuis tout ce temps, justement ! Et lui n’a jamais rien fait pour… Non mais vraiment, rien de   rien ?

— Rien de rien. Il me fait son rapport, je lui fais le mien, c’est tout. Absolument tout.

— Mais alors… N’importe qui pourrait le faire ?

— Bien sûr que non, tout le monde n’a pas les nerfs assez solides pour rester dans la même pièce que moi aussi longtemps. Tu connais mon hospitalité.

— C’est vrai qu’avec ta grâce légendaire et tes sifflements de serpent, je ne vois pas comment un simple courtisant pourrait s’en sortir vivant…

Elles échangèrent un clin d’œil. L’une était écarlate, essoufflée d’avoir tant ri, tandis que l’autre partageait sa couleur et son sourire, à la nuance près qu’elle tentait plutôt de se noyer dans le thé, ne pouvant imaginer qu’elle avait vraiment cru si longtemps à cette histoire.

D’un ton énigmatique, derrière son hilarité mal contenue, Isladora déclara :

— Tout est une question de fierté.

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