Chapitre 1.2

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Hedin avait agi précipitamment et Elma lui en voulait terriblement d’avoir envoyé si vite ses hiadningar¹¹ au combat.

Bien qu'il n'ait jamais été vu d'un bon œil qu'une femme prenne la tête d'un groupe de soldats, il arrivait à la princesse de se demander pourquoi l'administration des troupes ne lui était pas directement confiée. Après tout, une simple unité d'éclaireurs aurait été suffisante pour connaître l'existence des trolls de pierre que leur ennemi avait incorporés à ses unités. Une information capitale qui aurait sans doute permis de sauver des vies. À présent, il était trop tard pour revenir en arrière.

Le conflit avec ce chien d'Adalrik durait depuis trop longtemps maintenant. Bon nombre de soldats avaient péri à cause de la rébellion de ce petit seigneur dont l'ambition n'avait d'égale que l'ingratitude ; il était temps de le museler. Malheureusement, le Destin semblait ne pas l'entendre de cette oreille : la dernière bataille avait tourné au désastre et Hedin et ses troupes avaient été forcés de battre en retraite. À présent, ils campaient sur la plaine de Manenmark, à une dizaine de milles, contraints d'abattre chevaux et hommes en un immense gâchis.

Adossée contre un vieux tronc, Elma se malaxa la peau des joues, un geste qu'elle faisait souvent pour combattre la fatigue. Une manie qui remontait à son enfance, à une époque où c'était son père qui partait guerroyer contre ses rivaux, quand son frère commençait à peine à briller au cours de ses premières escarmouches. Fidèle à son habitude – lorsqu'elle se sentait abandonnée et qu'elle avait l'impression que les choses lui échappaient – elle était venue s'isoler au cœur de cette grande forêt que les gens du cru, sur la base d'une vieille légende, appelaient "Bois des Mages".

Des mésanges y pépiaient, cachées dans les hauts branchages des arbres nus. Un tapis de feuilles orangées recouvrait un sol composé de brindilles et de terre compacte. De petits rochers, habillés de mousse, tenaient compagnie aux bouleaux. Des aulnes au garde-à-vous, telles de vénérables sentinelles de bois, laissaient imaginer que ce sanctuaire naturel, érigé en l'honneur de la déesse Iord, était habité par des êtres mythiques et délicats qu'il fallait protéger coûte que coûte. Un petit étang à l'eau claire, bordé de chardons et de buissons, venait compléter ce paysage familier.

Tu as assez perdu de temps, idiote. Ta place est auprès des blessés.

Sans doute avait-elle fait une erreur en venant ici. Au milieu de cette nature en qui elle avait toujours vu une amie, elle se sentait plus calme, plus encline à trouver des solutions aux problèmes qui lui envahissaient l'existence. Mais pendant qu'elle guérissait les plaies de son âme, des dizaines de ses sujets attendaient fiévreusement, entre deux râles de douleur, que n'apparaissent pour les prendre les glorieuses valkyries, ces séduisantes envoyées d'Odin montées sur leurs chevaux ailés.

Alors qu’elle s’apprêtait à partir, une douce voix l'appela par son nom.

« Elma, Elma. Ne t'en va pas, je t'en prie. Ne me laisse pas ! »

Surgi de nulle part, un homme élégant était apparu aux abords du minuscule plan d'eau. Il se tenait droit. Des traits tendres qui n'inspiraient aucune crainte. Ses yeux d'azur se détachaient sur sa peau blanche, tels deux diamants extraits du trésor d'un dragon. Un bliaud bleu, richement décoré de broderies et de galons, témoignait d'une haute condition sociale. Ses cheveux, soigneusement peignés, descendaient avec élégance sur ses omoplates. Sous la lumière feutrée que filtraient les branchages, il avait l'allure d'un alfe.

La logique aurait voulu qu'Elma s'en méfie ; elle n'esquissa pas le moindre geste. Penser à fuir était impossible tant il se dégageait de ce garçon une impression de profonde solitude. Une solitude similaire à la sienne.

« Tu… Tu n'as pas peur de moi ? Tu n'as pas peur que je te fasse du mal ? bégaya-t-il, les yeux humides.

— Je… Non… Je ne crois pas… Je ne ressens aucune haine en toi, lui répondit la princesse, désorientée.

— Je suis rassuré. Tu sais, cela fait longtemps que je t'observe.

— Je suppose que tu m'as vu entrer dans la forêt.

— C'est plus ancien. Je t'ai vu pleurer, rire et chanter. À chaque fois, tu viens t'adosser contre le même tronc et il arrive aussi que tu lui parles. Tu fais partie de ces gens qui traitent les arbres en amis.

Surprise, la jeune femme balbutia :

— C'est impossible que tu saches ceci… Qui es-tu ? Le fils d'un riche seigneur ?

— La forêt est mon seul parent et mon isolement me pèse. Parfois je me demande ce que serait ma vie si j'avais quelqu'un avec qui la partager. J'en suis venu à croire que tu es celle que le Destin a placée sur mon chemin.

— Je… Je ne sais pas. J'ai le sentiment de te connaître mais… »

Plus les secondes passaient et moins Elma parvenait à réfléchir correctement. Son cœur battait si vite qu'il menaçait d'exploser. Une sorte de feu intérieur lui brûlait les joues. Qu'était-il donc en train de lui arriver ? Ses sens s'enflammaient les uns après les autres et l'entraînaient dans un état second. Petit à petit, elle redevenait une fillette incapable de se protéger, contrainte de s'en remettre à d'autres pour choisir ce qui était le mieux pour elle. Et cela n'avait rien de désagréable. C'était une sensation délicieuse, au contraire. Se sentir fragile au point de demander à ce qu'on la serre dans ses bras : voilà ce dont elle avait envie face à ce mystérieux individu.

« Tu viendrais avec moi ? poursuivit le beau séducteur. Je te promets de t'aimer. À mes côtés, tu ne manqueras de rien et tu seras heureuse. Tellement heureuse. »

Elle manquait étouffer. Chaque nouvelle bouffée d'air la faisait presque défaillir. Elle ne connaissait pas cet homme. Pourtant elle se sentait prête à le suivre partout où il le lui demanderait. C'en était presque indécent, à vrai dire. Longtemps, des iarl lui avaient fait la cour, mais elle ne leur avait jamais cédé. Elle allait bientôt fêter son vingtième anniversaire et elle ne s'était encore offerte à quiconque. En plongeant son regard vert dans celui de ce garçon, elle sentait que le moment était sans doute venu de le faire. Il était inutile de lutter contre cette vague de chaleur qui l'envahissait. Elle n'était plus qu'un morceau d'argile entre les mains expertes de l'artisan potier : élastique et brûlante, elle attendait, hagarde, qu'on lui offre une nouvelle forme.

« Donne-moi ta main, je t'emmène. »

Sans pouvoir résister, elle s'exécuta. Le contact de la peau glabre la fit presque défaillir. Une aura de bienveillance l’entourait qui, d'une voix câline, lui murmura qu'elle n'avait rien à craindre. Ce personnage était un avatar de la perfection. Elle se sentait capable de lui confier sa propre vie ou bien de lui en faire don. Comme plongée dans un rêve, elle fut conduite aux bords de l'étang.

« Tu es belle et te dois donc d’habiter un palais digne de toi. Tu vois cette eau ? Elle a ton éclat, ta noblesse. Baignons-y nos corps ardents. »

Tout son être bouillait de l'intérieur. Une tempête d'images submergeait son esprit et balayait les derniers repères qu'elle avait réussi à conserver. Il lui suffisait de fermer les yeux pour s'imaginer en train de s'unir à cet inconnu dans une étreinte infinie. Ces visions magnifiques, ces scènes fantasmatiques, il ne tenait qu'à elle d'en faire une réalité.

Soudain, il y eut un bruit de lame fendant le vide et l'air satisfait du jeune homme se changea en un rictus grotesque. Une marque horizontale apparut à la base de son cou. Sa tête se désolidarisa de ses épaules et tomba dans l'eau en un bruit des plus disgracieux.

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Lexique :

11 - Hiadningar : forme simplifiée du mot hjaðningar (guerriers de Hedin). Singulier : hiadning (Hjaðning).

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