Chapitre 1.3

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Elma resta interdite durant plusieurs secondes avant que ses genoux ne se dérobent sous elle. Elle avait peine à croire à ce qu'elle venait de voir.

Pendant qu'elle retrouvait peu à peu ses esprits, le corps tant désiré tituba puis s'effondra à son tour ; des litres d'une substance verte et visqueuse se déversèrent sur le sol.

Derrière lui, une autre silhouette s'était dressée, une épée tenue fermement en main.

Un tueur à la solde d'Adalrik !

Soit, elle se trouvait dans une position fort inconfortable, mais elle n'était pas prête à se laisser occire. De l'eau jusqu'à la taille, les mains tremblantes, elle tâta sa ceinture et s'empara de Hvisla, l'épée qui lui avait sauvé la vie à maintes reprises. Poussant sur ses jambes, elle bondit tel un saumon jaillissant de l'eau, et se jeta sur le meurtrier. Celui-ci ne se laissa pas surprendre. D'un seul mouvement, il désarma son assaillante, la repoussa contre une vieille souche et l'envoya chuter sur le dos.

« Curieuse façon de témoigner sa gratitude » se moqua-t-il.

La combattante se releva en une succession de gestes décousus, accélérés par la peur. Les yeux plissés, elle fixa le fou sanguinaire qui avait osé décapiter par derrière un pauvre innocent. Contrairement à ce qu'elle avait pu croire de prime abord, il n'avait rien de commun avec la plupart des bandits qui égorgeaient les voyageurs avant de leur arracher leur bourse. Il ne ressemblait pas non plus aux ténébreux mercenaires engagés par Adalrik afin de grossir les rangs de son armée.

Ses cheveux, d'un blanc éclatant, étaient longs et raides, retenus au niveau de la nuque en une queue-de-cheval. Il était difficile de lui donner un âge précis, tant ses traits pouvaient à la fois paraître lisses et austères, comme si on les avait moulés à partir du visage d'un mort. Une tunique pourpre et sans manches, ceinte au niveau de la taille par une bande de cuir noir, lui recouvrait le buste. Ses épaules, nues, étaient cachées par une épaisse cape de fourrure grise. Des bracelets de peau entouraient ses poignets tandis que des bagues se lovaient autour de ses grands doigts fins. Un sombre pantalon épousait à merveille les lignes de ses jambes athlétiques, que terminaient une paire de lourdes bottes fourrées.

« Quel monstre es-tu donc pour oser t'en prendre à quelqu'un qui ne porte aucune arme ? Je ne sais pas d'où tu viens, mais ceux qui t'ont élevé auraient mieux fait de t'apprendre l'honneur plutôt que le maniement de l'épée ! rugit Elma en rampant vers Hvisla.

Son interlocuteur fronça un sourcil. L'air surpris, il rétorqua :

— Le seul monstre, ici, est celui qui gît à tes pieds. Si je n'étais pas intervenu, tu serais peut-être morte, à l'heure qu'il est.

— Morte ? Quel mal aurait-il pu me faire ? C'était de mon plein gré que je le suivais !

L'homme ne se laissa pas convaincre.

— Ça, c'est ce qu'il a voulu te faire croire. Je te le répète, sans moi, tu aurais fini noyée au fond de ce bassin. Et la prochaine fois que tu réponds à des avances, assure-toi que ce ne sont pas à celles d'un nixe¹².

— Un quoi ? Qu'est-ce qu'un nixe aurait à voir avec ça ? Tu as tué un humain, assassin !

— S'il est ce que tu prétends, pourquoi son cou rejette-t-il des flots de sang verdâtre ? »

La jeune femme dut reconnaître que le liquide mucilagineux qui jaillissait de la gorge du cadavre n'avait rien de comparable avec du sang humain. Une envie de vomir la saisit sans ménagement. Elle se força toutefois à en réprimer l'issue lorsqu'elle se rendit compte que le mort se remettait à bouger.

Pris de convulsions, celui-ci remuait les bras et les jambes. À croire que son âme, partie pour l'au-delà, venait reprendre possession des pitoyables restes de son corps de chair. Puis, à la façon d'une plante brûlée par le soleil, il sembla se flétrir. Sa peau changea de couleur, ses vêtements parurent fondre sur place.

De dégoût, Elma tourna la tête. Bien qu'elle eût cru voir le plus étonnant, quand elle puisa en elle la force de regarder à nouveau, elle se retrouva nez à nez avec une créature si singulière qu'elle en vint à se demander si elle n'était pas allongée par terre, elle aussi, perdue en plein cœur d'un cauchemar qui avait pourtant débuté sous les allures d'un joli rêve.

« Fichtrecouille de cul de porc ! Ca fait un mal de chien ! Ne vous a-t-on pas appris à respecter et protéger les habitants de la forêt ? C'est un coup à s'attirer les foudres du Maître-Esprit, ça ! »

À l'endroit où s'était écroulé le bellâtre, se tenait un petit être pas plus haut qu'un enfant de quatre ans. Une peau bleuâtre et écailleuse recouvrait ses membres squelettiques. Sa silhouette rachitique était dissimulée sous des guenilles crasseuses et rapiécées. La capuche dégoûtante, vissée sur sa tête, ne laissait apparaître qu'un faciès disgracieux, une paire de gros yeux noirs, des moignons de cornes émoussées et deux imposantes oreilles pointues.

« Qu'est-ce que c'est que cette chose ? Ce serait ça, un nixe ? » lança Elma, dubitative.

La créature, elle, se frottait la nuque avec vigueur. Le coup d'épée avait été apparemment insuffisant pour en venir à bout, mais la douleur qui l'avait accompagné allait sans doute laisser des traces. Après force grimaces, le petit être finit par s'intéresser de nouveau à ses deux visiteurs.

« Depuis que les mondes sont mondes, on traite ceux de mon espèce avec respect ! vociféra-t-il, les poings fermés. Il en faut, du culot, pour lever la main sur un génie de l'onde !

Amusé, le guerrier à la chevelure blanche ne put s'empêcher de sourire : les manières de ce petit lutin lui paraissaient d'un burlesque.

— De quel droit ? lança-t-il. Voyons voir. Peut-être celui qui me permet d'intervenir lorsque je vois une créature de ton genre sur le point de noyer une pauvre fille sous les flots ?

— Hé ! De quelle pauvre fille parles-tu ? s'exclama Elma, vexée.

La chose se sentit le devoir de rectifier un détail :

— Attention, attention, évitons les méprises, s'il vous plaît ! Il n'a jamais été question de la tuer, hein ! En vérité, elle m'aurait suivi dans la grotte qui me sert de demeure, et là, elle aurait…

Le pauvre nixe n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Excédée, la rousse volcanique le souleva par le col et le plaqua contre le tronc d'un arbre.

— Tout compte fait, c'est moi qui vais te hacher menu, et sois sûr que cette fois, tu n'y survivras pas ! rugit-elle.

— Pitié ! Pitié ! J'étais juste malheureux d'être seul ! balbutia le petit charmeur.

— Ceux de ta race ne sont-ils pas réputés pour attirer à eux des jouvencelles qu'ils n'ont ensuite aucun mal à charmer ? lui demanda l'homme, apparemment bien informé. Se métamorphoser en être humain est une autre de vos caractéristiques, n'est-ce pas ?

— Oui, oui, je l'avoue ! expliqua la créature. C'est dans notre nature, à nous, les nixes, de séduire des demoiselles et de les retenir captives sous les eaux afin d'en faire nos épouses ! Nom d'une bite ! Comment voulez-vous que je passe mes journées à faire autre chose ? Autant demander à un aigle de ne plus voler !

L'écorce de l'arbre râpa le dos du nixe au moment où sa tortionnaire, dans un nouvel excès de colère, le souleva encore plus haut. L'esprit de la forêt eut la peur de sa vie : la pointe d'une lame vint se positionner au creux de son sternum.

— Alors ? Quelle partie de ton corps préfères-tu que je te coupe ? Le bout de chair qui te sert de nez ou celui qui, j'imagine, doit pendre entre tes jambes ? Nom d'une bite, disais-tu ?

Elma se sentait horriblement humiliée. Ce misérable gnome avait osé abuser son esprit, la rendant aussi peu farouche qu'une chienne en chaleur. Des butors l'avaient déjà insultée ou frappée ; tous avaient fini par le payer très cher. Il n'y avait donc aucune raison pour que cette fripouille échappe au même sort ! Ses doigts se resserrèrent autour de la poignée de Hvisla.

— C'est inutile. Tu ne t'en débarrasseras pas avec cette arme-ci, intervint l'étranger.

— Qu'en sais-tu ? Je vais lui faire rendre gorge et c'est chez Hel qu'il emportera avec lui le nom d'Elma, fille de Hiarrandl !

— Tu ne récolteras que la colère du gardien de cette forêt. À ta place, j'éviterais de faire du mal à l'un de ses serviteurs.

— C'est toi qui me dis ça ? Ne lui as-tu pas coupé la tête, il y a une minute ?

— Ce Maître-Esprit dont il a parlé… Je crois sincèrement qu'il ne l'a pas inventé. Bref, s'il ne nous a pas menti, je pense qu'il vaudrait mieux nous en aller d'ici au plus vite et le rendre à son asile.

Une grande surprise put se lire sur la figure affolée du petit être. Entendre de telles paroles avait de quoi étonner, surtout lorsqu'elles venaient de la bouche d'une brute qui s'était permise de le couper en deux un instant plus tôt.

— Il a raison, se risqua-t-il à ajouter. Chaque bois a été confié à la garde d'une puissante entité sylvestre par la déesse Iord en personne. Par ordre divin, l'ensemble des créatures animales ou magiques qui y vit se voit donc protégé. Les nixes sont immortels et me frapper avec vos armes ne servirait à rien ! En revanche, si vous me blessez à nouveau, le Maître-Esprit de ces lieux vous fera regretter d'avoir fait couler mon sang ! »

Elma baissa la tête. Sans dire un mot de plus, elle recula son épée et lâcha la babillarde petite chose. Celle-ci, les griffes des mains et des pieds plantées dans l'écorce du tronc, resta d'abord suspendue au-dessus du sol dans un tremblement nerveux. Puis, disposée à profiter de ce salutaire revirement de situation, elle se retourna en un éclair et escalada le vieil arbre avant de fuir les lieux en sautant de branche en branche.

La princesse s'en voulait terriblement. Le sort que comptait lui réserver ce démon des eaux était ce qui aurait pu lui arriver de pire, à elle qui avait toujours refusé de se laisser enfermer derrière des barreaux – qu'il s'agisse de ceux, dorés, du château de son père, ou des geôles crasseuses d'une caverne souterraine.

« Je… Je suis désolée, ânonna-t-elle, honteuse. Je n'aurais pas dû me montrer hostile à ton égard. Je n'aurais pas dû non plus te traiter d'assassin. Je me sens idiote, une nouvelle fois.

— Ce n'est pas grave. Le trompe-l'œil était parfait.

La jeune femme, rougissante, se courba avec révérence.

— Mon nom est Elma, fille du roi Hiarrandl l'Instruit, fit-elle. J'ai dû te paraître excessivement stupide. Je te prie d'accepter mes plus profonds remerciements.

Le vagabond, embarrassé, jeta un coup d'œil à droite et à gauche, puis demanda à son interlocutrice de se redresser.

— N'en parlons plus, répliqua-t-il avec humilité. »

Bien des gens auraient profité de la situation pour se montrer méprisants, suffisants, voire carrément odieux. Lui se contentait de se fendre d'un sourire gêné et de répéter qu'il n'y était pas pour grand chose. Au début austère, brutal et sans âge, il apparaissait cette fois sous les traits d'un homme courtois et modeste.

« Je dois atteindre la ville la plus proche, dit-il, sur le point de reprendre sa route. Peut-être nous reverrons-nous un jour, qui sait ? »

Sans un bruit, il s'éloigna avec grâce. Les semelles de ses bottes ne faisaient qu'effleurer le tapis de feuilles mortes qui, normalement, craquaient à chaque fois que l'on posait un pied dessus. Sa chevelure nouée en catogan et sa cape de fourrure se balançaient lentement, tandis que sur le curieux fourreau de sa non moins insolite épée, des sortes d'écailles de serpent paraissaient glisser, grossir et sécréter une sueur brillante qui les rendaient pareilles aux rangs serrés de minuscules gemmes noires.

Plus Elma voyait sa silhouette légère disparaître à travers les arbres, plus elle se disait qu'il était trop bête de le laisser partir. Même si elle n'aurait su dire pourquoi, elle était convaincue que ce n'était pas ce nixe pathétique qui avait été mis sur son chemin, mais bien cet étonnant personnage tout en énigmes.

Cette fois, il n'était plus question de s'être laissée ensorcelée par une magie quelconque. Cette fois, c'était sa curiosité qui la poussait à en savoir plus.

« Attends ! Tu ne m'as pas dit comment tu t'appelais ! »

L'étranger fit demi-tour. Son regard bouleversant traversa la princesse de part en part, comme si l'observer ne lui suffisait pas mais qu'il lui fallait transpercer sa chair pour y creuser son âme. Elma tressaillit : pour la deuxième fois, elle se sentit sans défense et comme nue. Cependant, il y avait une chaleur certaine dans ces deux pupilles d'ambre ; cet aventurier la regardait en ami et cela suffisait à la mettre en confiance.

« Valgard, fit-il, un rien de mystère dans la voix. C'est ainsi que l'on m'appelle. »


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Lexique :

12 - Nixe : forme dérivée de Nykr. Créature mi-sylvestre, mi-aquatique, enfantée par la magie.

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