Chapitre 10.1

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Les rues de Hostengard étaient désertes. Dans les chaumières aux toits de paille s'étaient réunis les femmes qui n'avaient pas choisi la voie du bouclier, les vieillards et les enfants. Serrés les uns contre les autres, ils priaient pour tromper leur angoisse. On racontait volontiers que les humains de Midgard ne craignaient pas l'au-delà ; en vérité, seuls les combattants allaient à la guerre le cœur léger, portés par la promesse d'atteindre les halles divines des glorieux Ases ; qui ne défendait pas les couleurs de son seigneur était destiné au noir royaume de la fille de Loki. Derrière les murs du château, les serviteurs, quant à eux, retenaient leur souffle. Les plus courageux se risquaient aux fenêtres afin de suivre l'évolution des combats. La plupart restaient figés, les mains jointes.

« Les dragons brûlent nos soldats ! s'écria l'un d'eux. La défaite est assurée ! »

Des voix s'élevèrent, qui se firent de plus en plus fortes à mesure qu'elles trouvaient de l'écho :

« Si elle était restée chez elle, rien ne serait arrivé… »

« Sa venue a courroucé son père. Il veut laver cet affront dans le sang... »

« Et dire que nous sommes impuissants ! Et dire que nous ne savons pas manier les armes ! »

« Pourquoi ne pas la livrer ? Et Hogni s'en ira aussitôt ! »

À l'image de ces malheureux, Hild vivait ces instants dans la terreur, accablée par un désespoir qui avait le teint livide du trépas et l'odeur âcre du métal. Son amour pour Hedin, sentiment noble et fort, s'était mué en une horrible malédiction impossible à conjurer. Des valets lui demandèrent de les suivre ; elle s'exécuta sans faire d’histoire. Deux mains lui enserrèrent alors les poignets mais elle ne désirait pas s'échapper. Dehors, l'homme qu'elle aimait risquait sa vie pour la protéger ; il avait beau être fort, il ne pouvait venir à bout des légendaires soldats de l'Aigle, menés au front par le possesseur de la mythique Dainslef. Il n'y avait plus d'issue envisageable.

Soudain, les domestiques s'immobilisèrent. Autour des bras menus, les doigts relâchèrent leur étreinte : les membres étaient figés, roidis et froids. Tous semblaient des statues de muscles et de peau, modelées par le plus doué des sculpteurs. Quelque chose avait emporté ces quatre hommes. Terrifiée, Hild se mit à courir dans le couloir exiguë et poussa la première porte qu'elle vit. Dans cette chambre inconnue, elle tomba à genoux.

« Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je fait pour provoquer une guerre et attirer sur deux peuples l'œil noir du chaos ? Je ne le voulais pas ! Je le jure sur mon être ! Je donnerais ma vie pour que ce cauchemar cesse ! Dieux du Hof, venez à mon secours ! Je vous en prie ! »

Une voix languide répondit à ses sanglots :

« Tes suppliques ont été entendues, mortelle. Freyia, lumineuse entre toutes les déesses, est prête à t'apporter son aide. »

Hild sursauta. Devant elle, se tenait une femme magnifique, un bâton d'ivoire serti de pierres précieuses à la main. Ses cheveux resplendissaient d'une infinité de blonds ; son visage était le plus harmonieux qui soit ; ses grands yeux bleus, couleur de mer, brillaient de mille feux ; sous les vêtements, s'offrait une peau blanche en comparaison de laquelle celle de Hild paraissait déverser des flots de pus. Enveloppée amoureusement par une aura éblouissante, cette beauté aurait laissé sans voix quiconque n'aurait pas été dans une telle détresse.

« Puis-je réparer mon erreur ?

— Au-dehors, j'entends les soldats tomber les uns après les autres. Bientôt, viendra le tour de ton père et de ton amant.

— Pitié ! Je ne veux pas qu'ils meurent !

— J'ai besoin que tu en formules le souhait. Es-tu réellement prête à donner ta vie pour les sauver, ainsi que tu l'as dit ?

— Oui, c’est ma faute. Je n'aurais pas dû désirer Hedin comme je l'ai désiré.

— Dans ce cas, prie. Prie pour le salut de leur âme. Prie pour que la mort ne vienne pas les faucher dans cet océan de brume froide. Que ta culpabilité les aide à braver les ténèbres. Redirige ces ombres vers toi et ils resteront debout, je t'en fais la promesse. »

La fille de Hogni rampait jusqu'aux chevilles de la sublime Freyia. La déesse se plaisait à voir une enfant de roi se prosterner ainsi à ses pieds. Elle ne cherchait pas à le cacher.

« Regarde vers le nord, où le royaume se jette dans les bras d'Ægir. Implore l'indulgence de Vanadis, épouse d'Odr le Disparu. Elle préservera les êtres chers à ton cœur, ainsi que leurs suivants. La mort ne les frappera pas. »

La pluie s'abattit sur Allgrongard, un éclair zébra le ciel, le tonnerre gronda : les tambours des dieux retentissaient dans l'éther. Avant d'entamer sa prière, Hild se remémora les douces paroles de son père, lorsque petite fille, elle montait sur Forkur, le grand étalon : "tous ces soldats, vois-tu, se battent également en ton nom. Princesse de nos cœurs, tu es un trésor dont nous sommes les courageux gardiens. N'oublie jamais que tu es mon bien le plus précieux." Puis revinrent les mots de son tendre amant, ponctués de baisers sur la couche de crin blanc : "Nous sommes peut-être les plus grands fous que Midgard ait jamais nourris, pourtant c'est une folie qui me remplit d'allégresse. Oh, je ne veux pas m'endormir, de peur de découvrir, à mon réveil, que cela n'était qu'un rêve…Le plus beau et le plus cruel."

Les murs d’Allvindarborg n'étaient pas assez épais pour empêcher que les cris ne percent les défenses. Les hurlements angoissants déclinaient la gamme de la guerre, de l'aigu de la terreur au grave de la souffrance. Décidée à arrêter le massacre, Hild se concentra sur sa prière. Une force sans limite l'arracha au royaume des hommes.

Dans son dos, Freyia arborait un sourire déplacé. La phase finale de son plan venait de débuter.

« C'est parfait. Pour Mardoll²², rien n'est impossible. Patience, Odin, et tu l'auras, ta guerre éternelle. Une guerre qui te forcera à t'acquitter de ta dette. Tremblez, humains ! Vienne la bataille sans fin ! »


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Lexique :

22 - Mardoll : autre nom de Freyia. Forme simplifiée de Mardöll. Signifie Qui éclaire la mer.

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