Chapitre 11.4

10 minutes de lecture

La lune était pleine, ce soir-là. Malgré la peur, les gens décidés à demeurer sur place s'étaient endormis, à l'abri de la grande palissade. Dans la salle du trône, Elma interrogeait la dernière prophétesse que la cité abritait. C'était une élève de Gelda nommée Gudlaug, dont les prédictions étaient vantées dans le royaume. Toutefois, elle ne fut d'aucun secours à la fille de Hiarrandl. Le huitième monde demeurait invisible aux yeux de son esprit : la transe dans laquelle elle s'était plongée ne révélerait pas le chemin du domaine des dieux.

Valgard, lui, était allé trouver Skinfaxi. Dans les écuries aux trois quarts vides, se tenaient d'autres chevaux, trop vieux et trop faibles pour être utiles aux fuyards. Abandonnés de ceux qui les avaient jadis baptisés, flattés et montés, que pouvaient-ils attendre, si tristement ?

« J'aimerais que tu m'emmènes voir Odin, murmura le héros à son destrier. J'imagine que son haras est d'une autre envergure. Asgard… Tu y es né, n'est-ce pas ? »

Les yeux de Skinfaxi luirent. La monture divine, d'ordinaire coopérative, semblait sous le coup d'une grande terreur. Le fils de Hel crut discerner une présence, ou plutôt des regards vrillés sur lui ; dans les ténèbres, on l'épiait avec intérêt. Une aura glacée, qui parut se scinder en trois, se répandit dans l'air. Valgard réalisa qu'on venait de l'encercler.

« Inutile de vous cacher », lança-t-il à ces indiscrets visiteurs.

Le silence pour seule réponse.

« Vos pouvoirs vous trahissent ! Approchez, que je puisse voir qui m'observe dans l'ombre ! » reprit-il, déterminé.

Une silhouette de femme émergea du néant, en même temps qu'une voix suave, brûlante.

« Si le cheval ne veut pas avancer, c'est peut-être qu'il ne peut pas t'obéir. Les asgardiens sont malins à défaut d'être probes. Leurs chevaux ne doivent pas savoir comment rejoindre leur demeure. S'ils tombaient entre des mains malintentionnées, ces animaux divins pourraient causer la perte d'Odin et des siens. »

L'inconnue avait de longs cheveux de jais qui lui tombaient sur les hanches, et sa robe de tulle noir soulignait le moindre de ses charmes. Valgard avait beau ignorer à quoi ressemblait Freyia, il en vint à se dire que la déesse de la beauté tenait là une rivale de taille.

« Il n'y a qu’un seul moyen d’atteindre Asgard : attendre que l’un de ses habitants daigne bien t’y conduire. Ce qui est, dans la pratique, purement irréalisable. Mais tu sembles rire de ce que l’on dit impossible… »

Dans son dos, une deuxième femme venait d'apparaître sans crier gare. Le fils de Hel prit aussitôt ses distances et l'étrangère se contenta de sourire. Aucune once d'agressivité ne se dégageait de son visage paisible. Des paillettes d'argent scintillaient dans sa longue crinière grisonnante et bouclée. Les fines courbes de son corps étaient enveloppées d'oripeaux bordeaux, ceints par une élégante cordelière dorée.

« Le propre de l’utopique est d’appartenir à l’avenir tout en en étant exclu. Ne saisis-tu pas le paradoxe ? Pour ma part, je n’apprécie guère les contradictions. »

La troisième invitée semblait si vieille que son corps, rabougri sous la vieille toilette blanchâtre, tenait à peine debout. D'un gris sale, sa chevelure filandreuse avait été ramenée sur son crâne en un gigantesque chignon. Des rides profondes marquaient un faciès simiesque duquel émergeaient un grand nez crochu et des yeux globuleux. À l'aide d'un vieux bâton de bois, elle avançait en clopinant. À mesure qu'elle se rapprochait, sa laideur devenait de plus en plus insupportable.

« Je croyais qu'il ne restait plus qu'une sorcière à Hostengard, lança Valgard.

— Oh nous ne sommes pas de vulgaires volür, répliqua la première, qui avait l'air plus jeune que ses compagnes.

— Nous venons d'hier, d'aujourd'hui et de demain, ajouta la seconde, d'âge mûr. Mes deux sœurs sont Urd, le Passé, et Skuld, le Futur. Quant à moi, mon nom est Verdandi, le Présent.

— Nous sommes les Nornes, gardiennes du Destin, protectrices de l'arbre cosmique, enchaîna la plus vieille des trois.

Elles approchaient à pas lents et, bientôt, le cernèrent totalement. Au-dessus de leur tête, la voûte céleste se fit soudain imposante. Aucune étoile ne parvenait à en percer la croûte de ténèbres.

— Ma mère et Modgud m'ont parlé des trois ensorceleuses, ni iotnar, ni déesses, en qui Orlög a placé sa confiance. Je suis étonné de vous voir ici.

— Étonné, tu l'es toujours, se moqua gentiment Urd. Depuis que tu es né, nous ne t'avons jamais quitté des yeux.

— Nous n'avons manqué aucun de tes exploits, expliqua Verdandi. Penchées sur ton berceau, nous avons vu ton éveil au Wyrd. Nous étions présentes au moment où tu as brandi ton épée maléfique face au troll à trois têtes. Nous avons suivi ton voyage en Midgard, ta rencontre avec le nixe et la séduisante mortelle aux cheveux de feu. Notre œil était sans cesse rivé sur toi, car tu as pour nous plus de valeur que quiconque.

Valgard demeurait méfiant.

— Si ce que vous dites est vrai, pourquoi ne pas vous être montrées plus tôt ? voulut-il savoir.

— C'est aujourd'hui que tu as besoin de notre aide, rétorqua Skuld.

— Vous savez comment vous rendre à Asgard ?

— Nous ne l'ignorons pas, pouffa Urd, la mine réjouie. Aucun lieu, dans les neuf mondes, ne nous est inaccessible. Nous pouvons couvrir de fabuleuses distances par la seule force de notre pensée.

— Dites-moi, alors ! Le temps presse !

Skuld le dévisagea longuement. Sa langue curait ses dents bigarrées.

— Tant que tu restes à parler avec nous, tes amis ne risquent rien, grogna-t-elle. Les choses n'empireront qu'une fois que tu te seras mis en route pour le royaume d'Odin.

— Nous ne pouvons imprimer la carte d'Asgard en ton esprit, avoua Verdandi. La nature de notre pouvoir est trop différente du tien. Ta mémoire s'enflammerait et ta raison s’égarerait.

Le fils de Hel perdait patience. Bloddrekk aussi.

— Calmez donc vos ardeurs, toi et ton fer, dit Urd. Ces longues années passées à croupir dans les vapeurs du Niflhel auraient-elles épuisé votre lot de patience ? Malgré vos différends, vous vous complétez de plus en plus. Savez-vous seulement qui vous êtes l’un pour l’autre, quelle est votre histoire ?

Valgard acquiesça de la tête, mais la sorcière agita son index de droite à gauche pour lui faire comprendre qu'il se trompait.

— Il y a fort longtemps, poursuivit-elle, bien avant que ta mère ne voit le jour, les quatre plus terribles seigneurs iotnar qui voulaient partir en guerre contre les dieux, commandèrent aux meilleurs forgerons nains des armes capables de rivaliser avec les légendaires Gungnir et Miollnir, protectrices d'Asgard. Ces instruments de mort furent difficiles à forger, mais lorsque ce fut fait, ton grand-père, Loki, en découvrit l'existence et s'empressa de prévenir ses frères Ases. Devant l'imminence du danger, Odin ordonna à ses troupes de gagner Iotunheim…

— Suite à la contre-attaque d'Odin et des siens, Bloddrekk, Hungrad, Farleik et Kvalari ne parvinrent jamais à leurs propriétaires, enchaîna Verdhandi. Les combats les plus sanglants eurent lieu à Griotun, le royaume du terrible iotun Geirroed qu'un affrontement titanesque opposa à Thor. Bien qu'il ait réussi à s'emparer du légendaire Miollnir, Geirroed ne put prendre le dessus sur le dieu de la foudre. Dans la Forêt de fer, nombreux furent les parents de Niord, Freyr et Freyia à périr dans leur lutte contre les Iarnvidiur²⁶. Anciens ennemis d'Odin, ils avaient été priés par le Père des dieux de se joindre au conflit. Leur mort permit à de nombreux Ases de rester en vie.

Ce fut sur les mots du Passé que l'histoire s'acheva :

— La guerre se solda par une victoire des dieux. La légende veut qu'aucun des quatre seigneurs iotnar n'ait survécu. Les armes qu'ils avaient commandées furent toutes récupérées par les vainqueurs. Toutes sauf Bloddrekk qui réapparut plusieurs milliers d'années plus tard, à Helheim. »

La lame démoniaque vibrait à l'intérieur de son fourreau d'écailles noires. Les paupières serpentines, sur la garde de l'arme, palpitaient imperceptiblement. L'esprit de Valgard fut soudain submergé par des vagues d'images successives. Du sang coulait à flot sur les hautes marches d'un escalier de pierre. Des sapins colossaux, au tronc de charbon et aux épines aussi grosses que des piques, laissaient leurs racines déchirer la terre pour venir enserrer des mains entourées de halos lumineux. Des visages flous, cernés par les ombres, souriaient de toutes leurs dents. Un marteau de foudre fendait l'air ; un poing ganté de métal l'arrêtait en pleine course.

« Le lien qui t'unit à cette épée est fantastique, déclara le Présent. Elle te montre des bribes de ce qu'elle a vécu. De même que la lecture dans le Wyrd n'est possible que si le önd se trouve en harmonie avec celui des neuf mondes, de même la Mémoire de l'objet n'est accessible que si l'on parvient à ne faire qu'un avec l'artefact que l'on touche. C'est un don rare.

Valgard était excédé. Il ne désirait qu'une chose : trouver le chemin d’Asgard. Impatient, il demanda :

— Où diriger mes pas pour délivrer mes amis ?

Et Skuld de lui répondre :

— Mes sœurs sont bavardes. Si elles t'ont raconté l'histoire de la Guerre des Mille Lunes, elles auraient mieux fait de te parler du vieil Hildisvini.

— Cessez donc ce petit jeu ! Dites-moi ce que vous savez ou partez !

— Nous avons pléthore de réponses. Il te suffit de poser les bonnes questions, déclara la plus belle des Nornes.

— Hildisvini aux soies d'or est l'animal préféré de Freyia, poursuivit Verdandi. Jadis géant, il se prénommait Ottar l'Idiot – mais cela est une autre histoire, qui ne concerne pas ta mission actuelle. C'est une énorme créature aux allures de sanglier, né de l'alliage de métaux précieux et de la magie la plus pure. À chaque nuit de pleine lune, la bête descend d'Asbru – ou Bifrost, si tu préfères – pour se désaltérer à l'eau claire de la rivière Grad, qui sillonne cette terre.

— Et en quoi retrouver la trace de cette chose m'aidera-t-elle ?

— Tu dois convaincre l'animal de te conduire à Asgard, et ce, quel qu'en soit le moyen, fit Skuld d'un ton aigrelet.

— Prends garde, il est extrêmement agressif, ajouta Urd. C'est la ruse qui t'ouvrira les portes du huitième monde. »

Les longs toits de paille avaient verdi sous la couverture lazurite de la nuit. Les hauteurs d’Allvindarborg donnaient l'impression de se perdre dans les nuées. Alentours, maisons, ateliers et commerces dormaient ; et si beaucoup étaient désormais à l'abandon, d'autres abritaient toujours de courageuses familles, refusant de quitter leur cité de chaume, de pierre et de bois. Sous le léger murmure du vent, seuls les petits glapissements des chiens errants se faisaient entendre.

« Le char de Mani est bien rempli, ce soir, chuchota le héros. Je vais rencontrer ce fameux sanglier. »

L'air se faisait de plus en plus glacé. Valgard avait grandi au milieu des pierres gelées de Niflheim ; sa chair pouvait résister à des températures extrêmes qu'un mortel ordinaire n'aurait pu tolérer ; pourtant, ses bras nus tremblaient. Peut-être était-ce dû à l'aura de ces trois sorcières, qui s'infiltrait sous la peau en une terrible gangrène. Leur apparente bonne volonté ne suffisait pas à rassurer le fils de Hel.

« Une fois dans le repère de ton ennemi, presse-toi, conseilla Urd. Ton petit compagnon à la peau bleue court un grand danger et la fille de Hogni a un pied dans la tombe.

— Pourrai-je voir Odin ?

— Avec de la chance, répondit Skuld. Toutefois, ne t'attends pas à ce qu'il accède à ta requête. Il a volontairement rompu l'équilibre afin de remporter la prochaine bataille qu'il livrera aux iotnar.

— Comment accepterait-il le sort funeste que la volvä Iarnvidia lui a prédit ? Sous ses airs de vieux sage, Alfadr cache un petit garçon que la mort effraie, compléta Verdandi. En détournant les âmes des morts, il a permis aux plus puissants guerriers mortels de le rejoindre dans sa Valhalle. Dans la plus somptueuse des halles divines, il forme ses einheriar en vue de l'ultime bataille qui lui a été annoncée.

— Il sait qu'il perdra et que tout disparaîtra avec lui, mais il ne peut l'admettre ! cracha Skuld. Alors, dans sa folie, il veut plus de soldats ! Dans l'espoir de s'entourer des meilleurs, il refusera de libérer les damnés autrefois promis à Orlög !

— Odin, le plus grand des dieux, est également le plus impie des sacrilèges ! » s'offusqua Urd.

Les sourcils des deux plus jeunes étaient froncés en signe de colère. La vieille gardait un air dur, impénétrable. Apparemment, les Nornes aussi tenaient à ce que le Grand Cycle soit restauré au plus vite.

« L'un des chiens à la solde d'Asgard détient Hungrad, l'arme maléfique créée par les ancêtres des exilés de Svarinshaug. Qui est-il ? questionna Valgard.

Une ombre passa sur le visage des trois magiciennes.

— Grimnir… marmonnèrent-elles, de concert. Méfie-toi de Grimnir. Sa présence nous demeure cachée. Nous ne pouvons distinguer ses formes dans la Grande Toile cosmique… Il nous échappe et cela nous insupporte.

— Répondez à ma question ! insista Valgard, conscient d'avoir touché un point sensible. Qui est-il ?

— Un évadé… C'est tout ce que nous pouvons te dire, maintenant. Le jour viendra où tu l'affronteras, nous te le jurons. Pour l'heure, fuis-le comme la peste !

— Est-ce un dieu ? Un iotun ? Il n'est rien de tout cela, n'est-ce pas ? Il a dit que lui et moi étions semblables ! Qu'est-ce qu'il a voulu dire par là ?

— Il est temps pour nous de te quitter. Il n'est guère bon d'en savoir plus que nécessaire lorsque l'on a une si importante mission à mener. Ne laisse pas les questions en suspens obscurcir ton jugement. »

Leurs voix s'étaient fondues en une. Sous l'effet d'un tourbillon, un voile de poussière s'éleva, mur opaque et infranchissable. La tempête se calma ; le fils de Hel était seul. Rassuré, Skinfaxi vint appuyer sa tête sur l’épaule de son maître. L'animal semblait vouloir tenter l’aventure. S’il ignorait la route d’Asgard, il était au moins capable de se rendre jusqu'à Grad. Avec aisance, le demi-dieu sauta sur l'élégante selle de cuir marquée de croix runiques. La queue à demi-tressée du blanc destrier fouetta le vide quand vint l'ordre du départ :

« En route, mon ami ! »

----------

Lexique :

26 - Iarnvidiur : forme simplifiée du nom Járnviðjur, désignant les sorcières qu'abrite Iarnvid (ou Járnviðr), la "Forêt de Fer".

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0