Chapitre 13.1

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Saisissant l'étranger par les cheveux, Frithiof imprima la pointe de sa lame contre la gorge blanche et vulnérable. Deux autres élus de Freyia, Vulder et Sogn, brûlaient aussi de porter le coup de grâce à l'assassin de leurs camarades. Une voix les pria de ne pas agir inconsidérément. Tournant la tête pour identifier leur interlocuteur, ils reconnurent le sinistre Grimnir, qu'une triste réputation précédait.

« S'il a été ensorcelé, mieux vaut ne pas le toucher. On raconte que passer un homme maudit par le fil de son épée revient à assumer une part de la malédiction. »

Les trois soldats étaient courageux, mais sûrement pas inconscients. Trop superstitieux pour oser tenter le sort, ils préférèrent rengainer leur arme et laisser Grimnir s'approcher de l'intrus. Ils reculèrent, comme par réflexe.

« On… On l'a trouvé ainsi, bafouilla Vulder, livide. Personne ne l'a touché, vous avez notre parole. »

Derrière son masque, le démon soupira. Il s'en était fallu de peu que ce trio d'incompétents ne lui vole le pion qu'il comptait déplacer sur le grand échiquier du Destin. Hormis une vilaine entaille sur le dessus de sa main droite, aucune marque ne laissait supposer que Valgard avait été blessé. D'ailleurs, le poison qui circulait dans ses veines n'était pas fatal : il s'estomperait sous peu et le fils de Hel reprendrait connaissance. À son réveil, l'intrus devrait faire face à une nouvelle épreuve. Hnoss, d'ici là, se devrait d'exécuter convenablement son rôle.

« Parfait, se félicita la créature. C'est parfait. Allez trouver les autres et dites-leur de cesser leurs recherches. Ces deux-là ne représentent plus la moindre menace. La fille sera prise à son tour. Le plus sadique des habitants de ce palais s'occupe de son cas. »

Grimnir s'accroupit précautionneusement pour soulever le corps inerte du héros. Absorbé avec son fardeau par les ténèbres environnantes, il abandonna les fantômes et s'engouffra dans une ombre étalée, telle une tâche d'encre, sur l'un des murs de l'étroit corridor. Seul son ricanement se réverbéra encore dans les entrailles du bâtiment. Le sang de Frithiof et de ses compagnons se glaça. Ils furent même pris de pitié pour l'étranger. Le Dévoreur d'âmes, lui, ignorait la compassion.

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À force de courir, Elma avait les poumons en feu. Elle avait fouillé inlassablement nombre de chambres sans parvenir à rejoindre la fillette. Mais elle s'efforçait de garder la tête froide. Il en allait de la survie de Valgard.

Valgard…

Elle en avait presque honte mais, dans ses souvenirs, son père et son frère devenaient des formes floues dont elle peinait à se remémorer les traits ; au contraire, il lui suffisait de fermer les paupières pour revivre chaque seconde passée aux côtés du fils de Hel. Un sentiment qui n’était en rien de la gratitude, de l’amitié ou de la sympathie lui monta aux joues. En secouant la tête, elle se persuada que le pouvoir de Freyia commençait à lui enflammer les sens. Comme lors de sa rencontre avec Gitz, elle était sans doute victime d'un sortilège qui lui faisait oublier quelle était sa véritable mission. En dépit des doutes et des questions, il lui fallait aller de l’avant car les grands yeux bleus de Hnoss étaient déjà fixés sur elle.

« Grimnir m'a dit que tu étais une reine. Moi, je suis une déesse. Il est normal que tu ne sois pas de taille.

Elma saisit l'enfant par le poignet.

— Qu'y avait-il dans le dard ?

— De la salive d'agrippeur. C'est très virulent. Cela dit, ton ami ne va pas en mourir. D’après Hinrik, il se réveillera bientôt. Je souhaitais surtout m’amuser et t’avoir un peu pour moi seule.

— Que veux-tu de moi ?

— Je sais où sont le nixe et la mortelle. Je peux te conduire à eux, si tu le désires.

— Tu as dit vouloir garder Gitz à tout prix. Pourquoi changer d’avis ?

La frimousse de la gamine se renfrogna en une vilaine grimace. Sa peau de pêche se para de pourpre, ses yeux plissés se mouillèrent. Entre ses larmes, elle reprocha aux grandes personnes de ne pas lui faire confiance.

— Dès que j'essaie d'être gentille, on croit que je mens... C'est vrai, il m'arrive de faire des bêtises, mais ça ne fait pas de moi quelqu'un de mauvais ! Ca ne t'arrive pas, à toi, de faire des choses que tu regrettes ?

— Ça m’est arrivé...

— Et est-ce que les gens disent de toi que tu es méchante ?

Elma baissa la tête. Cette demoiselle aux allures de poupée la désarmait.

— Écoute, je n'ai pas de temps à perdre. Tu es la fille de Freyia, n’est-ce pas ?

— Oui... Ma maman peut faire du mal aux gens, parfois. Il m'arrive de la trouver trop méchante, tu sais... Elle a enfermé la princesse dans une salle où je n'ai pas le droit d'aller et m’a juste permis de garder le nixe, parce qu'il n'avait pas de valeur à ses yeux. »

La petite Vane paraissait sincère ou jouait parfaitement la comédie.

« D'abord, le nixe. Ensuite, nous irons voir la princesse », proposa-t-elle.

La méfiance d'Elma disparut et ce fut sans poser davantage de questions qu'elle accepta de suivre son guide jusqu’à une chambre proche. Dans un fatras de jouets éparpillés sur le sol, les attendait une drôle de créature que la fille de Hiarrandl mit du temps à reconnaître : travesti de façon ridicule, l'esprit des eaux serrait dans ses bras un vieux livre à la couverture défraîchie.

« Gitz ? C'est toi ? demanda Elma, interdite.

— Ah ! s'exclama le génie, fou de joie. Je savais que tu viendrais me chercher ! Vite, il faut me sortir de là ! Regarde quel affreux déguisement on m'a mis sur le dos !

— Ne t'en fais pas, nous allons nous en aller au plus vite mais, au préalable, il faut que nous retrouvions Hild.

— Tu ne comprends donc pas ? Cette forteresse est un piège en passe de se refermer sur nous ! Ce n'est pas Freyia, la plus dangereuse, ici ! Il y a pire ! »

Bien que Gitz voulût mettre son amie en garde, aucun son ne s'échappa de sa gorge nouée : il avait aperçu la silhouette d'une Hnoss réjouie qui, cachée derrière l'encadrement de la porte, n'était restée que partiellement invisible.

Elma avait pêché par excès de confiance. Une force la projeta sur une table étrange où quatre chaînes enserrèrent aussitôt ses poignets et ses chevilles. Pour parfaire le tout, une lanière de cuir s'enroula autour de sa nuque frêle. Plus la jeune femme se débattait, plus elle se sentait gagner par la faiblesse.

« Amma a raison, fanfaronna l'enfant. Ce qui est à moi, je ne le partage pas. À ce propos, toi aussi, tu m'appartiens, maintenant.

— Si tu m’as menti, qu'en est-il véritablement de Valgard ?

— Je t'ai dit la vérité. Il ne mourra pas du poison. Il ne va plus tarder à se réveiller, d'ailleurs. Pour lui, le véritable cauchemar ne débutera que lorsque je me serais occupée de toi. »

Un sourire carnassier parut sur les lèvres divines, qui en dit long sur le sort qu'elle réservait à sa royale invitée. D'un claquement de doigts, elle appela à elle le volumineux grimoire que Gitz avait appuyé contre sa poitrine. L'ouvrage s’élança à la rencontre de sa propriétaire.

« Vous… Vous m'avez demandé ? » répondit Hinrik, la tête émergeant de la vieille couverture abîmée.

Il ne se souvenait plus depuis quand il appartenait à l’unique fille de Freyia. Il ne se rappelait plus des évènements qui l'avaient amené en ces lieux, bien qu'il eût l'impression d'avoir constamment ressenti cette peur panique chaque fois que sa maîtresse le convoquait de la sorte. Il avait beau n'être qu'un assemblage de bouts de papier à qui la magie avait donné vie, il n'en demeurait pas moins doté de véritables sentiments.

« En quoi pourrions-nous transformer cette simplette, hein ? s'enquit Hnoss, radieuse. Dans toutes tes pages, tu dois bien avoir quelque chose d'amusant, non ?

— À vrai dire, je me demande s'il est nécessaire d'avoir recours à… fit Hinrik, timidement.

— C'est moi qui commande, ici, et toi, tu dois exaucer mes moindres caprices ! Allez, dépêche-toi de trouver de quoi faire l'affaire ! Grimnir a dit qu'il avait un plan, et je suis curieuse de voir ce qu'il a derrière la tête. Je sens qu'on va beaucoup rire, oh ça oui ! »

La mine abattue, le manuel piteux feuilleta ses entrailles poussiéreuses. Sur la table, il voyait la pauvre Elma s'agiter jusqu'à épuisement. C'était plus fort que lui, il ne pouvait s'empêcher de souffrir à ses côtés. Il avait envie de faire un geste pour elle, mais son créateur lui avait ôté toute initiative. C'était sa croix, sa malédiction.

Alors, contraint et forcé, il fouilla dans son cœur constellé d'encre. Page trois-cent-soixante-douze, quatrième paragraphe, il trouva quelque chose qui contenterait sa propriétaire.

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