Chapitre 14.2

8 minutes de lecture

Sonné, le demi-dieu tenta de se relever. Les os brisés, il fut saisi de stupeur à la seconde où il s’aperçut que se dressait au-dessus de lui la déesse de la beauté en personne. Il avait manqué ne pas la reconnaître tant elle avait changé.

Par la seule force de sa magie, elle s'était transformée en une créature métisse, mi-femme, mi-oiseau, dont les grandes ailes brunes la maintenait suspendue au-dessus du sol. De gracieuses plumes tachetées de noir lui recouvrait le corps, excepté au niveau du visage, de la poitrine et de l'abdomen, qu'elle gardait nus. Des serres flavescentes, pareilles à des crochets, avaient remplacé ses longues mains blanches et ses pieds fins. À l'endroit où Bloddrekk l'avait frappée, une petite plaie sanguinolente se refermait à vue d'œil.

« Vous m'enterrez trop vite, dirait-on ! écuma-t-elle de rage. Iotun, je fais le serment de te faire payer au centuple l'affront que tu m'as fait subir ! »

Son habituelle décontraction avait disparu au profit d'une fureur presque bestiale. Tournée vers Grimnir, la fille de Niord poursuivit :

« Quant à toi, je vais te faire passer l'envie de me trahir ! Fils du Destin ou pas, tu plieras aussi devant le joyau de Vanaheim ! »

Amusé, le mystérieux assassin s'assit tranquillement sur les marches d'albâtre et épousseta sa tunique tâchée de poudre blême.

« Allons bon, tu sais que tu ne peux rien contre moi. Si tu me tues, tu me suis dans la mort. N'oublie pas le lien qui nous unit, Vane. Par contre, tu peux passer tes nerfs sur le iotun. Je ne tenterai rien pour le défendre, tu as ma parole – si tant est que tu lui accordes la moindre valeur, naturellement.»

Irritée, la déesse faucon dut admettre que le démon masqué avait raison. Le pacte qui les liait l’empêchait de s'en prendre à lui. La situation était d'ailleurs d'une impertinente ironie : ce parasite qui méprisait toute forme de vie, d'honneur et de respect, revêtait une importance capitale pour les habitants d'Asgard ainsi que pour l'intégrité du multivers. Et bien qu'elle brûlât d'envie de le châtier pour sa félonie, Freyia n'en avait ni le droit ni le courage… Le détruire revenait à se suicider, sacrifice qu'elle n'était pas prête à faire. Aucune importance : il restait toujours le maudit iotun dont la curieuse lame avait manqué de la faire passer de vie à trépas. Cet insolent rejeton d'Ymir allait regretter son audace ! Sa chair serait à jamais marquée du nom de Freyia, incarnation de la perfection !

En un seul battement, ses excroissances d'os, de peau et de plumes, la propulsèrent sur Valgard. Elle le saisit par le menton, lui lacéra le torse d'un coup de serres avant de l'envoyer s'écraser contre une statue. Les yeux saturés d'une fumée noire, elle le foudroya d'éclairs bleus et fit pleuvoir sur sa tête des boules de flammes incandescentes. En vérité, il n'y avait pas de combat, seulement un jeu de massacre. La chair roussie, exsangue, le fils de Hel alla s'abîmer en un terrible fracas au milieu du grand escalier. Freyia se posa près de lui et le tira par les cheveux. Cela ne lui suffit pas : elle le positionna sur le dos, de sorte à ce qu'il puisse admirer le sublime visage de son bourreau.

« Contemple le véritable pouvoir des asgardiens ! tonna-t-elle. Qui es-tu, pour avoir cru rivaliser avec nous ? Ma lecture du Wyrd vaut cent fois la tienne ! »

Valgard luttait pour ne pas perdre définitivement connaissance. Ce fut alors qu’une voix qu'il connaissait parfaitement le pria de ne pas abandonner. À une dizaine de centimètres à peine, gisait Bloddrekk. Loin de son fourreau, à demi-recouverte de débris, elle quémandait sa dose de sang.

Soif… sifflait-t-elle. Il fait si soif ! Qui me nourrira si tu viens à mourir ? Je peux t'aider à vaincre. Je peux t'aider. Je peux t'aider. Tu n'as qu'à demander !

Quand Valgard, dans un dernier sursaut de pugnacité, tendit lentement son bras pour saisir la poignée de l'arme, le pied droit de son ennemie lui écrasa le poignet. La déesse qui avait remarqué la lame enfouie sous les décombres, venait d'avoir une idée grandiose.

« Mais c'est l'épée avec laquelle tu m'as frappée en traître ! Que dirais-tu de mourir sous sa caresse ? »

La dame-faucon ramassa l'objet. La puissance contenue dans ce bout de métal si léger la saisit d'hébétude.

« Quelle énergie ! Quel genre de sabre est-ce là ? Il me suffit de le brandir pour entendre sa voix. Si j'en crois ses suppliques, il est littéralement assoiffé. Oh, il veut du sang, il vient de me le confier ! Vraiment, quelle arme magnifique ! Mon önd peut vibrer au rythme des battements de son cœur de fer ! »

Grimnir ne ratait pas une miette du spectacle. C'était le grand final : Bloddrekk allait assurément en être l'héroïne.

« Vraiment, Freyia, tu me déçois. Toi qui as lutté aux côtés de tes frères Vanes lors de la Guerre des Mille Lunes, je suis étonné que tu ne devines pas ce qu'est cette lame. Si je me fie à ce que racontent les textes, Odin, toi, et les autres dieux aviez trouvé très fâcheux qu'elle vous file entre les doigts… »

Une ombre passa sur le visage de la belle déesse.

– La quatrième arme maudite… Nous la croyions perdue. Avec le temps, notre peur de la voir ressurgir des méandres du passé avait fini par disparaître. C'est donc elle ? Et c'est moi qui la brandis, à présent ? »

Sans pouvoir se contrôler, elle explosa d’un rire gras, dénué de charme. Elle reprit, hilare :

« Quelle ironie ! C'est une épée de iotnar forgée pour tuer les dieux et voilà qu'aujourd'hui elle va rendre plus forte une Ase d'adoption et plonger tout entière dans la poitrine pourrissante de l'un des enfants d'Ymir ! Oui, artefact de légende, abreuve-toi de sa vie ! C'est le cadeau que je te fais, moi, ta nouvelle maîtresse ! »

La pointe de Bloddrekk exécuta un demi-tour vers le bas. Le fils de Hel, qui peinait à garder les yeux ouverts, adressa à son adversaire un large et franc sourire, dégageant deux rangées de dents rouges. Perdait-il la raison ?

« C'est la peur de la mort qui te fait divaguer ? tonna Vanadis avec acrimonie. Regarde-moi ! Je suis sur le point de te tuer !

— Non, c'est faux, lâcha Valgard dans un hoquet sanglant. Tu as déjà un pied dans la tombe et je ne t'y suivrai pas. Du moins, pas aujourd'hui. J'ai encore beaucoup d'innocents à sauver...

— Fou que tu es ! Ton heure est venue et, pourtant, tu nies l'évidence ! »

Peu rassurée, Hnoss supplia sa mère d'en finir avec ce maudit étranger qui avait voulu leur faire du mal :

« Qu'il meure, mère ! Qu'il meure ! »

L'enfant disait vrai : ce petit jeu n'avait que trop duré. La colère de la déesse se propagea si profondément dans l'éther qu'elle se répandit à travers les neuf mondes. Au cœur de Niflheim, Nidhogg comprit que son jeune protégé commençait à semer le chaos ; parmi les flammes du Muspell, une armée d'ombres et leur roi poussèrent une série de cris guerriers ; sur Midgard, les hommes levèrent les yeux vers le ciel, convaincus d'entendre les grondements sourds du tonnerre ; dans le sauvage Iotunheim, les revanchards iotnar ricanèrent en imaginant le péril qui menaçait les dieux ; à Svartalfaheim, les nains cupides se détournèrent un instant de leur ouvrage ; dans le lumineux Alfaheim, les alfes se terrèrent dans leurs demeures de cristal ; à Vanaheim, fief natal de Freyia, les rares membres d'un peuple pratiquement éteint entonnèrent un chant merveilleux ; enfin, à Helheim, les morts scandèrent le nom de leur champion.

« Ne sois pas triste, cria Mardoll, l'air dément. Dans chaque bataille, il faut qu'il y ait un perdant ! »

Avec un plaisir non feint, elle abattit l'épée sur son ennemi, comme le rapace plonge depuis les cieux sur une proie inoffensive. Mais la lame refusa l'ordre. Des tentacules noirâtres jaillirent de la poignée et s'insinuèrent sous la peau délicate. Soudé à la main étrangère, le chef-d'œuvre des Réprouvés répandait ses protubérances visqueuses dans les muscles rigides. Les tissus contaminés se nécrosèrent à une allure fulgurante puis commencèrent à gonfler. Alors survint l'inévitable : le bras, du bout des doigts jusqu'à l'épaule, explosa en une profuse gerbe d'humeurs noires. Terrassée, Freyia dévala les escaliers qui menaient à son trône. Jetant son vieux grimoire, Hnoss se précipita au secours de sa mère.

« Vous n'allez pas mourir… Ne me laissez pas… » pleurait-elle.

La fille de Niord toussait et gémissait. Sa peau s'était faite plus blanche et, par endroits, s'était piquetée de rouge. Sa parure d'oiseau s'en était allée : sur la belle robe jaune récemment reparue, des flots de liqueur carmine se déversaient sans cesse. Des applaudissements retentirent alors. Grimnir s'était levé.

« Très impressionnant ! Cela vient confirmer ce que je pensais. Nul autre que toi ne peut se saisir de Bloddrekk. C'est un système astucieux et ô combien pratique : ainsi, personne ne peut s'en servir contre toi. »

Frigorifiée, la déesse appela son allié. Elle qui avait jadis commandé à d'invincibles armées en était réduite à supplier qu'une bonne âme lui vienne en aide :

« Gri… Grimnir… Je t'en prie…

Le démon descendit les marches d'une allure faussement veule.

–T'aider ? Pourquoi le ferais-je ? Je ne te dois rien. Rappelle-toi, ta mort n'est pas un souci pour moi. Tu peux t'éteindre, je ne te pleurerai pas. Qu'y puis-je si tu as été trop sotte pour ne pas comprendre à qui tu avais affaire ? Tu as cru jouer avec un vulgaire iotun ! Regarde ses yeux. Ne trouves-tu pas qu'ils ressemblent à ceux de la gardienne des morts ? C'est le fils de Hel et, en somme, le quatrième rejeton de Loki ! Réalises-tu ce que cela signifie ? Le simple fait que tu baignes, à demi-morte, dans ton propre sang, montre que le Destin commence à réclamer ce que toi, Odin et une poignée d'autres lui avez arraché. C'est affreux, n'est-ce pas ? Il est le fléau qui viendra vous prendre les uns après les autres !

Freyia claqua des dents. Son hémorragie était trop importante. Elle se mourait.

— Tu… Tu mens… bredouilla-t-elle. Et même si c'était la vérité… Tu nous suivrais dans le trépas… Si nous mourons, tu meurs également…

— Me crois-tu naïf au point de le laisser vous tuer tous ? Il suffit qu'un seul Doigt subsiste pour que la Main perdure. Quatre sont aisément condamnables tant que le cinquième demeure. Or, tu n'es pas sans ignorer qui il est… Réalises-tu maintenant pourquoi je n'ai rien à craindre ? Vous, Ases, ne contrôlez plus rien ! »

Épuisée, Freyia ne put lutter davantage. Son âme vaporeuse fuit son cadavre pâle.

Oh, mais elle s'en va, je le crains,
Jolie maman, belle catin,
Son gracieux plumage est brûlé,
On ne la verra plus voler…

Absorbés par Grimnir, les souvenirs et l'essence de Vanadis vinrent se fondre dans le cratère sans fond qui habitait le cœur dur et glacé du monstre. Folkvang, condamné au trépas, pouvait reprendre sa lente auto-destruction.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0