Chapitre 14.3

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Valgard se redressa comme un automate pour rejoindre Hild. Il se pencha dans le but de lui murmurer quelques mots à l'oreille.

« Il est trop tard pour elle, elle ne te répondra pas, déclara calmement Grimnir, son encas terminé. Elle n'appartient plus au plan des vivants. En conservant une vie illusoire aux soldats des deux camps, elle a signé son arrêt de mort. Elle n'est plus qu'une porte spirituelle qui empêche les vaincus de gagner Helheim.

— Au château, tu m'as dit qu'il existait peut-être une chance de la sauver.

— Ce mensonge a permis que tu viennes jusqu'à moi. J'ai dit ce que tu voulais entendre. Il faut te rendre à l'évidence : Hild a servi Freyia, qui m'a permis de t'atteindre à mon tour. Je n'ignorais pas l'existence du système de défense incorporé à ton arme ; ta petite démonstration de force, dans la tente de Hogni, ainsi que les souvenirs du nixe m'ont alerté assez tôt pour que je puisse en tirer un avantage certain. Contrairement à Mardoll, je savais que m'approprier Bloddrekk relevait de l'impossible. Dans cette histoire, il n'y a jamais eu que nous deux. Les autres n'ont été que des intermédiaires à l'importance relative. Leur mort pouvait bien advenir, du moment qu'ils remplissaient leur rôle. »

Valgard contempla les milliers de visages plaintifs. La bouche grande ouverte, les yeux vides, ils hurlaient leur douleur, alors que, prisonniers de leur enveloppe charnelle sur Midgard, ils se voyaient contraints à revivre chaque jour la même bataille.

« Leur âme est prisonnière de leur corps putréfié, ajouta Grimnir. Une force contre laquelle ils ne peuvent se dresser les oblige à reprendre les armes dès les premières lueurs du jour. Leur esprit est écrasé par le sortilège, amplifié au centuple par le sacrifice de ton amie. De leurs souvenirs passés, ils ne gardent qu'une haine farouche à l'égard de leurs adversaires. À chaque nouvelle journée de guerre, ils ne pensent plus qu'à tuer. Ce que tu vois n'est qu'une image de leur peine. C'est un message qu'ils t'adressent. Ils veulent que tu refermes la porte

— Quelle folie, se lamenta Valgard, le cœur gros. Je doute que les valkyries les conduisent en Asgard. Il ne leur reste plus que Helheim, où leur sort ne sera guère plus enviable que le cauchemar qu'ils vivent actuellement…

— Que comptes-tu faire ? Si tu tues cette humaine, tu briseras l'enchantement et ces pauvres hères cesseront de se battre. Malheureusement, leur âme ira moisir dans Hvergelmir. En somme, tu ne peux sauver personne.

— Je n'aurai pas la force de tuer Hild. Elle ne le mérite pas.

— Que tu le fasses ou non, pour elle, c'est la fin du voyage. Pendant que Folkvang tombe en poussière, elle mourra, écrasée par une pierre ou aspirée par le vide. Avec elle, disparaîtront les dernières traces de la magie de Freyia.

À genoux, la jeune femme poursuivait son oraison. Aussi fixe qu'un paysage sur une fresque grandeur nature, elle semblait hermétique à ce qui se disait dans son dos. Recroquevillée sur sa volonté, désireuse de se racheter et de sauver ces gens dont elle se croyait la seule tortionnaire, elle implorait le sort de réparer ce qui avait été brisé. Sans se douter que cela ne servait à rien.

Prisonnière d'un rêve, elle eut l'impression soudaine de flotter dans le vide, de redevenir une enfant. Avec la grâce d'une fée, elle voyagea vers sa chambre de petite fille, gagna son lit douillet et s'emmitoufla dans une épaisse courtepointe. Au dehors, une tempête de neige faisait pleuvoir sur la tête des hommes de gros flocons blancs. De la buée courait sur le verre des fenêtres. À son chevet, la reine Leifa lui effleurait le front d'un revers de la main. Qu'il était bon de la revoir au terme de ces cruelles années ! À son doigt, une bague d'argent brillait à la façon d'un diamant immaculé.

« Je croyais vous avoir perdue, mais j'ai dû faire un cauchemar. C'était affreux. Vous étiez morte. Je grandissais sans vous. Souvent, je me retrouvais seule car Père partait faire la guerre. Je ne voyais que ces murs et je désespérais. Amoureuse, je fuyais cette solitude avec mon bien-aimé. Père me suivait. Il attaquait mon prince et son royaume. Des innocents mourraient. Tout était de ma faute. Une déesse apparaissait, qui m'enjoignait de prier pour que rien de fâcheux n'arrive aux gens que j'aimais... Je suis heureuse de voir que ce n'était qu'un horrible songe. »

Un air triste obscurcit les traits de Leifa.

« Non. C'était bel et bien réel. C'est bel et bien réel. Le cauchemar se prolonge. Hogni est mort, ainsi que Hedin. Tes remords les empêchent de venir me rejoindre, où les malheureux souffrent en silence. »

Hild vit que la coquette chambre se remplissait d'une eau verte et bouillonnante. Sa mère avait les chevilles trempées. Les pieds du lit furent noyés à leur tour.

« Il ne faut pas que tu aies peur, reprit la défunte reine. Au contraire, tu dois accepter de me rejoindre. Laisse cette eau recouvrir ton corps. Tu libéreras ton père, ton amant et leurs soldats. Midgard ne doit pas demeurer leur prison. Ils n'y ont plus leur place. »

Troublée, la petite fille quitta sa couche et grimpa sur les genoux de Leifa. Sa tête plaquée contre le sein maternel, elle releva ses jambes pour se mettre en position de fœtus. Plus les secondes passaient et plus le niveau de l'eau montait. Dans le grand miroir apposé sur le mur, apparut le reflet d'un beau garçon à la chevelure de neige. Ses deux yeux jaunes, cernés de noir, effrayaient et rassuraient à la fois, comme ceux d'un ami sincère animé de perfides intentions.

« Tu l'as déjà rencontré, souviens-toi. Tu n'as pas à avoir peur de lui. C'est le champion. Nous l'avons envoyé pour qu'il nous sauve. Même si ce n'est aujourd'hui, nous avons confiance. Il ne faillira pas.

— Dans sa main, il y a une épée… J'entends sa voix dans ma tête… Elle me réclame…

— Laisse-le te libérer, Hild. Laisse-le t'ouvrir le chemin de Hel. Toi et moi y serons réunies, jusqu'au jour de notre ultime délivrance. »

Très vite, la mère et la fille, serrées l'une contre l'autre, eurent le menton immergé. Le vert leur mouillait les yeux. Dans le monde réel, la princesse s'adressa au demi-dieu, la gorge pleine de sanglots :

« Tue-moi, Valgard, champion des damnés. Seule, je ne peux mettre fin à ce calvaire. Je suis lasse. Délivre-moi. Délivre-nous. Je t'en supplie. »

Le fils de Hel, aussi ému que surpris, mit ses réticences de côté. Bloddrekk s'apprêta à faucher la courageuse Hild ; le fumet exquis du désespoir et du malheur glissa sur la lame éclatante.

Donne-la moi ! rugit-elle. Je la veux ! Elle est à moi ! À moi !

Quoique lisse, sa surface sembla rendre une épaisse salive, qui retomba sur le sol en de pâteux filets de liquide visqueux. Le sang de Freyia n'avait pas satisfait la faim de l'arme maudite. Cet appétit malfaisant dégoûta Valgard qui, soudain, lâcha le détestable bout de métal.

« Tu ne l'auras pas, dit-il en empoignant une lance d'apparat appendue à la cloison. Elle est trop pure pour que tu la souilles de ton baiser. »

Le fils de Hel brandit la pique : la pointe traversa la nuque de la princesse pour ressortir par la gorge. Hild décroisa les doigts et culbuta sur le flanc.

Aux portes de Hostengard, capitale d’Allgronngard, la plaine dévastée n'était plus qu'un gigantesque charnier à ciel ouvert. Quelques cadavres ambulants combattaient encore. Les bras écorchés, dont les os avaient été mis à nus, agitaient haches brisées, épées ébréchées et javelines fendues. Les tripes s'échappaient des ventres. Les mâchoires tombaient en même temps que les jambes s'enfonçaient dans la glaise. Pareils à des ombres dans les vieux morceaux de corselets crottés, ces braves guerriers avaient perdu leur superbe.

Lorsqu'ils perçurent la voix de Hel, qui appelait du nord, le face à face de Hedin et de Hogni cessa. La haine quitta leurs yeux vitreux. Dans un soupir, ils regardèrent leurs membres, tranchés et rassemblés maintes fois, se disloquer pour de bon. À leur suite, les deux armées retombèrent comme un paquet de feuilles mortes, rougies et ramollies par l'automne. Main dans la main, dix mille âmes firent route vers le septentrion. Dans leur longue procession, il n'y avait plus ni alliés ni ennemis, ni généraux ni soldats. Pas un ne se doutait de ce qui les attendait en Helheim.

« Je n'ai fait que vous envoyer vers une autre prison, pensa Valgard. Un jour prochain, je vous rendrai votre véritable liberté. Hild, Hedin, je vous en fais la promesse solennelle. »

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