Chapitre 15.1

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Le plafond de la petite pièce commença à s'effriter à son tour. Des lézardes morcelèrent les murs et décrochèrent les lances. Les dalles peintes de runes se brisèrent, soulevées par une force invisible. Avec la disparition effective de Freyia, la fin du sortilège consommait davantage la déliquescence de Folkvang. Pour quiconque n'avait pas encore fui les lieux, restait à trouver une issue au plus vite, ou ce serait la mort.

Après que Valgard eut ramassé Bloddrekk, Grimnir et lui retournèrent dans la grande salle du trône. Là, un nouvel arrivant les accueillit d'une voix grave, éclatante, plus brûlante que le cœur d'un volcan en pleine éruption :

« Voilà les auteurs de ce carnage... Si ta présence ne m'étonne pas en ces lieux, Grimnir, quel est donc cet étranger qui t'accompagne ? »

Un halo de lumière, aveuglant, ne laissait entrevoir qu'une robuste silhouette : de longs cheveux raides, des épaules carrées, une musculature idéale, les plis d'une tunique et d'un pantalon bouffant que terminait une paire de bottes légères.

Puis son aura éblouissante se tarit et sa divine splendeur daigna se montrer sans artifice. On aurait dit que son unique œil brillait d'une lueur marine, comme une perle azurite arrachée de haute lutte à l'océan. Malgré les rides et les imperceptibles cicatrices qui lui barraient le visage, ses traits durs recelaient une grande beauté, brutale et sans âge, pleine d'une majestueuse force virile, presque sauvage. Brodée d'animaux de légende et de figures solennelles, sa chemise de laine aux couleurs de la nuit transparaissait sous une longue cape de crin ivoirin, enjolivée de festons marqués d'une roue solaire. Contre lui, il retenait d'un bras la petite Hnoss, rouge du sang de sa mère.

« Freyia est morte, reprit-il, l'air austère. J'exige de savoir ce qu'il s'est passé. »

La poitrine contractée par l'angoisse, Valgard reconnut Odin, dieu des dieux, premier des Ases, maître incontesté de la victoire et du savoir, patron des mages, des poètes et des voyageurs, gardien des arts éternels de la guerre et de la chasse.

Une puissante nausée, suivie d'un horrible goût de fiel, ébranla si fort le champion qu'il crut perdre l'équilibre. Ses cuisses atrocement faibles le soutenaient à peine. Ce fut alors qu’un bruit assourdissant lui déchira les tympans. Un grondement rugissant, comparable à un violent coup de tonnerre, lui lacérait la cage thoracique et accélérait les battements de son cœur. Un orage éclatait dans son torse et lui remuait les entrailles. Ce qui avait débuté par une fracassante explosion au bruit indistinct se transforma en un désordre de voix qui s'éleva puis disparut, aussitôt relayé par d'autres sons plus discordants, comparables à des cris de bébés ou des hurlements de femmes. En un vacarme aigu, les damnés, prisonniers de Helheim, entrèrent en communication avec leur émissaire :

« Parle-lui ! »
« Convaincs-le ! »
« Donne-lui notre message ! »
« Que résonne la voix des morts à ses oreilles ! »

Depuis qu'il avait chu dans Hvergelmir, Valgard sentait leur présence hanter le moindre recoin de son âme. Seulement, il n'avait jamais été assailli par tant de voix simultanées. Ces malheureux s'inquiétaient de lui voir oublier la mission confiée par Orlög. Pour les rassurer, le fils de Hel s'adressa au Père :

« Je suis venu pour toi, Odin. Si mes pas m'ont conduit jusqu'ici, c'est en partie pour te rencontrer.

Le propriétaire de la grande Valhalle fronça les sourcils, intrigué par ce voyageur assez téméraire pour se frayer un chemin jusqu'en Asgard, réputé inaccessible.

— Si ce que tu dis est vrai, tu t'es trompé de palais, lui rétorqua-t-il. Valaskialf s'enfonce plus profondément dans le huitième monde. Tu aurais pu m'y trouver sans faire couler le sang ni tuer l'une des mes valkyries.

— Tu dois comprendre que je n'avais pas d'autre choix, voulut se défendre Valgard. Freyia retenait captifs deux de mes compagnons. Je devais leur venir en aide. Je ne voulais pas semer un tel chaos dans le domaine qui est tien !

Il y eut un léger voile de silence avant qu'Odin ne réponde :

— Je vois. C'est la bataille des hiadningar qui t'a mené ici. Je ne te jugerai donc pas, étranger. Tu as vaincu l’orgueilleuse Freyia et je respecte la force, surtout lorsqu'elle sert un bras noble et courageux. La vie est un grand jeu, nos actes et nos décisions sont les faces des dés que nous lançons. Tout dépend des points que nous marquons : on peut rater une manche, tant que l’on gagne la partie. Sur le grand échiquier de la destinée, prévoir ses coups d'avance est la clé du succès. »

L'Ase continuait de maintenir l'enfant contre sa cuisse. Une partie d'Asgard était en train de s'effondrer autour de lui, mais il ne lâchait pas le fils de Hel du regard. Sans doute oscillait-il entre curiosité et rage contenue, à se demander ce qu'il fallait faire de l'intrus.

« Voilà bien Odin, qui dispute un bras de fer avec l'inexorable Destin, rétorqua Valgard. Tu as si peur du futur que tu t’efforces de le changer. Tu refuses de le laisser te conduire à ta fin. C'est une philosophie que je pourrais partager... Néanmoins, je ne sacrifie pas des vies innocentes dans le seul but de protéger ma petite personne.

— Des vies que j'ai contribué à créer, rappelle-toi. Il en va de même pour ces mondes, qui ne vivent que par moi. Je suis un père qui dispose de ses enfants comme il l'entend. Ils n'existent que pour me servir. De mon trône perché au-delà des nuages, j'observe la graine de la bravoure naître en eux. Une fois que je les estime suffisamment mûrs, je les rappelle à moi.

— Pour que lors de l’ultime bataille, ils meurent à ta place…

— Exactement ! La plus douée des prophétesse l’a prédit : je périrai et ce que j'ai façonné de mes mains tombera en poussière avec moi. Dois-je accepter que la mort vienne me prendre ? J'ai trop de sagesse pour cela ! Et sais-tu ce que m'a murmuré cette sagesse ? De brandir un bouclier pour parer chaque attaque. Devant chaque péril, les einheriar se dresseront pour me protéger. Je renverrai alors mon ennemi épuisé dans les ombres et les flammes ! Mon avenir, vois-tu, est prévu dans les moindres détails. »

La surface de Bloddrekk flamboya ; le önd de l'épée crépitait frénétiquement d'impatience, de cruauté et d'agressivité. Elle voulait tuer Odin, elle avait été créée pour cela. Curieux, le Père des dieux contempla l'arme avec attention. Là, il comprit. Son unique œil s'écarquilla, le bégaiement le prit :

« L'é… L'épée que Geirroed n'a pu avoir ! Je... Je me rappelle de la description que m'en avait faite Thor ! Par le souffle brûlant de Fafnir, qui es-tu donc, toi qui possèdes le fléau que nous croyions perdu ? »

La peau de Valgard se couvrit de chair de poule. Ses mâchoires se serrèrent. L'émotion se fit si grande que le héros dut lutter pour retenir ses larmes. La froide tristesse de sa mère et la détresse des damnés suintèrent soudain de ses blessures, semblables à des flots de poison. Il se revit, petit garçon, faire le serment de guérir les neuf mondes, quel que soit le prix à payer pour cela. À présent, il se tenait face à l’être responsable de tant de maux et il n'avait plus qu'une envie : lui lancer au visage, tel un poignard acéré, son véritable nom.

« Dans le monde qui m’a vu naître, on me nomme Valgard. Pour l’asservir à ton plan, te souviens-tu d’avoir jeté ma mère dans les glaces noires de Niflheim ? Douce illusion : rien ne peut être réglé par avance. »

Une expression d'horreur fit se courber le vieillard.

— C’est impossible, hurla-t-il, rejetant la vérité. Une malédiction, par ma bouche, a rendue la fille de Loki inféconde ! Ce sortilège né de mon seid n'a pu échouer !

Valgard parut soudain gagner en taille et en volume. Face à l'Ase, il pointait un index accusateur, plein d'une fureur implacable.

— Seuls importaient ses sombres pouvoirs, fit-il. Capables de créer la prison idéale pour les âmes que tu jugeais trop faibles. Seulement, tu as commis une erreur. Par excès de confiance, tu t'es désintéressé d'elle. Sous les traits d'une simple paysanne, elle a gagné un village humain par un beau matin de printemps. Également descendu parmi les mortels pour trouver l’âme sœur, Dag, dieu du jour, a été séduit par la gardienne des morts. Ils se sont unis d'amour. Puis, leur passion consommée, le fils de Nott a été emporté par un mal mystérieux qui l'a réduit en cendres…

— Rongé par la malédiction que j'avais incrustée dans la chair de Hel... Cela expliquerait pourquoi il a disparu sans laisser la moindre trace. En brisant le sceau, il s'est donné involontairement la mort. J’imagine que toi, fruit de leur liaison, tu es venu pour le venger…

— Non, tu te trompes. Aucun désir de vengeance ne m'habite, bien que je te haïsse du plus profond de mon être. Je suis ici pour ces malheureux que tu as condamnés, et dont les genoux baignent dans l'amer Hvergelmir. En leur nom, je te demande cette liberté que tu leur refuses !

Cette fois, Odin parut réprimer un fou-rire.

— Amusant ! C'est justement parce que ces fantômes croupissent dans la geôle de ta très chère mère que mes einheriar peuvent gagner Asgard ! Crois-tu que je leur ouvrirai les portes du Néant au risque de perdre mes soldats d’élite ?

— Tu n'as aucune idée de ce que ces damnés peuvent ressentir dans cette tombe !

— Ils souffrent ? Tant mieux ! Souffrir, c’est prouver que l'on existe. J'ai eu mon lot de peines et de douleurs. Maintes fois, on m'a affaibli, blessé, brisé… L'adversité, je te le dis, est ce qui nous forge ! À défaut de me réduire au silence, mes ennemis ont renforcé mon pouvoir. Je crains plutôt de disparaître, de me fondre dans le Grand Vide qui m'a vu naître ! Si le Ginnungagap le rappelle, que restera-t-il d'Odin ? Avec lui, périront son œuvre sacrée et la plus infime trace de son souvenir ! Je ne veux pas de ce moment, iotun ! Je veux vivre ! Éternellement !

Hnoss, qui murmurait les mots incompréhensibles d'une pauvre démente, restait cramponnée à la taille du vieux roi.

— Rends à Orlög ce qui lui revient de droit et tu n'entendras plus parler de moi. Si tu refuses, je serai contraint de me servir de Bloddrekk !

— Que tu es naïf ! Tu crois mener la danse, quand en réalité tu n'es pas plus informé que les pitoyables ratés que tu sers ! Sache que même si je le voulais, je ne pourrais pas les libérer. Aussi longtemps que la Main subsistera, le flux des âmes vers le Néant sera empêché.

Grimnir et Freyia avaient également parlé de cette fameuse Main ? Qu'était-elle donc, elle qui fleurissait sur toutes les bouches ?

— La Main ? Qu'est-ce ? Quel rôle joue-t-elle dans cette histoire ? »

Aucune réponse ne survint. Trop occupé à scruter le plafond qui s'effondrait par pans entiers, Odin n'accordait plus aucune attention au fils de Hel. Les petites brèches qui lacéraient le sol se transformaient en de larges fossés au fond desquels se laissaient voir les étages inférieurs, grouillants de soldats paniqués. Les murs, rendus friables, s'écroulaient en un fracas assourdissant. Leur décrépitude accélérée soulevait dans l'air des nuages de fumée opaque.

« Folkvang ne sera bientôt plus qu'un tas de ruines, une tombe. Je ne peux donc rester. Toi et tes amis n'avez plus le temps de fuir… Nous ne nous reverrons plus et je m'en réjouis. J'irai plutôt reprendre Bloddrekk sur ton cadavre ! »

Ainsi parla le Père des dieux en élevant sa main droite. Une impressionnante colonne de lumière dévora les alentours avec l'appétit d'un requin ; à croire que le soleil lui-même, convoqué en ces lieux, avait surgi depuis les cieux dans la grande salle du trône pour voler au secours des Ases. Le pilier d'énergie complètement disparu, il n'y avait plus trace ni du borgne ni de sa petite protégée.

Valgard n'avait rien tenté pour retenir Odin. Il savait que le jour viendrait où ils se feraient face à nouveau. Là, autour d'eux, les neuf mondes pourraient bien sombrer dans le feu ou se dissoudre dans le Ginnungagap, rien ne pourrait empêcher le héros, émissaire des damnés, de confronter le fils de Bor à ses innombrables victimes.

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