Chapitre 16.3

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Ce matin-là, Elma s'était levée de bonne heure et, déjà, faisait les cent pas entre les quatre murs de sa chambre. Son cœur battait la chamade et elle avait la bouche terriblement sèche. Au dehors, le soleil ne s'était pas encore levé. Les journées avaient incroyablement raccourci. L'obscurité tombait plus tôt et s'en allait plus tard. Les arbres s'étaient définitivement séparés des dernières feuilles flétries accrochées à leurs longues branches brunâtres qui, à l'instar de vieux bras déglingués et faméliques, paraissaient demander l'aumône. À travers la fenêtre, on pouvait voir la ville s’éveiller lentement : les premiers bruits des marteaux tapés contre l'enclume perçaient le voile du silence nocturne, semblables à des carreaux d'arbalète décochés à travers cieux. Dans les couloirs d'Allvindarborg, les plus matinaux des domestiques s'affairaient à leurs tâches quotidiennes.

Et que pouvait faire Valgard à cette heure-ci ? Il était clair que seules une heure ou deux d'un sieste légère permettaient au demi-dieu de trouver le repos qui lui était nécessaire. Selon Elma, le fils de Hel était sans doute occupé à autre chose qu'à dormir. Peut-être prenait-il soin de son formidable cheval, dans les écuries royales. Peut-être s'entraînait-il au tir à l'arc dans la cour des anciens hiadningar. Plus elle pensait à lui et plus elle ressentait une masse étrange, chaude et veloutée, lui envahir la poitrine. Elle avait beau chercher à le chasser de son esprit, il finissait toujours par y revenir, avec ses pénétrants yeux d'ocre et ses longs cheveux de soie blanche. Son image, ses gestes et sa voix l'obsédaient… Elle en était tombée amoureuse et il s'agissait d'un secret qu'elle ne se sentait plus la force de garder davantage.

La nuit passée, elle s'était agitée dans son grand lit. Se demander comment elle pourrait déclarer sa flamme à l'élu de son cœur ne lui avait pas laissé la moindre chance de dormir. Elle savait que ce n'était pas très convenable, que la bienséance voulait que ce soit à l'homme de faire le premier pas. Néanmoins, elle n'en pouvait plus d'attendre qu'il tende une main vers elle. En fait, elle ne savait même pas ce qu'il pouvait bien ressentir à son égard ; et cette incertitude ne manquait pas de mettre ses nerfs à rude épreuve.

Terrifiée à l'idée d'essuyer un refus, elle se sentait pourtant prête à sauter le pas. Quel plateau de la balance penchait le plus ? Celui de la peur ? Du courage ? Elle sourit en repensant aux épreuves qu'elle avait surmontées, à ces dieux dont elle avait sciemment bravé l'autorité. Elle était ressortie victorieuse et plus forte de ces combats et voilà qu'à présent imaginer un amour dénué de réciprocité la mortifiait littéralement. C'en était presque risible. Elle était reine : rien ne devait la faire reculer.

Décidée à vaincre ses craintes, elle s'habilla en hâte. Les poings serrés, le cœur battant, elle sortit en trombe de sa chambre, descendit l'escalier le plus proche, plongea dans le froid du dehors puis courut aux abris à chevaux. Elle n'y trouva qu'une dizaine de bêtes et garçons d'écuries. Skinfaxi n'était plus dans son box.

« Son maître est venu le chercher il y a à peine deux heures, Votre Altesse, déclara un palefrenier. Les autres ne l'ont pas vu parce qu'ils viennent d'arriver mais Jon et moi, nous étions de garde cette nuit. Vous pensez bien qu'on a été surpris de voir le seigneur Valgard préparer son cheval comme s'il s'apprêtait à partir pour un long voyage ! Maintenant que vous êtes là, vous ne pourriez pas nous dire quelle mission vous lui avez confiée, cette fois ? »

Le sol sembla l'avaler entièrement. La gorge nouée, elle fila à travers les couloirs qui reliaient les ailes est et ouest du palais. Bientôt, elle se retrouva devant la porte des appartements de Valgard et en agrippa la poignée. Dans un ultime sursaut d'espoir, elle se mit à fermer les yeux. Rien ne lui aurait fait plus plaisir que de les rouvrir sur le beau visage de l'être aimé. Prière…

Déception. Il n'y avait pas âme qui vive. Juste un petit morceau de métal noir posé sur le blanc d'un oreiller de plumes. Des larmes lui inondèrent les paupières lorsqu'elle reconnut une partie du médaillon du demi-dieu. Ce bijou était un cadeau de Hel à son fils unique. Il s'agissait d'un présent d'une très grande valeur, un gage que Valgard voudrait un jour récupérer. Loin d'avoir l'amertume d'une horrible lettre d'adieu, ce fragment de bronze était chargé d'un délicieux message qui disait : « Je reviendrai. »

Elle éclata en sanglots et s'assit par terre, le regard fixé sur le plafond. Elle savait qu'il ne servirait à rien de partir à la recherche du iotun et de son nixe d'ami. Ils étaient sans doute déjà loin. Et s'ils n'avaient pas voulu qu'elle les suive, c'était sûrement pour une bonne raison. D'autant plus qu'elle avait un royaume à gouverner, un peuple à protéger. Confiante, elle patienterait jusqu'à leur retour. Elle resterait forte, malgré le temps et la distance. « Loin des yeux, loin du cœur », disait le vieil adage. Sur sa vie, et dans la sérénité philosophe de cette aube naissante, Elma se jura de le faire mentir.

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L'après-midi touchait presque à sa fin. Sol, aux commandes de son char chargé de braises, n'avait pas daigné parcourir le ciel, en cette froide journée d'hiver. Son frère Mani avait donc chevauché toute la journée, baignant Midgard, Iotunheim et Asgard d’une douce lueur bleutée, dissipant les ombres et les peurs engendrées par les complaintes torpides de la nuit. La lune était pleine et, malgré l'épaisse couche de nuages plombant le gris rosé des cieux, on pouvait voir cavaler sur un épais tapis de neige les contours élancés d'un prodigieux animal qui transportait sur son dos deux formes à moitié pénétrées par l'obscurité. Les sabots de la bête se faisaient si légers qu'ils ne laissaient aucune empreinte sur le parterre de poudre blanche.

« On ne se débarrasse pas si facilement de moi, Valgard ! Je suis choqué que tu aies pensé à partir sans même me dire au revoir !

— Se séparer de ses proches est une épreuve difficile…

— Je suis flatté ! Cela prouve que tu tiens à moi, malgré le peu d'égard avec lequel tu me traites. Tu n'es pas aussi apathique que tu en as l'air. Ton allure taciturne est trompeuse, c'est le moins que l'on puisse dire !

– À vrai dire, je t'avouerai que je te préfère silencieux. À ce propos, il est dommage que ta langue repousse si vite quand on la coupe. »

Les paroles taquines que s'échangeaient les deux camarades n'avaient pour but que de masquer leur gêne réciproque. Si Valgard avait d'abord cherché à s'éclipser sans que le nixe ne le remarque, il avait fini par se raviser. D'ailleurs, lors d'une visite au Maître-Esprit, il avait juré à celu-ci de toujours s'occuper du petit être bleu. Seuls les lâches et les couards osaient revenir sur leurs serments.

Le génie de l'onde, lui, avait maintes fois prouvé que sa conception de l'amitié valait bien celle de ces vaillants personnages dont les exploits nourrissaient les plus beaux récits d'aventure. De plus, depuis son retour d'Asgard, Gitz se sentait animé d'un souffle étrange qui faisait de lui un être nouveau. Cette sensation d'être si misérable, de dégouliner littéralement la médiocrité par tous les pores de sa peau, avait laissé la place à un sentiment de fierté permanent qui lui gonflait le cœur et l’ego. Il n'avait plus l'impression d'être inutile ou détestable. En réalité, il se sentait héroïque. C'était à Valgard qu'il le devait. Dès lors, comment le remercier autrement qu'en veillant sur lui à son tour ? Les dieux avaient failli parvenir à les séparer ; c'était sans compter sur le profond respect qu'ils se vouaient l'un à l'autre. On n'arrachait pas les étoiles à la nuit, ni le sel à la mer. Avec Skinfaxi et Hinrik, ils formaient une équipe solide.

Comme il songeait aux épreuves qui les attendaient, Valgard ne put s'empêcher de repenser au seul membre du groupe qu'ils avaient laissé derrière eux. À l'heure qu'il était, Elma s'était sans doute aperçue de leur départ. Comment avait-elle pu le prendre ? S'était-elle sentie injustement mise à l'écart ? Et surtout, avait-elle trouvé le morceau de médaillon à valeur de promesse de retour ?

« Ne t'inquiète pas, lança un Gitz qui se voulait rassurant. Elle ne t'en veut pas. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, elle t'aime, idiot. Et puisqu'elle tient à te revoir, elle va attendre patiemment que tu lui reviennes, une fois ta quête finie. Quant à moi, je vais veiller à ce qu'il ne t'arrive rien. Je détesterais voir Elma malheureuse ! »

Une moue amusée attendrit les traits figés du fils de Hel. Il n'ignorait pas que l'on ne mesurait pas la bravoure d'un individu à la hauteur du sommet de son crâne. L'image de Veig, de Nati et des autres Réprouvés de Svarinshaug lui revint naturellement en mémoire. La plus petite personne pouvait changer le cours des mondes si elle trouvait en elle la force de se libérer de ses chaînes ; cette porte ouverte sur tous les possibles, Gitz était peut-être celui qui s'en était approché le plus.

« Et toi ? Le temps passé à ses côtés, as-tu eu l'occasion de lui dire que tu n'étais pas un monstre ? »

La tête orientée vers l'ouest, le nixe contempla la côte qui se jetait dans la mer à la façon d'une sirène plongeant dans l'eau. Les flots étaient noirs, piquetés par endroits de petites vaguelettes d'écume blafardes. Leur masse sombre, flageolante, contrastait de façon agressive avec le blanc de la terre ferme et les roches coupantes qui s'élevaient dans les airs, similaires à des fanaux immobiles. C'était un paysage d'hiver, froid et stérile, qui aurait pu en glacer plus d'un. Mais le petit démon bleu n'était pas triste. Au contraire, ce désert de poudre crayeuse revêtait à ses yeux des airs de vallée de diamants. Ému par le chant des esprits de ces lieux, il laissa les larmes monter à ses yeux étranges. Ces sons, ces notes devinrent une seule et unique voix. La Nature en personne lui souhaitait bonne chance.

« Si je lui ai dit ? finit-il par répondre, content. Pour quoi faire ? Elle n'en doutera plus un seul instant, je le sais. »



FIN

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