3.6) Sakineh

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Les bestihommes n’ont pas menti. Bientôt, les vents changent et se mettent à chanter. Des complaintes qui sonnent comme les nuits de Néon : âpres et tortueuses. J’ignore si c’est le gâteau, pénible à digérer, ou bien les sons eux-mêmes, qui appellent mes souvenirs. Les échos de mon âme.

Je me rappelle les cris incessants des rivaux qui se battaient à longueur de nuits, à longueur de rues. Les claquements spongieux des corps poignardés, ou bien mordus à vif, dévorés sur place, sans raffinement. Ces derniers temps, avant notre départ, tout le monde avait les crocs. Ça me revient aussi, la sinistre rengaine du cadavrier qui, au petit matin, arpentait les allées et amoncelait les corps sur son diable crissant. Des montagnes de corps confits, aussitôt délivrés aux meilleures confiseries. Tout le monde fermait les yeux. Les écoutilles aussi. La clochette enjouée du Marchand-de-Sable qui, à la tombée du jour, gavait les passants de grandes cuillerées de sucre. Déjà petite, je m’en méfiais, à cause du long voile noir qui tombait sur sa silhouette, comme un fantôme antique ou une veuve épleurée qui perpétue la peine. On me grondait souvent : « Ton taux de sucre est trop bas ! Tu manques de joie dans l’sang ! »

En vérité, quand les autres gamins rêvaient de devenir les architectes du Néon de demain, fouilleurs de trésors ou bien Grand Confiseur, moi je n’aspirais qu’à une chose : être hypoglycémique.

Je me demande parfois où nous en serions, si je n’avais pas été un fant'eaume à la saveur amère. Si elle m’avait trouvée échouée à sa porte, mes chairs toute gorgées de glucose, Volodia m’aurait-elle pris sous son aile ? J’imagine que non. Automatisme du métier. Elle m’aurait assommée, asphyxiée. Elle aurait pressé mes graisses pour en tirer tout le sucre, et j’aurais fini en dragées dans la vitrine de sa boutique. J’aurais nourri Néon, engraissé à mon tour de futures bêtes-à-sucre. Ma peau aurait servi de cuir à des chaussures, peut-être au caoutchouc des ballons qu’on gonflait rien que pour les Eaux Célestes (je le sais, grâce à elle) ; mes cheveux en filtre à sable.

« Rien ne se perd, tout se transforme ! » Cette leçon pourrait être la devise de Soltræk. Et pourtant, il me plaît de penser que, Volodia et moi, nous nous sommes perdues. Égarées dans le désert. Malgré les apparences, je ne crois pas que nous nous sommes transformées. Je crois simplement que nous nous sommes connues, apprivoisées, révélées. C’est notre perspective, seulement, qui a glissé. Parce que nous avons vu au-dedans l’une de l’autre, le monde s’est élargi.

Les vents se taisent. Un ventre gronde. Le Ciel ressemble au crépuscule, quand les cornes arquées du Loup émergent de la brume. La bête grogne dans sa bave :

— Qui a pris son gâteau ? Qu'il se dénonce, maintenant. Qu'il implore ma Pitié !

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