3.12) Volodia

3 minutes de lecture

Les échassiers se promenaient là, dans la non-mer, juchés sur leurs immenses jambes, si fines, tordues, cassantes. Je crus à tout instant que l’un ou l’autre finirait par chanceler, tant leur équilibre me paraissait précaire, mais aucun ne flancha. Ils sillonnaient fièrement ce peu-d’eau, leurs longues pattes raclaient le fond à la recherche d’un quelque-chose-à-se-mettre-sous-la-dent ; les plumes irisées, ébouriffées, griffaient la nuit, trop vives pour l’ombre, les duvets clairs des cous tendus vers les étoiles. Ils n’avaient pas de bec, comme dans le livre d’images, mais une longue corne, enroulée sur elle-même comme un colimaçon, comme les guimauves tressées qu’Elin maniait si bien. C’était de leurs os, devinai-je, que ledit Licorne avait forgé son casque. Les échassiers, encore, avaient dû inspirer aux cart’os leurs fameuses mémomines. Une fois, encore, les Hommes se voulaient des oiseaux, avides de toucher le Ciel, gribouillant les dunes à la lueur des astres. Si je voulais m’élever et défaire les Sirènes, compris-je, il me faudrait m’instruire des volatiles exceptionnels, parmi les rares capables de triompher du désert.

Des semaines plus tôt, j’avais soumis une drôle d’idée à Sakineh : obsédée par mon propre désir, je l’avais convaincue qu’aucun lieu ne serait plus sûr que mon bas-ventre. C’était certainement un mensonge. Instruite comme elle l’était, je soupçonne même qu’elle n’y avait pas cru – ou bien peut-être dis-je cela pour me déculpabiliser. De toute façon, Sakineh n’a jamais été du genre à chercher des coupables. Elle cherchait beaucoup de choses. Des réponses. Du plaisir. Du sens, tout simplement.

[Elle donnait son sens à ma fuite / j’étais tout ce qui la retenait de s’évaporer pour de bon.]

Mais pas de coupable, jamais.

J’ignorais encore, en cet instant paisible où la magie nous saisissait au bord des eaux vaseuses, combien une écolière peut s’avérer sadique. Des semaines plus tôt, j’avais tendu le bâton pour me faire battre. Cette nuit-là, Sakineh me fit payer mes mensonges par excès de confiance.

Voilà ce qu’elle suggéra, entre deux apostrophes sensuelles à souhait : j’allais me dévêtir, l’absorber comme autrefois entre mes cuisses et chausser mes échasses ; je marcherais sur l’eau, tels les oiseaux hautains ; je serrerais le périnée pour l’empêcher de fuir et, si je perdais pied, c’est elle qui se perdrait dans la fange nocive.

Si je tombais, elle mourrait. C’était aussi simple que cela.

Bien sûr, je refusai, tentai par tous les moyens de chasser cette idée de son cerveau vitreux en pleine ébullition, néanmoins Sakineh ne voulut rien entendre. Elle insista. Je me braquai. Elle persista, je résistai. Puis elle avança l’argument implacable : je l’avais dit moi-même ; elle ne serait en sûreté que dans mon utérus. Elle brandissait cette croyance, dure comme fer, en étendard – ainsi fus-je désarmée.

Voilà comment, pour la première fois, Sakineh révéla sa facette entreprenante : avec le dessein trouble, peut-être de mettre mon dévouement à l’épreuve, peut-être de me pousser au-delà de mes limites, peut-être de m’échapper en me faisant porter le poids de son suicide. Tout cela sans doute, et dans le même temps. Car à tous ses desseins, il ne me fallait apporter qu’une unique réponse : une détermination sans faille. Aussi j’obéis à ses souhaits impératifs, pas comme j’avais plié aux exigences des gardiens d’Ekö, car cela je l’avais fait pour calmer leur méfiance et les dissuader de confisquer ma bombonne – pire peut-être : de vider sa contenue ! Je cédai à Sakineh seulement et simplement parce que, si je l’avais déçue, jamais je n’aurais pu le digérer. La seule idée me provoquait de violentes crampes d’estomac.

À ses ordres, je me retrouvai nue sur mes échasses minées, au milieu du ruisseau, à deux pas des oiseaux. Elle leva le visage vers mes cuisses tremblantes et je défis le nœud qui retenait sa tête, au niveau de son cou sur la combinaison. J’approchai l’orifice de mes lèvres écartées et, sans l’aide du moindre coup de piston – ce qui me m’arracha un cri de surprise – elle jaillit dans mon ventre. Je resserrai mes muscles sur ses eaux tièdes et suaves, puis j’avançai un pas tremblant sur la tourbe menaçante.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0