l'ombre du 17h45
Chaque soir, à 17h45, je montais dans le même train de banlieue, wagon central, siège côté fenêtre. Depuis la mort de Claire, ma femme, la vie s’était figée. Je ne vivais plus vraiment — je survivais. Le monde avait perdu ses couleurs, ses sons, son goût. Je n’étais qu’un automate vêtu d’un manteau trop grand, traînant son corps d’un point A à un point B.
Mais ce jeudi 22 octobre, quelque chose changea.
Le train était presque vide. Je m’installai à ma place habituelle, le regard perdu dans les reflets du paysage. C’est alors qu’elle entra. Une femme, la quarantaine, silhouette fine, manteau noir. Elle s’assit en face de moi sans un mot. Son regard me frappa immédiatement : intense, fixe, comme si elle me connaissait. Comme si elle m’attendait.
— Paul, dit-elle calmement. J’ai été avertie de ce que vous allez faire.
Je sursautai. Mon prénom. Comment le connaissait-elle ?
— Vous me connaissez ? demandai-je, la voix tremblante.
Elle hocha la tête, puis sortit une enveloppe jaunie de son sac.
— Bien sûr. Puisque vous allez me tuer.
Je restai figé. Elle me tendit l’enveloppe. À l’intérieur, une coupure de journal, datée du samedi 24 octobre.
Meurtre dans le train de banlieue — Un homme étrangle une inconnue sans raison apparente
Le suspect, Paul Dejoie, invoque la voix de sa victime : “Elle m’avait prévenu, trois jours plus tôt.” Une expertise psychiatrique a été ordonnée.
Je levai les yeux, bouleversé.
— C’est une blague ?
— Non, dit-elle. C’est écrit.
Je tentai de me ressaisir.
— Je ne prendrai pas ce train samedi. Je ne travaille pas ce jour-là.
Elle sourit, un sourire sans chaleur.
— Vous y serez. Parce que vous ne pouvez pas fuir ce que vous êtes.
Son rire glacial résonna dans le wagon. Les passagers se retournèrent. Quand je descendis à ma gare, elle me salua d’un simple :
— À samedi.
Chez moi, je tentai de me convaincre que tout cela n’était qu’un délire. Une folle, une manipulatrice. L’article était sûrement faux. Mais quelque chose en moi vacillait. Une faille s’ouvrait, et je ne parvenais pas à la refermer.
Je bus trop ce soir-là. Pour oublier. Pour dormir. Mais à trois heures du matin, un bruit me réveilla.
Dans le salon, elle était là. Assise dans mon fauteuil, comme si elle n’était jamais partie.
— Tu ne me reconnais pas ? dit-elle doucement.
— La dame du train ?
— Oui. Mais je suis aussi ton âme.
Je reculai, pantoufle à la main, ridicule.
— Mon âme ?
— Chaque jour, tu m’abîmes. Par ton indifférence, ta colère, ton renoncement. Et samedi… tu me tueras.
Elle me tendit une nouvelle coupure de journal.
Suicide dans un train de banlieue — Monsieur Paul Dejoie s’est donné la mort ce samedi, en rentrant chez lui. Personne n’a compris son geste.
Je lâchai la page. Elle me fixait toujours. Et dans ses yeux, je crus apercevoir… le vide. Ou peut-être… moi-même.
Annotations
Versions