le dernier client
Si vous lisez ce carnet, c’est que je suis mort ce 25 décembre 2012.
Je m’appelle Éric, et j’étais l’unique épicier du village de Haut-de-Garde, niché dans les Alpes françaises. Depuis vingt ans, je tenais cette petite boutique : conserves, piles, savon et mots échappés autour d’un comptoir usé. À vingt-cinq kilomètres de toute grande surface, j’étais le dernier recours… et parfois le seul.
Tout a commencé le 20 décembre.
La matinée avait été douce : Augustine, comme à son habitude, était passée me livrer les dernières nouvelles du village, avec son humour sec et pétillant. Puis le jour déclina, comme il le fait toujours, et je m’apprêtais à fermer la boutique.
À 17h45 précises, un homme vêtu de noir entra.
— J’allais fermer, lui dis-je.
— Pas pour longtemps, répondit-il, en s’avançant vers le présentoir de cartes.
Il en prit une au hasard — une carte de condoléances — et la posa devant moi.
— Désolé… c’est pour quelqu’un de votre famille ?
— Non. Demain… Augustine.
Je restai figé, puis souris nerveusement. Quelle drôle d’idée. Augustine rayonnait encore quelques heures plus tôt. Je pensais à une mauvaise plaisanterie. Le lendemain, nous en ririons ensemble.
Mais elle ne vint pas.
Ce fut Auguste, la mine grave, qui franchit le seuil du magasin.
— Augustine est morte ce matin. Un infarctus.
Et tout bascula.
Le soir suivant, même heure. Même tintement. L’homme en noir entra.
— Pas longtemps.
Une carte. “Bonne convalescence.” — Demain… Auguste, dit-il avant de disparaître.
Je me rendis chez Auguste au petit matin. Il allait bien. Il me ria au nez.
Puis, en me raccompagnant, il chuta violemment dans le couloir. Fracture du fémur. Hôpital.
Le surlendemain, la carte annonçait une naissance. — Demain… Julie.
Ma nièce. Huit mois de grossesse. Et pourtant, ce 24 décembre à midi, elle accouchait d’un petit garçon : Pierre.
La carte suivante célébrait la retraite de Christine, la postière, prévue pour le 24. Aucun mystère… sauf que ce soir-là, l’homme en noir me fixa longuement.
— Ça suffit, ce manège, lançai-je, tremblant.
Il sourit.
— Plus qu’un jour.
Le 25 décembre.
Ce matin-là, j’étais… presque heureux. Auguste se remettait. Julie était mère. Et c’était Noël.
Je décidai de fermer tôt, de préparer un repas solitaire mais chaud. Le soleil déclinait. J’allais tourner la clé quand la porte s’ouvrit brusquement.
— Pas pour longtemps, dit l’homme en noir, une dernière fois.
Il saisit une carte, comme toujours, sans regarder. Il la posa devant moi. “Sincères condoléances.”
Il me fixa.
— Pour Éric. Demain.
J’eus un rire nerveux.
— Moi ? Sérieusement ? Qui êtes-vous ?
— Un messager.
Puis il tourna les talons. Je tentai de le retenir, mais il glissa entre mes doigts, avalé par la nuit enneigée.
Je n’ai pas dormi.
J’ai pensé à brûler le carnet, fuir, tout effacer. Mais non. Si ce soir je peux écrire ces lignes, c’est que je suis encore là.
Et, peut-être… que le futur peut encore être démenti.
J’espère écrire ce soir pour pouvoir dire : “Il s’est trompé.”
Épilogue
Quelle histoire, me dis-je en refermant le carnet.
Éric est mort il y a un an, le 25 décembre. C’est moi qui ai repris son commerce.
Il fait déjà nuit. J’allais fermer la boutique… quand la porte s’est ouverte brusquement.
Un homme est entré. Grand. Silencieux. Vêtu de noir.
— Pas pour longtemps, m’a-t-il dit.
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