le dossier 047 (caméra résiduelle)
Je marchais sans but précis ce samedi-là, quand une pancarte attira mon regard :
“VIDE-GRENIER – Objets rares & autres étrangetés.”
Je m’aventurai jusqu’à un stand au fond d’une cour, tenu par un vieil homme à la barbe poivre et sel. L’endroit ressemblait à une brocante occulte : tarot “authentifié par l’héritier spirituel de Nostradamus”, boule de cristal de “Madame Soleil”, main de cartouche sculptée à l’envers...
Mais un objet, seul et sans étiquette, attira mon attention.
Une caméra Super 8. Noire, lourde, silencieuse.
Je la saisis avec précaution.
— Laissez ça, lança le vieil homme, sans lever les yeux. Elle n’est plus à vendre.
— Vous l’avez déjà vendue ?
— Oui. Plusieurs fois. Mais elle revient toujours. Cinq jours après. Seule.
Je ris.
— On vous la ramène à chaque fois ?
Il me fixa enfin.
— J’ai dit qu’elle revient. Pas qu’on me la ramène.
Intrigué, je sortis mon portefeuille.
— 300 euros.
Il secoua la tête. Puis, lentement, tendit la main.
— Très bien. Mais attention...
Il se pencha légèrement :
— Ne filme jamais quelqu’un. Ni ton reflet.
— Pourquoi ?
— Tu pourrais voir leur visage caché. Ou le tien. Et alors… ce ne sera plus à toi de parler.
Il me fixa longuement.
— Tu as une âme noire, jeune homme ?
Je haussai les épaules.
— Comme tout le monde, j’ai mes recoins.
Il ne sourit pas.
— Alors fais très attention à toi.
Je rentrai chez moi avec l’objet. Fébrile. Je voulais voir ce qu’il avait enregistré.
Je lançai la pellicule.
Un homme, face caméra. Trente ans environ. Figé. Près de lui, une ombre mouvante — indistincte, sinueuse — qui semble lui murmurer à l’oreille.
Il ne réagit pas.
Puis, lentement, saisit un revolver sur la table.
Et se tire une balle dans la tête.
Écran noir.
Je restai hébété. Trop précis pour une mise en scène. Trop vrai.
Soudain, la sonnette retentit.
C’était Véronique. Rayonnante. Elle venait dormir chez moi.
Elle insista pour voir la vidéo.
Je refusai d’abord. Mais je cédai.
Quand je relançai la bande, un titre apparut, que je n’avais jamais vu :
DOSSIER 047 — OUVERT
Puis… plus rien. Écran vide. Pellicule blanche. Aucun homme. Aucune ombre.
— Tu m’as bien eu ! rit-elle. Tu joues bien le traumatisé…
Mais je savais ce que j’avais vu.
Et cette nuit-là… je ne dormis pas.
Dans l’obscurité, l’ombre vint s’asseoir au bord de mon lit.
Elle me parla.
— Demain matin, tu iras filmer Armand, le boucher. Il m’intéresse.
— Pourquoi ?
— Il frappe sa femme et ses enfants. Son âme est une pièce de collection.
Le lendemain, je me rendis à la boucherie.
— Je réalise un petit documentaire sur l’artisanat, ça vous dérange si je filme ?
— Pas de souci, répondit-il.
Mais à peine la caméra allumée, il hurla :
— Non, non, non…
Et, devant ses clients, il s’égorgea avec son propre couteau.
Je sortis sous le choc. Tremblant.
Je n’en pouvais plus.
— Je ne suis pas fait pour ça.
Je courus jusqu’à la Seine. Lancée aussi fort que possible, la caméra plongea dans le fleuve.
Je me sentis aussitôt soulagé. Plus léger. Je flânai dans les rues de Paris. Libre.
Mais en rentrant… ma porte était entrouverte.
Dans le salon… la caméra. Intacte. Séchée. Posée sur la table.
Et sur le canapé… l’ombre. Attablée. Patiemment.
— Bon travail, dit-elle. Voici ta mission de demain.
— Non.
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