Chapitre 10

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Mamé avait préparé le repas du midi : un gratin de macaronis avec des saucisses de chez M’sieur Paul. Ça m’avait fait sourire. Ben aussi d’ailleurs. Il me semblait que si, plus jeunes, nous nous étions toujours offusqués de ne pas être considérés comme les adultes que nous devenions, nous étions aujourd’hui bienheureux de retrouver, au travers de ce plat, nos âmes d’enfant. Et, fidèles à ces deux gamins d’autrefois, nous avions passé un temps fou à glisser les dents de nos fourchettes dans les alvéoles des pâtes et à manger le gruyère gratiné avec nos doigts.

Durant la préparation, j’avais gardé un œil sur Mamé en même temps que je notais sa recette. M’était venue l’idée de répertorier chaque plat qu’elle ferait dans un petit carnet sur lequel j’avais inscrit « Les madeleines de Mamé Fanette ». Plus qu’un livre des recettes de mon enfance, c’était un recueil de souvenirs que je souhaitais rédiger. J’étais sûre, qu’en posant simplement mes yeux sur la couverture dorée, je retrouverais la saveur sucrée de ce doux moment passé à veiller sur les gestes de ma grand-mère. J’étais certaine aussi que mille autres souvenirs découleraient ensuite de ces pages barbouillées de passé.

Après le déjeuner, Ben nous quitta pour rejoindre un chantier à quelques kilomètres d’Étretat et Mamé partit se reposer dans sa chambre. Je montai moi-même dans la mienne à la recherche de l’herbier confectionné avec Papé durant ma jeunesse. Je basculai la table d’écriture du vieux secrétaire et ressentis la même excitation que lorsque je l’ouvrais autrefois. La plume trônait dans son encrier vide, les vieux courriers se superposaient les uns aux autres dans le panier en osier et les boutons de nacre luisaient sur le devant des tiroirs. Je m’assis et fis glisser mes doigts sur le bois d’acajou. L’envie d’ouvrir chaque petite niche, de redécouvrir des objets gorgés de souvenirs me submergea. J’abandonnai alors ma recherche d’herbier et me mis à fureter comme je le faisais lorsque j’étais enfant. Je tombai sur un tas d’enveloppes entourées d’un ruban rouge sur lesquelles ne figurait aucune mention. Hésitante, je défis tout de même le nœud pour libérer les fourreaux de papier jaunis par le temps. En dépliant le feuillet que contenait l’une des enveloppes, je reconnus aussitôt l’écriture étirée de Mamé. À qui donc étaient adressées ces lettres ? La culpabilité m’assaillit tandis que la curiosité grignotait mes pensées. Les deux émotions, comme penchées par-dessus mes épaules, y allaient de leurs arguments pour me faire ployer d’un côté plutôt que l’autre. C’est le petit démon qui remporta la bataille lorsque je me mis à en décoder les premières lignes. L’intimité méconnue de ma grand-mère se révéla sous mes yeux ébahis. Des phrases gorgées de poésie dévoilant une tendresse équivoque pour un mystérieux destinataire me questionnaient. Car, sans vraiment savoir pourquoi, j’avais l’intime conviction que ces lettres n’étaient pas destinées à mon grand-père. La relation dont j’avais été témoin entre mes grands-parents durant mon enfance ne manifestait aucune phrase de ce genre. Papé n’était pas le plus romantique des hommes. Quoique, penché sur ses fleurs qu’il caressait avec passion, il aurait pu passer pour un poète. Non ! Quelque chose de l’ordre de l’évanescence ressortait de cette déclaration. C’était doux, subtil et mélancolique. Différent de l’image que je gardais du couple que formaient mes grands-parents. La douceur de leur relation s’illustrait davantage par un regard qui se fondait dans celui de l’autre, par des gestes qui se répondaient sans maladresse. Ils se parlaient peu — Papé n’étant pas du genre bavard — pourtant ils semblaient danser l’un l’autre d’un même pas sans qu’aucun mot ne vienne briser la sérénité de leur silence. J’admirais la façon qu’ils avaient de s’aimer tout en laissant la liberté à l’autre de s’épanouir dans ce qu’il aimait. Papé dans ses fleurs, Mamé dans la cuisine. Gagnée par le désir de découvrir les promesses que renfermaient les autres enveloppes, je passai les heures qui suivirent à lire les autres lettres rédigées par ma grand-mère. J’y lus de la douceur, de la passion, de la tendresse, de l’amour ! La correspondance épluchée, je n’en étais pas moins déboussolée. Je n’avais aucune idée de l’identité de cet interlocuteur secret tout comme je n’avais aucune idée de la femme qu’était Mamé avant qu’elle ne soit cette grand-mère bienveillante que j’avais toujours connue. Prenant conscience que l’après-midi était déjà bien entamé, je remis mes questionnements à plus tard et l’ensemble des enveloppes à leur place dans le tiroir, puis je descendis rejoindre celle qui possédait à présent une facette que je ne soupçonnais pas jusqu’alors.

— Oh Bibine, t’étais passée où ?

— J’étais en haut, je… lisais, dévoilai-je à demi-mot.

Elle me sourit, puis reporta son regard sur sa grille de mots croisés.

— Z’ont pas idée de présenter des mots aussi petits ! On n’y voit rien !

Je lorgnai son cahier, les mots y étaient plutôt nets. La vieillesse me donna à cet instant précis une nouvelle gifle. Un fossé s’était creusé entre la Mamé que je connaissais, la Fanette qui dissimulait ses secrets à l’intérieur d’un vieux secrétaire en bois et la grand-mère à mes côtés. Je n’avais pas encore eu l’occasion de voir ce changement dont me parlaient mes parents mais je devais bien me rendre à l’évidence que le temps passait de manière inéluctable et qu’il emportait petit à petit un peu de ce qu'avait été ma tendre Mamé. S’en rappelait-elle seulement ?

Elle sembla se rendre compte de mon trouble car elle referma d’un coup sec le livret, retira ses lunettes et me scruta en souriant.

— Alors Bibine, parle-moi un peu de toi. Comment c’était la vie à Paris ?

— Bien, au début…

Elle fronça les sourcils.

— J’ai l’impression d’avoir perdu mon temps, d’être passée à coté de ma vie. De toi aussi…

— Le temps passé n’est jamais du temps perdu. Cite-moi une chose que ta vie à Paris t’a apportée ?

— Je ne sais pas… L’opportunité de vivre de ma passion ?

— Et ben voilà, tu ne dois rien regretter !

— Oui, mais j’ai quitté ce boulot en même temps que j’ai quitté Paris.

— Il n’y a pas qu’un seul chemin, Lili Divine. Rien ne t’empêche de continuer à vivre de ce que tu aimes.

— Comment ?

— Tu aimes les livres n’est-ce pas ?

— Oui !

— Alors, lis, écris, partage !

— Je ne suis pas sûre que ce soit très rentable.

— C’est sûr que l’argent ne tombe pas du ciel, mais ne laisse pas pour autant tes rêves de côté.

— Et toi ? Mamé, quels étaient tes rêves ? Raconte-moi ton histoire.

Avant qu’il ne soit trop tard...

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