Chapitre 5 — Byte

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Le 11ème, la nuit. Les réverbères clignotaient comme des balises détraquées, et les murs couverts de tags se dérobaient sous la brume sale. Ici, tout semblait en attente. Des ruelles trop étroites, des portes sans poignées, des regards depuis les hauteurs. Là où la ville oubliait ses enfants.

Je pris un détour, traversai un ancien parking reconverti en ferme verticale. Des tours de plastique greffées de laitues phosphorescentes clignotaient doucement dans l’obscurité. Au fond, une porte blindée était dissimulée derrière une toile de cuivre et de plantes mutantes.

Je toquai deux fois. Une pause. Puis une troisième.

Le judas s’ouvrit. Une pupille fendue m’inspecta.

— Al ?

— C’est moi, Byte.

Un bruit de verrou. Trois, quatre cliquetis. Puis la porte s’ouvrit.

Le gosse avait grandi. Plus maigre qu’avant, mais les yeux étaient les mêmes : rapides, soupçonneux, brillants comme ceux d’un animal qui survit trop longtemps dans les coins. Il me tendit une main gantée, grimaça un sourire.

— Si tu es venu en personne, c’est que c’est grave.

— J’ai une clé. Et une histoire.

Je rentrai.

L’intérieur était un sanctuaire de chaos organisé : serveurs empilés comme des briques, imprimantes 3D crachant des pièces de drone, murs tapissés de fils, de schémas, de fragments de puces. Une serre lumineuse à droite dégageait une chaleur humide, parfumée de basilic synthétique. Une cafetière ronronnait dans un coin, à côté d’un chat noir étendu sur un clavier abandonné.

Je posai la clé sur le bureau central.

— Elle appartenait à une femme amnésique. Il y a peut-être des infos dessus qui pourraient l’aider à retrouver la mémoire.

Byte fronça les sourcils, la prit entre ses doigts comme s’il craignait qu’elle morde. Il la tourna dans tous les sens, fronça encore plus les sourcils.

— Cette interface n'existe plus, murmura-t-il. Il va falloir que je ressorte du vieux matos pour lire ça. C'est de l'archéologie informatique, ton histoire.

Il fouilla sous son bureau, en ressortit un vieux module adaptateur, un clavier rétro jaune sale, un écran à tube. Tout cela avait une odeur de poussière et d'époque révolue.

Puis il se mit au travail.

L’écran principal grésilla. Des lignes de code apparurent, s’enchaînant comme un poème illisible. Byte cliquait, tapait, corrigeait. Il avait l’air de danser avec la machine. Une demi-heure passa.

Iska avait entendu la porte d'entrée se refermer une demi-heure plus tôt. Elle avait reconnu mon pas. Celui qu'elle disait entendre même en rêve, autrefois. Elle avait aussitôt quitté la serre, monté les escaliers en silence, et s’était regardée dans le miroir fêlé au-dessus du lavabo. Dans ce court laps de temps, elle avait eu le temps de se préparer. De changer de combinaison. De repasser du noir mat au gris pétrole, celui qui dessinait ses hanches comme une ligne de fuite. Elle avait humidifié ses cheveux courts, pour leur donner ce reflet de jais que j’avais aimé toucher. Un trait de khôl. Juste assez pour souligner un regard qu’elle savait chargé d’histoires. Elle rentra dans la piéce

Iska.

Elle n’avait pas changé. Ou alors, juste ce qu’il faut pour me rappeler pourquoi je l’avais aimée, et pourquoi j’étais parti.

— Salut, Al.

Sa voix me frappa comme une gifle donnée avec tendresse. Byte s’arrêta une seconde, gêné. Elle avanca, mains dans les poches.

— Iska, soufflai-je. Qu’est-ce que tu fous là ?

— J’habite ici. Byte est mon frère, t’as oublié ?

Je baissai les yeux. Non, je n’avais pas oublié.

Elle s’approcha, un peu trop près. Son regard traîna sur mon visage, insistant. Elle posa une main légère sur mon bras. Pas un geste neutre. Un rappel. Une question silencieuse.

— Tu ne devrais pas revenir dans ce genre d’histoire, murmurai-je.

— Et toi, tu ne devrais pas continuer à en créer.

Elle me dépassa, frôlant mon épaule sans s’excuser. Elle avait ce parfum d’ozone et de souvenirs mal cicatrisés. Elle se pencha sur l’écran.

— Une interface biométrique adaptative ?

Byte hocha la tête.

— Mais ça n'existait pas à l'époque de cette interface. Y a plusieurs technos mélangées. Du bricolage de haute volée, comme si quelqu'un avait collé du futur dans une carcasse du passé.

— Et instable. On ne pourra rien faire sans la fille.

Iska m’observa en coin. Il y avait de la colère dans son regard. Et autre chose. Une curiosité piquée, une tension.

— Elle est qui, Al ? Cette fille ?

Je soufflai. — Quelqu’un qui n’a plus rien.

Son visage se referma. Mais ses doigts effleurèrent le dossier de ma chaise en repartant. Comme un fil qu’on tend et qu’on veut voir vibrer. Puis elle s'arrêta, se retourna à moitié, et son regard se planta dans le mien. Pas un regard banal, non. Celui qu'on échange à l'aube d'une rechute, celui qu'on reconnaît trop tard. Elle s'approcha de nouveau, frôlant ma mâchoire du bout des doigts, une caresse plus électrique que douce. — Tu m'as oublié ? murmura-t-elle, la voix basse, trouble. J'avais oublié comment elle pouvait être belle quand elle voulait que je reste. Mais je savais aussi ce que ça voulait dire. Je me dégageai lentement, avec cette pudeur de ceux qui regrettent déjà ce qu'ils n'ont pas fait. — C'est trop tard, Iska. — Ou trop tôt, qui sait… souffla-t-elle, avant de se perdre dans l'ombre du couloir.

Byte reprit :

— Si elle revient, et qu’elle entre en contact avec la clé, on pourra peut-être l’ouvrir. Sinon, c’est mort.

Je hochai la tête. Le poids du passé et celui du présent s’étaient rejoints dans cette pièce. Entre une clé obsolète, un amour ancien et une mémoire absente.

Ada. Iska. Byte. Et moi, là, à essayer de rattraper quelque chose.

Le passé. L’avenir. Ou peut-être autre chose.

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