Chapitre 6 — Fréquences mortes
Le bureau était silencieux. Trop. Pas même le ronron de l’unité d’archivage. Un silence lourd, comme après une dispute ou juste avant une tempête. Quand je poussai la porte, la lumière tamisée du plafonnier révélait une pièce intacte. Tout était à sa place. Sauf elle.
Ada n’était plus sur le canapé.
Un instant de panique me serra la gorge. Je posai la main sur le dossier, là où j’avais laissé la couverture. Froide. Froissée. Une trace de chaleur dissipée trop vite.
Je balayai la pièce du regard. Sa canne n’était plus là. Ni ses lunettes.
Mais l’ordinateur, lui, était allumé.
Un fichier clignotait à l’écran : Merci Al.
Je cliquai. Juste une ligne.
Je reviens vite. Ne t’en fais pas.
Aucun mot de trop. Aucune explication. Juste cette voix dans ma tête, rédigée par la pensée d’une femme qui ne voyait pas, mais qui savait exactement ce qu'elle faisait.
Je m’appuyai contre le mur. Une boule dans la gorge. Quelque part entre la peur et la fierté. Elle m’avait lu. Et elle m’avait répondu.
Je n’étais plus seul dans cette enquête.
Il était presque trois heures du matin quand je repris la route vers le 11e. Byte m’avait envoyé un message laconique : Ramène-la si tu veux ouvrir la boîte. J’ai trouvé un récepteur à phase lente.
Un récepteur à phase lente. Une relique. Des années qu’on n’en fabriquait plus. Je me rappelai les vieilles planques, les antennes bricolées, les signaux émis entre les interzones. Une technologie de résistants, oubliée, effacée des réseaux officiels. Si la clé d’Ada utilisait ça, c’était plus qu’inhabituel. C’était intentionnel.
Le squat de Byte était toujours là, battu par le vent. La porte s’ouvrit sans un mot. Byte m’attendait, les yeux cernés, mais brillants.
— Elle est venue, dit-il sans me saluer.
Je levai un sourcil.
— Ada ? Tu l’as vue ?
Il hocha la tête.
— Elle a trouvé l’endroit seule. Elle a cru que tu l’y avais envoyée. Elle m’a dit de ne pas te déranger. Elle voulait rester une minute. Voir… la clé. Juste la tenir.
Je me figeai. — Et tu l’as laissée faire ?
Il haussa les épaules, l’air désolé.
— Elle n’a même pas eu besoin de la brancher. Dès qu’elle l’a touchée, tous les systèmes se sont allumés. Comme si elle les avait appelés. Par la pensée.
Je passai devant lui et entrai dans la salle principale.
L’écran affichait une interface inconnue. Une sorte de carte. Organique. Vivante. Et derrière elle, tous les terminaux auxiliaires du local s’étaient allumés aussi. Même les machines débranchées grésillaient, comme réveillées d’un sommeil artificiel.
Iska se tenait à l’écart, bras croisés, l’œil noir. Elle observait les écrans, mais ne disait rien.
— Ce n’est pas une simple mémoire, dis-je en m’approchant.
— Non, répondit Byte. C’est un fragment de réseau. Une portion isolée d’un vieux système d’identification biométrique. Sauf que cette interface… n’existe plus depuis vingt ans. Elle nécessite du matériel qui a disparu avec la guerre des réseaux.
Il me montra le récepteur à phase lente, bricolé avec du vieux câblage et un caisson de stockage thermique.
— Il fallait ça pour stabiliser la lecture. La clé contient bien plus que des données. C’est comme… un fantôme technologique.
Je fixai les informations à l’écran, hypnotisé. Des noms apparaissaient. Des visages flous. Des lieux rayés. D’autres clignotaient, comme des signaux de détresse envoyés depuis des zones mortes. Et parmi eux, un nom se détacha.
— Regarde là, dis-je en pointant l'écran.
Byte se pencha.
— C’est un identifiant géographique. Un vieux code de zone.
— C’est dans la zone industrielle de Vitry. Un ancien centre logistique désaffecté. Mais pourquoi ce lieu s’allume-t-il à nouveau ?
Byte tapa quelques commandes. L’image se stabilisa. Des lignes de données anciennes, corrompues, mais une coordonnée persistait. Et un mot, dans un coin de l'écran : ÉMERGENCE.
Je me redressai, le cœur battant.
— Ada ne cherche pas quelqu’un. Elle cherche son passé. Quelque chose qu’on lui a pris.
— Si elle n’y est pas déjà, souffla Byte.
— Merde.
— Elle est dangereuse, ajouta Iska. Tu le sais.
Je me retournai vers elle. Il y avait dans sa voix un mélange de jalousie et de peur, cette tension sourde qu’elle n’arrivait pas à dissimuler depuis qu’elle avait compris que quelque chose me liait à Ada.
— Elle est différente, poursuivit-elle. Elle... elle te trouble. Tu crois que je ne le vois pas ?
Je restai muet. Parce qu’elle avait raison.
— Et toi, tu vas la suivre, hein ? lança-t-elle finalement, les bras toujours croisés, mais la voix plus basse.
— Oui.
Elle baissa les yeux. Mais quand elle les releva, son regard était plein de feu.
— Alors cours. Mais reviens entier.
Je quittai la pièce, les coordonnées en mémoire. Dehors, la nuit avait changé de forme. Et quelque part, dans une friche industrielle oubliée, Ada venait peut-être d’ouvrir la prochaine porte.
Et moi, j’allais devoir y entrer à mon tour.
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